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Journal de L’Animation ¦ n°83 ¦ nov 2007
Benasayag Miguel - Valeur de l'animation
Miguel Benasayag, Franco-argentin, est philosophe et psychanalyste.
Ancien combattant de la guérilla guévariste en Argentine,
il a été emprisonné pendant quatre ans sous
la dictature. Il est professeur invité à l’Université
Lille 3 et milite en France au Réseau éducation sans
frontière et dans la mouvance alternative en Argentine. Miguel
Benasayag reconnaît la victoire du capitalisme mais croit
aux possibilités de résistance.
JDA : La notion de valeur marchande est-elle compatible avec le
monde du social en général et celui de l’animation
en particulier ?
Miguel Benasayag : pour mettre en œuvre une animation sociale,
il est fondamental de disposer d’un budget. Si l’argent
apparaît effectivement comme un élément nécessaire,
il n’est toutefois pas –comme on le dit en mathématique
– suffisant. Il faut aussi avoir un projet, disposer des compétences
professionnelles adéquates, procéder à l’analyse
des besoins etc … La dérive à laquelle on assiste
consiste, au prétexte de la nécessité de disposer
de ressources financières, à faire passer au premier
plan la question du financement. Dans le domaine de l’animation
comme dans le reste de la société aujourd’hui,
il y a une confusion qui s’établit entre deux niveaux
de la réalité : celui qui rappelle l’incontournable
contrainte économique et celui qui soumet toute action envisagée
à l’économie. Il y a une ligne de résistance
à créer, à ce niveau là, entre ceux
qui raisonnent, en terme de productivité et ainsi soumettent
l’animation aux règles de la gestion capitaliste et
ceux qui, tout en reconnaissant la dimension financière,
refusent de mesurer leur action à l’aune des seules
notions de rendement.
JDA : quelles sont les valeurs qui vous semblent les plus préjudiciables
dans cette tentation à vouloir appliquer les règles
de gestion capitaliste à tous les niveaux de la société
?
Miguel Benasayag : ce qui me semble le plus préjudiciable,
c’est qu’on est en train de saturer notre vision du
monde et la façon de percevoir notre propre existence en
les réduisant au prisme de la logique utilitariste. Ce n’est
pas une menace seulement pour l’avenir. C’est une destruction
de la vie aujourd’hui et maintenant. Le fait qu’un jeune
pense sa formation professionnelle et choisisse le métier
qu’il exercera plus tard, en n’y voyant seulement qu’un
moyen de gagner de l’argent relève du morbide, parce
que cela attaque massivement le lien social et la culture que recouvre
aussi tout métier. Je revendique la profonde et foncière
inutilité de l’homme.
JDA : Le capitalisme ne semble guère avoir de modèle
alternatif : a-t-il définitivement emporté la partie
?
Miguel Benasayag : Il faut bien être clair : pour le moment,
nous vivons avec le néo-libéralisme le triomphe total
du capitalisme. Ceux qui veulent s’opposer à ce système
doivent accepter de reconnaître qu’il n’y a aucune
alternative globale possible. Ce qui ne signifie pas qu’il
n’y ait pas une multiplicité de résistances
tout aussi possibles. Et à commencer par arrêter de
penser le monde comme une globalité. Le capitalisme a inventé
un monde unique et unidimensionnel, mais ce monde n’existe
pas en soi. Pour exister, il a besoin de notre soumission et de
notre accord. Ce monde unifié qui est un monde devenu marchandise,
s’oppose à la multiplicité de la vie, aux infinies
dimensions du désir, de l’imagination et de la création.
Et il s’oppose, fondamentalement, à la justice.
JDA : si le capitalisme l’a emporté, est-ce encore
possible de s’y opposer ?
Miguel Benasayag : dans chaque dimension de la vie on peut trouver
à résister. Quand dans ma consultation en pédopsychiatrie,
on m’amène un enfant présenté comme déviant
et perturbateur, en me demandant de le redresser pour éviter
qu’il devienne chômeur ou délinquant, j’ai
possibilité de répondre qu’il faut l’écouter
et comprendre ce qui se passe en lui et non chercher à ce
qu’il soit « normalisé », ou qu’il
soit rendu « performant ». Car la norme n’est
qu’une construction idéologique. C’est, par excellence,
un lieu vide, car personne n’est jamais véritablement
dans la norme. Elle reste un modèle idéal à
atteindre et par rapport auquel chacun de nous ne peut que mesurer
son éloignement. Le paradoxe de la norme, c’est que
plus on recherche à s’en approcher, à s’y
conformer, plus on fait ressortir finalement son irrémédiable
distance. Si par contre, on tente de développer d’autres
normes, d’autres modes d’être, on échappe
à la comparaison systématique d’avec la norme
dominante et on peut se définir d’après des
critères positifs. En réagissant ainsi, je m’oppose
à la vision utilitaire du capitalisme.
JDA : quelle forme peut prendre cette résistance ?
Miguel Benasayag : Il faut éviter deux écueils. Le
premier consiste à considérer qu’on peut résister
tout seul dans son coin. Croire par exemple que l’on peut
impulser la décroissance en fermant le robinet d’eau
ou en refusant de rouler avec sa voiture. Si cela permet de se faire
plaisir, cela revient aussi à une forme d’impuissance.
L’autre écueil, c’est la recherche d’un
modèle unique, d’un leader que l’on retrouve
par exemple dans l’adhésion à un parti. On est
dans une époque où l’on doit permettre beaucoup
de jeu entre les différentes façons de résister.
Il n’y a pas de voie royale. La multiplicité est fondamentale
: elle doit éviter à la fois la dispersion et la centralité.
Un réseau de résistance qui respecte la multiplicité
est un cercle qui possède, paradoxalement, son centre dans
toutes les parties.
Propos recueillis par jacques Trémintin
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