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Origine : http://www.bastamag.net/article1266.html
Par Agnès Rousseaux, Nacera Aknak Khan (8 novembre 2010)
L’important mouvement social d’octobre repose la question
: comment résister aujourd’hui face au néolibéralisme
triomphant ? Comment ne pas se laisser submerger par un triste sentiment
d’impuissance ? En l’absence de modèle alternatif
livré clé en main, et sans promesse d’un avenir
meilleur, la réponse, pour le philosophe et psychanalyste
Miguel Benasayag, se trouve peut-être dans les expérimentations
concrètes qui fleurissent partout dans le monde. Bref, apprendre
à agir joyeusement « ici et maintenant », tout
en faisant preuve de patience.
Basta ! : Comment résister aujourd’hui ? Comment
construire du neuf, en l’absence de tout modèle alternatif
?
« Résister ce n’est pas simplement s’opposer
à la xénophobie, à la fermeture d’une
usine, ou à d’autres mesures si injustes soient-elles.
Le problème c’est comment résister d’une
façon totalement nouvelle historiquement : résister
en l’absence de modèle alternatif. Il faut avoir le
courage d’assumer une époque complexe. La création
de quelque chose de nouveau prendra le temps qu’il faudra.
Il n’y a pas de raccourcis. Ceux qu’on nous propose
sont des voies sans issue. Aujourd’hui il existe une myriade
d’expériences d’éducation populaire, de
contre-pouvoirs, d’associations de quartier… Où
que l’on regarde dans le monde entier, les gens cherchent
pratiquement comment faire autrement. »
Les luttes actuelles semblent défensives, suscitées
par des sursauts d’indignation. Comment ne pas se laisser
submerger par un sentiment d’impuissance, par le piège
de l’attente ?
« Pendant un siècle et demi, le moteur des luttes
était dans le futur, dans une promesse. On vit aujourd’hui
dans une société où le futur représente
une menace. Ce n’est donc certainement pas dans le futur que
l’on va trouver la force de se battre. Toute évocation
du futur a tendance à nous inhiber, à nous paniquer.
Et c’est justement au nom de ce futur que le pouvoir nous
domine et nous rend triste. Comment bouger si nous n’avons
pas la motivation d’une promesse ? Le moteur des luttes a
changé de place, il est ici et maintenant, dans le présent.
(...) Le néolibéralisme n’est pas centralisé,
il existe sous des formes différentes dans chaque lieu. La
question n’est pas comment le vaincre, mais comment résister
au néolibéralisme dans chacune de ces situations.
(...) Le néolibéralisme a capturé la puissance
d’agir des gens dans le désir de consommation, dans
la peur. Notre question : comment libérer la puissance d’agir
des gens ? »
La surenchère du gouvernement est permanente. Ces mesures
traduisent une radicalisation du néolibéralisme. Les
formes de résistance doivent-elles aussi se radicaliser,
au risque de renouer avec la violence ?
« Le gouvernement et le pouvoir en place ne se radicalisent
pas. Notre cour de récréation d’Européens
est très gênée quand quelque chose se passe.
Ce que font Sarkozy, Berlusconi ou d’autres, c’est simplement
appliquer le projet néolibéral : casser de l’humain,
casser la solidarité, il faut une flexibilité totale.
Quand on voit une horreur comme les suicides à France Télécom,
tout le monde croit que c’est un accident. Non, France Télécom
est seulement la partie visible de l’iceberg. A la limite
le pétrole est respectable parce que c’est une ressource
non renouvelable. L’humain est une ressource absolument renouvelable.
Nous n’arrêtons pas de nous renouveler tout le temps.
D’ailleurs on adore ça. Il n’y a donc aucune
raison pour que le néolibéralisme respecte l’humain.
Il n’y a pas de radicalisation : le néolibéralisme
applique simplement son plan de cassure de tout acquis, de toute
barrière qui limite la seule recherche du bénéfices.
»
Quel est le rôle de l’éducation dans cette
résistance ? Comment peut-elle être un vecteur d’émancipation
?
« Nous sommes les héritiers d’une pensée
qui estime qu’un être humain conscient, qui pense, est
un être humain qui sera du côté de la liberté.
Et ça ce n’est pas vrai. Un être humain conscient
qui pense peut être un salopard, voire pire. La conscience
ne garantit absolument rien. Être conscient de ce qui se passe
ne change pas les choses. Cet optimisme simpliste s’est cassé
la gueule. Un homme éduqué n’est pas vacciné
contre la barbarie. Si nous voulons que les gens puissent vivre
autrement, il faut construire des pratiques d’éducation
alternatives. Dans l’école, dans les quartiers, il
faut que les mômes expérimentent que la solidarité
est plus joyeuse que l’égoïsme. Si on l’explique
à quelqu’un, il va comprendre, mais en pratique il
restera de l’autre côté. Le grand défi,
c’est de pouvoir éduquer à travers des pratiques
transmissibles et non pas à partir de concepts compréhensibles.
»
Selon vous, il est essentiel aujourd’hui de penser les
conflits sociaux autrement que dans la recherche leur dépassement,
de leur résolution. Est-il nécessaire de penser la
« permanence du conflit » et sa structuration pour faire
vivre la démocratie ?
« Qui refoule le conflit se condamne à l’affrontement
violent. A chaque fois qu’il y a des grèves, le gouvernement
dit : on a mal communiqué. Cela signifie : bande de cons,
si vous sortez dans la rue, ce n’est pas parce qu’il
y a un conflit respectable, c’est parce que vous n’avez
pas compris. Donc soit je vous explique à nouveau, soit je
vous écrase. Sur des problèmes culturels, religieux
ou sociaux, il y a une série de conflits. Ce n’est
pas pareil de dire : ces conflits existent, comment fait-on société
ensemble, que de chercher leur résolution. S’il y a
conflictualité, nous pouvons avoir des territoires et des
projets en commun. C’est l’une des voies de reconstruction
des résistances. »
Recueilli par Agnès Rousseaux et Nacera Aknak Khan
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