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Origine
http://www.article11.info/spip/Miguel-Benasayag-La-liberte-c-est
mercredi 24 juin 2009, par Margot K
Précision : non seulement ma forme est une alternance de
passages sans questions et de bouts de conversations, mais en plus
j’ai intriqué des citations de ses bouquins en sauts-de-coq-à-l’âne.
Il faut dire que l’homme est prolixe, en idées, en
anecdotes, et qu’un entretien bien lissé n’eût
pas été fidèle à son fonctionnement
arborescent. Déjà que l’accent argentin ne se
transcrit pas avec Word…
Par ailleurs, l’entretien étant en deux parties, le
deuxième épisode paraîtra sur ce site d’ici
quelques jours à quelques semaines.
*
À la fac, je faisais médecine et philo. J’étudiais
beaucoup, et ça me plaisait. Parallèlement, avec mes
amis, ma femme, les gens les plus proches et qui ont tous disparu
dans la résistance, on s’est dit : « Bon c’est
pas possible il faut prendre les armes. » Il faut s’imaginer
qu’à l’époque, je jouais de la batterie
dans un groupe hippie… Je suis convaincu que la résistance
passait par les artistes, les syndicalistes, par un tas de gens,
mais quand même il fallait leur tirer dessus ! Ils massacraient
tout le monde. Il fallait leur tirer dessus : leur argument était
la violence. Mais c’étaient des gens quand même…
Évidemment, on tirait quand il y avait la dictature, en démocratie
non. Soit on présentait un parti politique, soit on rentrait
chez soi ! Mais bon, comme on était tout le temps en dictature,
on tirait tout le temps !
Après j’ai passé pas mal de temps en tôle,
tout le monde est mort, ma compagne, celui qui était comme
mon frère… et alors, j’ai continué à
militer, bien sûr, mais en même temps je me demandais
: « Mais qu’est-ce qui est réel ? Est-ce que
la justice est une illusion ? »… C’est difficile
de lâcher prise, de se dire : « Bon bah voilà,
pendant dix ans de ma vie, dont quatre ans et demi en tôle,
j’ai fait une guerre révolutionnaire et je pensais
que le monde allait changer. Bon, il n’a pas changé
et ça devient une grosse merde, tant pis ! » C’est
difficile de faire ça. La question après, c’est
jusqu’où l’on va chercher.
En 1979, la pensée complexe était d’un côté,
et l’engagement de l’autre. Les gens qui s’engageaient
tournaient le dos à la complexité, et ceux qui pensaient
la complexité du monde abandonnaient tout engagement. Mon
pari, c’était un engagement qui soit aussi capable
de prendre en compte la complexité. Alors les scientifiques
avec lesquels j’ai travaillé, Dolto ou encore Francisco
Varela, se moquaient un peu de moi. Ils voyaient ça comme
le grand écart. Dans ma tête pourtant, c’était
une unité. Quand j’ai commencé médecine,
on vivait dans un monde dans lequel on croyait qu’on allait
guérir toutes les maladies, et les militants croyaient qu’on
allait arriver à la justice parfaite. Le projet émancipateur
n’a jamais été un projet uniquement politique.
Quand je suis arrivé en France après les dernières
actions militaires, ça n’était pas le "projet
politique émancipateur" qui était cassé,
mais quelque chose de bien plus large. C’est à partir
de ça que je me suis mis à travailler dans une recherche
plus approfondie qui, à l’époque, concernait
la logique mathématique.
Un chercheur en biologie peut être engagé politiquement,
mais il est rare qu’il voit un socle commun entre ces deux
activités. Et le point commun c’est cette problématique
de l’époque : l’homme peut-il tout faire ? Le
grand défi est de trouver comment l’homme peut se re-situer
dans un ensemble, et ceci, de tout point de vue, biologique, idéologique,
social, écologique… Si je pense que je peux créer
la vie en laboratoire, je peux aussi penser créer la justice
à force de plans quinquennaux, et modifier les vaches et
les lapins pour qu’ils servent l’espèce humaine.
Tout est lié. Si je me dis, « bon, il va falloir repenser
la place de l’homme et de la pensée, me demander ce
qu’est un agir » et cætera, il y a des répercutions
à tous les niveaux.
*
J’écris beaucoup de bouquins à deux mais la
méthode dépend de la personne avec laquelle j’écris.
Parfois on fait la recherche à deux et j’écris
seul, et parfois on se répartit les chapitres. C’est
le cas avec Angélique del Rey. On étudie ensemble,
on décide de ce qui va dans chaque chapitre et ensuite, en
fonction des affinités de chacun, on se partage l’écriture.
J’ai aussi fait deux bouquins avec Florence Aubenas. Le premier
porte sur le journalisme. On venait juste de se rencontrer, elle
était grand reporter à Libération et moi j’étais
très critique envers le journalisme. On a écrit La
fabrication de l’information, le côté polémique
de ce bouquin ne me posait aucun problème, mais pour elle
s’était autre chose. On lui demandait souvent si ça
ne la mettait pas en porte-à-faux avec le métier.
On le lui demande encore aujourd’hui d’ailleurs…
Avec Florence, chacun écrivait une partie et on revoyait
l’ensemble après. Comme j’ai une suite dans ma
production, en général je repassais un peu derrière.
C’est ce qui donne une touche homogène dans Résister
c’est créer par exemple.
L’époque que nous vivons, aussi terrible et mortifère
soit-elle, n’est pas dans une petite crise passagère
: c’est une crise de fondement. Et effectivement, en sciences
comme en politique, comme en tout point de vue, il y a quelque chose
qui s’est dérobé sous nos pieds. Chacun dans
sa dimension croit qu’il affronte une crise et on a du mal
à réaliser que notre petite humanité, occidentale
en tous les cas, traverse une crise majeure de fondement. Je travaille
en biologie et en épistémologie pour essayer de comprendre
quelles sont les bases des nouveaux fondements.
J’ai écrit un bouquin de logique mathématique
qui s’appelait Peut-on penser le monde - le monde dans le
sens mathématique - , c’est-à-dire peut-on penser
l’ensemble de tous les ensembles. En gros, j’essaye
de comprendre comment on peut toucher terre. La virtualisation du
monde, dans lequel on se dit que tout est possible, qu’il
n’y a pas de limites à la technique, à l’économie,
est un déboussolement d’une déterritorialisation
absolue. Face à ce phénomène, je cherche où
se trouve le réel qui dit « non tout n’est pas
possible ». Bien entendu il y a les dogmatiques moralistes
ou marxistes qui vont dire que tout n’est pas possible pour
des principes, mais ces principes-là c’est du blabla.
Il faut encore prouver que ce sont de vrais principes, des principes
de réel non-négociable. Il y a aussi les intégristes
de toutes religions ou sectes qui opposeront des principes religieux.
Ce que je vais sortir maintenant est le fruit de dix-huit années
de travail. En biologie, l’expression du déboussolement
de notre époque arrive à un point où l’on
ne sait plus ce qu’est la vie. Les réductionnistes
avec les tendances lourdes de ce qu’on appelle la biologie
moléculaire sont arrivés à la conclusion que
la vie ne serait qu’un assemblage d’éléments
primaires. Donc, si on a les éléments et qu’on
les assemble bien, voilà, ça donne la vie ! Il est
très important, en biologie notamment de se demander si tout
est possible et il y a deux façon d’aborder la chose.
Il y a la dénonciation, comme le fait Marie-Monique Robin
avec Monsanto [1] et la recherche fondamentale. Ce qui m’intéresse,
c’est de savoir si - d’un point de vue vraiment interne
à la biologie - il y a quelque chose qu’on est en train
de merder ou si, finalement, les OGM sont une horreur, mais pour
des raisons qui ne seraient pas biologiques. Si la destruction de
la planète est un désastre uniquement du point de
vue moral ou politique et s’il n’y a pas de limites
ontologiques - de limites non-décidables - , alors-là
on est cuit. Mon boulot, c’est de chercher ça, ces
points de réel non-négociables.
Je me souviens d’un mec de l’École normale supérieure
qui expliquait la fabrication des cellules artificielles comme il
aurait expliqué sa recette du gigot d’agneau. On était
tous assis là, et lui disait : « Alors voilà,
pour la triple couche de la membrane, vous mettez tant de ci, tant
de ça… » Si c’est possible, si vraiment,
ça, c’est possible, alors effectivement il y a un estompement
total du réel. Tout n’est plus question que d’agencement,
et on peut manipuler le réel comme on veut… et en suivant
quoi ? Des projets économicistes, politiques, idéologiques…
Donc l’homme est le roi et le réel se plie à
l’homme.
S’il y des invariantes biologiques, logiques, qui cadrent
le champ des possibles, alors non seulement l’homme n’est
pas le roi qu’il pensait, mais il vaut mieux qu’il descende
de son piédestal et se mette à chercher une nouvelle
alliance avec la nature, à se penser comme inclus dans la
nature et non pas en tant que sujet séparé.
Il y a donc deux axes dans mon travail, celui des ouvrages avec
Florence Aubenas, par exemple, qui sont des bouquins d’intervention
et de réflexion, sur le journalisme, sur l’altermondialisme,
sur la psychiatrie (dont Les passions tristes) et un axe de travaux
en recherche fondamentale.
*
Jusqu’à il y a trente ou quarante ans, l’humanité
se vivait comme faisant partie d’une situation commune qui
allait vers quelque chose, et chaque partie s’interprétait
comme la partie de cette situation globale. Les années 70-80-90
sont les années pendant lesquelles l’humanité
se rend compte que : « Putain de merde non, on ne va pas vers
un destin commun ! » Ce grand destin commun est, selon Hegel,
la ruse de l’Histoire : chacun vaquant à ses occupations
sert le destin commun sans en avoir conscience. Donc, ça
explose. On se rend compte qu’il n’y a pas de sens de
l’histoire, que tout progrès apporte du bon et du mauvais
et que chaque fois qu’on fait un pas d’un côté,
ça dégringole de l’autre.
L’explosion de cette vision du monde a donné quelque
chose de très destructeur, en occident en tous les cas :
l’éclatement total, l’individualisme. Puisqu’il
n’y a pas de dessin commun, il n’y a pas de commun.
Nous vivons une époque dans laquelle le commun est une illusion,
ce qui est très dangereux. Quand on aborde avec les trentenaires
du monde entier (qui vont de vingt à soixante ans, grosso
modo) un sujet qui s’éloigne de trois millimètres
de leur peau, ils se méfient, ils se disent, « là,
on veut m’entuber ». Le commun est devenu de l’entubage.
On assiste à la création d’un monde en réaction
avec le commun, où finalement la seule évidence qui
existe, c’est moi. Moi j’existe, moi je suis comme ça,
j’aime le chocolat. La seule vérité, c’est
donc « Moi, je… ».
On passe d’un monde dans lequel il y a un grand dessein,
un grand récit, à un autre dans lequel il n’y
a que des petits récits minables. Il y a peu de temps, je
discutais avec un couple de profs de philo entre trente et quarante
ans. Ils avaient du mal à comprendre que l’on puisse
faire des choses pour d’autres raisons que le plaisir qu’elles
procurent. Pour moi, des gens qui n’agissent que pour le plaisir
c’est synonyme de barbarie. Il est évident que si l’on
accepte que le plaisir soit le moteur principal de notre agir, ça
ne peut conduire qu’à la barbarie. Et ce couple de
philosophes ne comprenait absolument pas, ils me parlaient de l’hédonisme
chez Aristote, chez Onfray… C’est un symptôme.
Comme un coup de balancier et de deuil : puisqu’il n’y
a pas de destin commun et que l’on ne va pas vers la société
parfaite, alors chacun pour soi ! Et c’est terrible d’en
arriver à ne plus pouvoir penser le commun. C’est la
où il me semble intéressant de suivre la phrase de
Deleuze, « La vie n’est pas quelque chose de personnel
». Ça peut sembler drôle un psychanalyste qui
croit que la vie n’est pas quelque chose de personnel, mais
ce que l’on nomme la personne, le moi, n’est qu’une
toute petite partie de soi. Et la question aujourd’hui c’est
: nous sommes liés, mais comment ?
Soit ma situation, ma réalité, (une situation, c’est
où j’existe et qu’est-ce qui existe) est une
situation universelle et je suis un élément de cette
situation, soit c’est moi et mon plaisir. Le travail pour
penser la situation, c’est repenser une situation qui ne soit
ni - rebelote - l’idée que nous sommes tous embarqués
vers un objectif commun de l’humanité, ni « la
seule situation que je reconnais c’est moi et mes plaisirs
». L’effort pour penser la situation c’est donc
se demander dans quelles mesures les humains peuvent comprendre,
sentir, expérimenter des multiplicités agencées
qui ne sont ni l’Histoire en route, ni l’individualité
totale. La pensée de la situation, c’est donc par quoi
je suis affecté, par où et à quoi je suis lié,
par quoi je suis composé.
La pensée situationniste de Guy Debors et compagnie est
une pensée qu’on peut qualifier de constructiviste.
Ils croient que l’homme avec sa conscience, sa pensée
et sa volonté, crée les situations. Moi, je suis matérialiste.
Je dis que les situations existent, point, et ce ne sont pas les
hommes qui les décident ou les créent. Dans le situationnisme,
il y a cette idée de la création de la situation qui
s’attache à un narcissisme très fort et qui
me déplaît beaucoup. Tout se passe comme s’il
fallait montrer que je suis libre, situationniste et malin, et que
le reste de l’humanité est une merde. J’ai un
peu de mal avec cette vision aristocratique du situationnisme. Pour
moi, la situation s’impose à nous.
C’est très difficile de vivre la situation. D’un
point de vue politique, une manière de créer cette
sorte de cassure de la vie, c’est la promesse. C’est
l’idée de dire : « Si vous me suivez, demain
ça sera bien. » Je pense que la position mûre,
réfléchie et d’une certaine sagesse, c’est
de reconnaître que l’humanité ne va pas vers
le paradis, ni vers la merde non plus, mais qu’il y a une
certaine pensée cyclique avec des moments obscurs, des moments
lumineux, comme dans la vie personnelle. Et qu’il n’y
a donc pas besoin de promesse. La liberté, c’est déployer
sa propre puissance dans chaque situation.
Je vous donne un exemple. L’autre jour je discutais avec
un des dirigeants du NPA, Daniel Bensaïd. Il y avait un festival
de cinéma d’ATTAC, et on était là pour
discuter devant le public. Et le truc caractéristique du
militant politique qui arrive dans une assemblée, c’est
qu’il n’est pas dans la situation. Il vient avec le
but d’articuler cette situation, qui pour lui devient virtuelle,
au nom d’un programme qui n’existe nulle part. Et ce
programme qui n’existe nulle part, c’est la réalité
du militant politique. Et les hommes, les femmes, le lieux, les
mouches etc, tout ça devient virtuel au nom de l’objectif
final. Il y a donc une façon de virtualiser, de vider la
vie, de la part du militant révolutionnaire qui est très
réactionnaire parce que la seule puissance d’émancipation,
c’est de dire : « Voilà, nous sommes là
avec nos savoirs divers et qu’est-ce qu’on fait ? »
C’est-à-dire accepter un non-savoir au cœur de
la situation qui est la condition d’émancipation et
d’agir. Que ce soit politiquement ou personnellement, c’est
le défi de notre époque. On peut réinvestir
le présent qui n’est pas seulement l’instantanéité,
mais le croisement du passé comme structure et du futur comme
virtualité, comme des possibles. Le présent est la
capacité d’agir là-dedans. Le défi de
notre époque est donc de trouver comment notre humanité,
qui ne pensait qu’en termes de futur et qui, maintenant commence
à ne penser qu’en termes de passé, peut-elle
récupérer une pensée du présent ? Alors
que tout milite contre, la technologie, la communication…
Le téléphone portable et toutes les technologies de
ce genre, de façon très puissante, font que les gens
ne sont jamais vraiment où ils sont. C’est une illusion
d’ubiquité qui finalement veut dire que si tu es partout,
tu n’es nulle part. C’est la création, pour moi,
d’un homme vide, tout à fait déterritorialisé,
anticipé par Robert Musil dans L’homme sans qualité.
C’est un très gros roman, et à vrai dire, c’est
plutôt un roman philosophique, il y a beaucoup d’hypothèses
et il se passe peu de choses. Il faut le lire comme un essai. C’est
un mec qui, en 1905, voit que le monde va devenir peuplé
d’êtres déterritorialisés, déracinés,
ballottés à droite à gauche, et qui vont identifier
cette servitude totale avec la liberté. C’est une confusion
dangereuse.
*
(Extrait de Résister, c’est créer, avec Florence
Aubenas, édition La Découverte, p. 42)
« Gouverner c’est prévoir », disaient
volontiers les politiques et les élus du début du
XXe siècle. Mais cela, nous ne le pouvons plus, répondent
leurs arrière petits-enfants, un siècle plus tard.
Ce constat, cette intuition, le néolibéralisme l’a
paré des vertus d’une sagesse absolue, l’a érigé
en une sorte d’idéologie de l’impuissance. «
Au mieux, notre seule marge de manœuvre consiste à limiter
les dégâts et à éviter le pire, pour
quelques-uns en tout cas », entend-on répéter
dans la plupart des discours électoraux.
Pourtant, dans le même temps où une petite voix souffle
à l’oreille de l’homme : « tout est si
compliqué que nous ne pouvons rien », il lui suffit
d’allumer la télévision ou simplement d’écouter
autour de lui pour entendre célébrer son hégémonie
sur la planète entière et répéter au
son des orgues du scientisme : « Nous pouvons tout. »
L’ordre économique et politique du monde - et donc
aussi son désordre - serait ainsi comme une nouvelle nature,
un environnement que nous serions condamnés à subir
sans espoir de le transformer, exactement au moment où le
scientisme décrète l’autre nature - la terre,
le vivant - modifiable à volonté. Nous marcherions
donc d’un pas ferme sur une terre où l’humain
pourrait, par exemple, contrôler son vieillissement ou maîtriser
le clonage, mais où, en revanche, le cours du pétrole
resterait à jamais obscur et indomptable.
*
Le fait que l’on trouve de tout partout est aussi une forme
de déterritorialisation.
Voilà. Oui, ces décors d’aéroports et
de bidonvilles, qui sont les mêmes partout. Cette illusion
que tout est possible dans laquelle rien n’est réel.
C’est-à-dire que, si tout est possible, je ne peux
pas agir puisque pour agir, il faut pouvoir être affecté.
Et là, on dit : « Ne soyez affectés par rien,
soyez toujours sans aucune frustration, pour une partie du monde…
»
Vous ne pensez pas que ça puisse être lié à
un idéal de stabilité de vie ? L’illusion d’une
vie humaine fixe, cohérente, sans heurts… et la non-acceptation
du fait que ça n’existe pas ?
Oui. C’est un désir mortifère. Il y a une sorte
de désir d’en finir avec le désir. D’affirmer
ne plus vouloir être affecté, ne plus être homme,
femme, vieillir, malade. Ce désir-là est un désir
mortifère, d’une sécurité maximale…
Et que surtout rien ne se passe…
Et quand il se passe quelque chose, c’est la panique et c’est
forcément négatif. Je le vois bien avec les gens qui
consultent en psy. Ils arrivent et me disent : « Je vais mal
! », ce à quoi je réponds toujours : «
Et alors ? ». Aller mal, c’est une possibilité
de la vie, je veux dire, c’est un fait normal ! D’un
point de vue psychanalytique et même neurophysiologique, quand
nous disons « je vais mal », c’est une seule dimension
de nous qui va mal. Une dimension consciente ou très imaginaire,
par rapport à certaines images identificatoires, ou des pressions
culturelles ou familiales que l’on a dans la tête, peu
importe ! Mais dans les autres dimensions, on n’en sait rien
si ça va mal. Peut-être que ce sont des moments de
bas régime où le corps se reconstruit. Donc, quand
quelqu’un va mal, il faut lui permettre d’accepter d’aller
mal, or c’est quelque chose que notre société
n’accepte plus. Si on va mal, il faut prendre des molécules
ou faire une thérapie brève ou prendre un coach…
et une société qui veut tout le temps aller bien est
une société très malade.
*
(Extrait de Éloge du conflit, avec Angélique del
Rey, édition La Découverte, p. 115.)
Développer une pensée et une pratique du conflit
implique donc d’accepter que ce ne sera jamais la "der
des ders", et que la seule raison de l’affrontement sera
de garantir le passage le plus rapide possible vers un nouveau conflit
multiple et contradictoire. De nos jours, l’affrontement est
partout, mais sous la forme unique de l’affrontement disciplinaire
des puissants de l’empire qui occupent la place des gendarmes
du monde. Car, partout ailleurs, l’affrontement comme moment
nécessaire du conflit est très mal vu dans le discours
dominant - comme en témoignent par exemple les autocritiques
médiatiques plus ou moins sincères de ceux qui remettent
en cause leur engagement dans les luttes des années 1970.
« C’était tellement plus compliqué que
ça… », expliquent-ils aujourd’hui.
Pour eux, lutter est vraiment quelque chose de grossier, personne
n’a vraiment raison ni vraiment tort, toute identité
étant au fond mensongère - ce qui est faux, car toute
constitution d’une unité quelconque implique un devenir
identitaire. On dirait une sorte de principe frelaté d’unité
et de lutte des contraires. La véritable pensée en
termes de complexité, affirmant la nécessité
de la lutte et de l’unité des contraires, est celle
qui reconnaît que, parfois, la seule sagesse est d’assumer
l’affrontement, même si on doit le faire la mort dans
l’âme. Les intellectuels qui dénoncent la vanité
des affrontements et de l’engagement sont paradoxalement les
mêmes qui acceptent tranquillement les guerres disciplinaires,
celles qui se mènent au nom de l’éradication
de ce qui est considéré comme une anomalie, une barbarie
à éliminer.
*
La crainte de souffrir est terrible. Dans notre société,
il n’y a pas de rite initiatique, pas de rite de passage.
Dans tous ces rites - je n’en ai pas passés moi-même,
mais j’y ai souvent assisté dans les nations indiennes
d’Amérique du Sud - en général le message
consiste en cette idée que « tu peux résister
à la douleur, au mal, à la tristesse. Tu peux faire
avec ». À l’inverse de nos sociétés,
qui nous font croire qu’il est possible de ne pas ressentir
tout ça.
À la vérité, ce n’est pas parce qu’on
a peur de souffrir que l’on ne souffre pas. Pis, on alors
a tellement peur de souffrir qu’on se place en ennemi de la
souffrance et que, du coup quand on souffre, on souffre beaucoup
plus parce qu’on est affolé. On souffre de souffrir.
Quelqu’un de respectueux de sa fragilité ne souffre
pas de souffrir, il souffre, c’est tout. Comme on est incapable,
à l’instar des bêtes, de nous placer à
un autre régime de fonctionnement, nous ne savons qu’être
soit une caricature de "toujours au top", soit mal, et
à ce moment-là mal d’être mal. Pourtant,
si l’on pouvait comparer l’intensité de ces deux
souffrances, on se rendrait compte que la souffrance ajoutée
- ce que je souffre du fait que je souffre - est bien plus grande
dans la vie des gens que la vraie souffrance. Cette plus-value de
souffrance est tellement énorme que, lorsque quelqu’un
parvient à s’en débarrasser, il se rend compte
que l’autre souffrance était vivable et qu’elle
ouvrait des portes à d’autres sensations, à
d’autres dimensions… Par exemple, si je suis triste
ou un peu mélancolique, ça m’ouvre d’autres
portes. Je suis un peu plus profond, un peu moins con, plus complexe…
Si je n’accepte pas d’être triste, je me prive
de toutes ces dimensions-là. Or notre société
ne peut pas accepter que dans la fragilité, et encore moins
dans la souffrance, il puisse y avoir des dimensions qui ne soient
pas forcément négatives. En tout cas, ce qui est sûr
c’est que la peur de la souffrance n’épargne
personne de la souffrance.
Il y a un tas de choses que les gens qui vivent dans la peur ne
font pas. Je vais sauter un peu du coq-à-l’âne,
mais c’est une chose que l’on voit par exemple dans
le rapport amoureux. Nos contemporains ont une peur terrible de
« se faire avoir », de souffrir, de « donner plus
que ce qu’il faut donner », de « mettre tous les
œufs dans le même panier »… Ce qui est drôle,
c’est que les gens souffrent d’un énorme manque
d’amour et qu’à la fois, ils ne peuvent pas le
combler, parce qu’attention, s’ils donnent trop, s’ils
s’offrent trop… ils vont souffrir ! Et dans le rapport
amoureux, c’est clair et net, si tu ne te lances pas à
fond, c’est loupé d’avance. C’est comme
quelqu’un qui dirait : « Pour ne pas avoir les oreillons,
je me suicide ! ». Pour ne pas souffrir d’amour, je
me prive d’amour ! Bon, bah, très bien !
La génération des 25-30 ans est en plein là-dedans,
dans cette idée de l’amour contractuel et de mise en
garde « vas-y mollo », « t’emballe pas trop
», « pense à toi d’abord ». Et «
pense à toi d’abord » quand on parle d’amour,
c’est comme dire à quelqu’un qui part faire le
Tour de France : « Commence par ne pas pédaler »
! Si tu penses à toi, tu ne peux pas être dans l’amour,
et ce n’est pas de la mièvrerie. C’est un symptôme
majeur de l’époque dans laquelle on vit. Cette société
qui nous pousse à ne pas avoir de liens, de communs, se manifeste
aussi là-dessus. Cela étant, les gens ont le même
rapport merdique avec eux-mêmes. Leur propre vie, ils la vivent
comme des petits comptables. Le problème ce n’est pas
que deux personnes avec une certaine consistance, qui vivent la
vie en s’engageant, qui ne s’épargnent pas, puissent
se rencontrer ou pas. Le problème c’est que les gens
sont en train de devenir très inconsistants ! Le problème
ce n’est pas la rencontre avec l’autre, le problème
c’est la rencontre avec soi.
*
(Extrait de Du Contre-pouvoir, en collaboration avec Diego Sztulwarkal,
édition La Découverte, p. 26.)
Le « communisme », la libération n’existent
donc pas en tant que lieu, en tant que modèle à atteindre
ou à réaliser ; ils existent ici et maintenant en
tant qu’exigences. Et la reconnaissance de cette exigence
implique de lutter contre ce mécanisme qui fait vivre les
gens dans une cristallisation de l’oppression caractérisée
par la tristesse, l’ennui, le manque de désir suffisamment
fort. Expression imaginaire d’individus isolés, les
envies, les caprices ont remplacé, dans notre culture en
crise, le désir. D’où le sentiment d’isolement,
à la base d’une dépression sociale, d’un
manque de sens de la vie transformée en sa propre caricature,
une simple vie individuelle.
Chacun de nous est submergé par une impuissance morbide,
auto-entretenue par une sorte de narcissisme de l’échec,
comme si être impuissant était aujourd’hui, dans
cette mythologie de l’anti-héro, la seule garantie
d’être libre. La dépression […], l’ennui,
la lenteur l’extinction du désir sont des problèmes
qui ont à voir avec la puissance, mais au-delà, ce
sont de véritables questions politiques. C’est ce qui
nous fait dire que la tristesse est réactionnaire et qu’elle
entrave les possibilités immédiates d’émancipation.
La tristesse et ses symptômes sont en effet les voies de la
réaction, de l’extinction de la liberté.
*
On a écrit un bouquin avec Angélique del Rey sur
le portable - Plus jamais seul : le phénomène du portable
- et sur cette sensation permanente que l’on en train de louper
le truc ailleurs. Le problème c’est que, si ça
se passe toujours ailleurs on ne peut jamais habiter la situation.
On ne peut jamais être puissant, là, en situation,
et agir. C’est le problème de l’instantanéité.
On est dans le feedback permanent. Habiter le présent, paradoxalement,
implique une cassure avec la communication et le feedback. Sur ce
sujet, il y a un très bon film de Hiroshi Teshigahara, La
Femme des sables. En deux mots, c’est un entomologiste qui
se balade et tombe dans un trou de sable, là vit une femme
dans sa maison. On le garde prisonnier parce qu’on manque
d’hommes pour évacuer le sable. Lui il se dit que sa
vie est ailleurs, qu’il est en train de louper sa vraie vie.
C’est un désastre parce que les années passent,
qu’il est toujours là et qu’il reste convaincu
que sa vie est ailleurs. Quand arrive le moment où il peut
s’enfuir, il se rend compte que ce n’était pas
un accident et que c’était sa vie. Effectivement, personne
ne choisit dans quel trou il naît ou dans quel trou il tombe,
mais dans ce trou-là il y a la vie. La difficulté
d’assumer que ce trou-là c’est ta vie, c’est
que tous les messages de notre époque, politique, économique,
idéologique, scientifique même, c’est que «
tu peux choisir ton trou ». Et l’idée que «
Tu peux choisir ton trou et tu es vraiment un connard parce que
tu es en train de le louper » est une idée terrible.
Elle rend responsable de son trou parce que c’est toi qui
l’a choisi et en plus, ça crée une frustration
permanente parce qu’on se dit : « Merde, je pourrais
être dans un autre trou ! »
Il y a un truc que j’ai compris en tôle. Et ce n’était
pas la tôle comme ici, c’était celle de la dictature.
Je ne savais pas si j’allais en sortir vivant parce qu’ils
tuaient allègrement les gens. Je ne savais pas combien de
temps j’allais y passer parce qu’on avait pas de procès
ni rien du tout… Mais je n’ai jamais considéré
que ce soit un accident. Si j’avais considéré
ça comme un accident, dans le sens d’un événement
qui n’aurait pas dû exister, je serais devenu fou. Ce
qui est arrivé à des copains et des copines. Les résistants
avaient entre vingt et quarante ans et il y en avait qui se disaient
: « Mais putain de merde, qu’est-ce que je fais là
? » Et avec la torture, en fonction de si on a parlé,
si on n’a pas parlé, bon… Ceux qui ne pouvaient
pas se dire « Ce qui se passe ici est exactement ma vie, c’est
à moi, c’est ma place » devenaient fous. J’avais
gagné des galons dans la résistance, donc j’avais
une petite responsabilité militaire et j’étais
responsable de gens plus âgés que moi. Il y avait un
mec, Jose-Maria, qui faisait une dépression terrible. Un
jour je l’ai pris dans un coin (là-aussi c’était
difficile de pouvoir voir les copains) et je lui ai dit : «
Écoute, je vais te dire un truc, et si on survit, tu t’en
rappelleras. Toi tu fais chier parce que tu es ici, tu ne peux pas
accepter d’être en tôle, tout est une merde, à
chaque fois qu’on fait une activité (parce que nos
activités allaient de préparer des fugues ou des mutineries
à aussi étudier, on étudiait énormément,
il y avait les intellectuels les plus brillants d’Argentine
qui étaient là, en tôle, c’était
fantastique !). Tout te fait chier ! Tout te déprime ! Tu
ne fais que pleurer ! Si on survit je te fais le pari que tu seras
aussi chieur dehors que dedans ! » On s’en est sortis
tous les deux, et c’est un chieur !
Si la vie est un accident, il y a toujours quelque chose qui est
un accident. L’accident c’est qu’on vieillit,
qu’on gagne moins de sous, qu’il fait moche, que Marinette
n’est pas belle… J’avais hésité
à lui passer un savon en tant que petit officier - il faut
se rendre compte que c’est très délicat un mec
qui descend le moral des résistants en tôle, il fallait
quand même se maintenir - , mais j’ai préféré
lui dire ça. Et effectivement, Jose-Maria est un chieur total
qui n’a rien fait de sa vie, et maintenant, pourquoi est-ce
qu’il n’a rien fait ? Parce qu’il était
en tôle, bien sûr ! Alors, c’est l’excuse
en permanence !
La situation, c’est de se demander quelles sont les dimensions
de son trou. Y compris pour s’échapper de la tôle.
Moi, je n’ai pas pu par ce que la dictature était trop
forte, on n’avait pas assez d’infrastructures dehors.
Paradoxalement, j’avais participé à l’organisation
de fugues et d’évasions quand j’étais
dehors, mais une fois dedans, c’était trop tard, on
avait plus assez de forces ! Pour s’évader, pour changer
la situation, il fallait habiter à fond la tôle. Quelqu’un
qui aurait été là à s’affoler
n’aurait jamais pu. Il n’aurait jamais pu parce qu’il
n’aurait pas assez connu la situation. Ça ne veut donc
pas dire qu’il faut accepter la situation et qu’elle
ne peut pas changer. Si, elle peut, mais à la seule condition
que nous arrêtions de considérer la situation comme
un accident qui est arrivé au "fils de ma maman".
Les moments d’abattement, ça va dans le lot. Mais
j’ai eu des moments d’abattement en tôle et en
dehors de la tôle. Les moments d’abattement arrivent
toujours. En tôle, il y avait la peur, la peur physique ou
des trucs comme ça… Mais à la fois il y avait
aussi des moments lumineux, comme quand tout à coup, avec
un type qui était le doyen de la fac d’ingénierie
et est devenu un ami, on avait organisé, en morse et avec
des petits papiers qu’on se faisait passer, tout un séminaire
sur Darwin. Il y avait des marxistes qui étaient un petit
peu à côté de la plaquette, parce qu’ils
avaient une interprétation pas très scientifique de
Darwin, plutôt idéologique… C’étaient
des moments d’une plénitude totale, totale ! La plénitude
a à voir avec la possibilité dans la situation - quelle
que soit la situation - de déployer sa puissance. Et la puissance
passe par le lien avec les autres.
J’ai fait un séminaire à la prison de la Santé
parce qu’il y avait des taulards qui étudiaient mes
bouquins en philo qui ont voulu que je vienne. Je suis venu et je
leur ai dit bon, comme ancien taulard, je veux travailler avec vous
sur un sujet : la liberté n’est pas une question d’être
dehors ou dedans. Et on a travaillé pendant une année
là-dessus. La liberté c’est : « Où
que tu sois, tu peux agir. »
*
(Extrait de "Fainéantise", Abécédaire
de l’engagement, chez Bayard p.139.)
La canaillerie est la fainéantise. Avant les grandes abominations,
avant d’être un tortionnaire, on commence toujours par
être un fainéant, par écraser l’appel
en nous sous prétexte que « c’est compliqué
». Un Blanc qui vit en Afrique du Sud au temps de l’apartheid
a maintes occasions de discuter avec un Noir. À partir de
cette première expérience commune, à lui de
travailler, d’avoir le courage d’affronter les questions
qui émergent : Pourquoi serait-il inférieur à
moi ? Pourquoi devrais-je le traiter en inférieur ?…
Répondre à l’appel n’a rien de mystique,
c’est oser les questions que m’offre la situation que
j’habite, c’est lâcher prise sur la jouissance,
accepter le travail du négatif qui déconstruit, recherche.
La fainéantise est le premier pas vers l’oubli.
Il n’y a pas là de jugement de valeur qui placerait
le travail au plus haut. Le fainéant de nos sociétés
est souvent un homme qui travaille beaucoup, énormément
même, parfois jusqu’à l’épuisement
physique. Celui qui lutte pour le pouvoir produit un effort, il
court très vite vers le chant des sirènes et très
loin des questions qui le fondent. Il existe en quelque sorte une
fainéantise lente et une fainéantise rapide qui reposent
sur la même position existentielle : éviter les questions
auxquelles nous n’avons pas le courage de répondre,
les asymétries infinitésimales qui émergent
dans nos vies. Celui qui fait du lobbying pour faire oublier que
le produit de son laboratoire est cancérigène peut
mourir à la tâche, il n’en sera pas moins un
fainéant qui aura ignoré l’appel en lui. […]
Nous ne pouvons pas oublier l’éloge de la paresse
de Paul Lafargue, écrit contre la vision utilitariste de
l’être humain. Le droit à la paresse ne se fonde
pas sur la fainéantise mais il implique alors le déploiement
d’autres possibles.
*
Dans Le Mythe de L’individu, quand vous parlez du concept
de l’individu, vous parlez de l’amour-propre, de l’orgueil
et jamais d’ego, terminologie pourtant proche du concept d’individu.
C’est voulu ?
Non, pas du tout. J’incluais exactement ce que vous avez
interprété. Il faut voir à quelle époque
on critique l’individu. Quand, dans l’an mille, on parlait
d’individualisme, c’était la liberté qui
était sous-entendue. Aujourd’hui c’est ce retrait
vers la seule certitude qui serait ce que je ressens. L’ego,
le moi, rentrent dans la construction de cet individu. Pour moi
c’est un sous-ensemble de la personne. Ce n’est pas
que moi, Miguel Benasayag, je ne possède pas d’ego
ou ne soit pas un individu mais, c’est un sous-ensemble. C’est-à-dire
quand je milite, quand j’aime, quand j’existe biologiquement,
quand je suis intoxiqué, ce n’est pas l’individu.
Je différencie la personne, pour nommer cette multidimensionnalité
agencée, et l’individu, une petite partie qui a tendance
à prendre toute la place.
Vous savez, moi je suis un chercheur bordélique et très
peu français. Les chercheurs français, quand ils ont
un concept, ils le bichonnent, c’est ce concept-là
et pas un autre. Moi, je serais plutôt du côté
anglo-saxon ou latino-américain, où là c’est
carrément le bordel !
C’est vrai que dans vos bouquins, on a souvent la définition
du concept vingt page après après sa première
apparition, et on se dit parfois : « Ah ! C’est ça
qu’il voulait dire ! »…
Oui, c’est bordélique ! Et si tout à coup je
trouve un mot qui s’adapte mieux, je n’ai aucun problème
et je continue avec le nouveau ! Alors c’est vrai que mes
éditeurs souffrent énormément, même si
aujourd’hui ils sont un peu vaincus… C’est très
drôle de voir comment en Italie, par exemple, ils ne repèrent
pas ça. Pour eux, c’est tout-à-fait normal.
Et en Amérique latine, n’en parlons pas ! Au Brésil,
par exemple, ils trouvent que je suis trop rigoureux et en même
temps ils disent que ça ne les étonne pas de la part
d’un Argentin que ce soit aussi carré !
Les Argentins sont plus carrés que les Brésiliens
?
En tout cas, moins rigolos ! Le Brésil c’est quand
même un monde fantastique ; nous les Argentins, on est très
pâles à côté d’eux. Entre le tango,
par exemple, mélancolique, et la samba qui explose…
Je travaille sur un projet de dépsychiatrisation au Brésil
parce que Lula a fermé les hôpitaux psychiatriques,
comme ça a été fait en Italie. Les gens se
retrouvent donc dans la rue… Dans le Nord-Est, on travaille
sur comment créer un lien social pour réabsorber la
souffrance psychique au sein de la société. J’adore
travailler au Brésil, y aller et tout, mais pour un Argentin,
vivre au brésil, ça n’est pas possible !
?!
Je ne sais pas, c’est qu’on est très différents.
Par exemple, les Argentins gambergent trop, la gauche argentine
est assez proche de la gauche française, on parle des mots,
des idées, de l’Histoire. La gauche brésilienne
est un bordel total dans lequel les idées n’ont aucune
place et où il n’y a que des pratiques concrètes.
Donc, ils avancent, et ils ne s’emmêlent pas les pinceaux
avec des théories et des dogmatismes. C’est un lieu
commun mais le mot du Brésil est vraiment la vitalité.
C’est très drôle parce que du point de vue psychanalytique,
un dépressif brésilien est très curieux ! Parce
que le mec, la nana, est dépressif, renfermé en soi,
on le voit et tout, mais il suffit d’un rien, et il se met
à danser et à rigoler, ce qui ne lui enlève
pas la dépression. Les catégories sont un peu déplacées.
Un dépressif brésilien doit coïncider avec un
mec normal de Buenos-Aires !
Par rapport à la rigueur, je sais bien que je n’en
ai aucune et mes éditeurs continuent même parfois à
me casser les pieds.
Ça ne vous pose pas de problème quand vous travaillez
?
Non. C’est-à-dire… je n’ai pas de rigueur
par rapport au concept. Je ne suis pas cartésien du tout,
je ne pense pas qu’il faille aller dans une ligne droite A-B-C.
Je commence par une compréhension globale et ensuite je continue,
je vois où ça me mène. Je déroule la
pelote. Ce qui, pour le cartésianisme français est
une horreur totale !
Ce qui est difficile, c’est qu’en France on considère
qu’il n’y a pas d’autre méthode que celle-là…
Bien sûr…
Quand ton fonctionnement n’est pas adapté à
cette logique, on te la fait rentrer dans la tête de gré
ou de force parce que c’est toi qui as tort. La seule liberté
que l’on ait pour réussir à exister dans ce
mode de pensée est de transcender les codes, donc de les
connaître parfaitement.
Je travaille avec une chercheuse argentine en biologie moléculaire
qui est une chercheuse de pointe. Je lui ai écrit un mail
en lui expliquant des intuitions, exprimées grosso modo,
avec des mots pas toujours précis et elle cherche à
comprendre globalement ce que je suis en train de lui dire, par
rapport à sa recherche en laboratoire. Elle est capable de
me dire : « Ce que tu veux dire, c’est ça, et
par rapport à ce que tu dis, nous en laboratoire on fait
ci et ça. » Quand je travaille avec un collègue
français, je ne peux pas faire ça ! Sinon, l’autre
va me dire : « Oulàlà ! Mais ça ne se
dit pas du tout comme ça, ça ne renvoie à rien…
» Alors bien sûr, il faut connaître les codes.
J’ai passé deux doctorats, une habilitation à
diriger les recherches et tout. J’étais prof invité
à la fac, j’ai fait tout ce qu’il fallait faire,
et je n’ai pas réussi à me couler dedans ! Ça
ne me correspondait pas. Je crois que j’aurais fait 10 % de
ce que j’ai fait dans ma vie si je m’étais arrêté
à tous les feux rouges…
C’est vraiment une question de langage…
Oui, de langage de vie. C’est assez important de revendiquer
la légitimité et la dignité de cet autre mode
d’appréhension de la vie. Je comprends bien ce que
vous voulez dire : on est obligé d’apprendre le formatage.
Mais dans le formatage, il y a des pertes… Je ne peux pas
faire passer exactement la même chose dans le formatage cartésien
que dans son propre mode de pensée.
C’est difficile d’avoir le choix. À l’école,
si tu n’as pas le cerveau adapté, ça peut aller
très loin. C’est le cancre, le fainéant, celui
qui ne veut pas travailler, est de mauvaise volonté voire
insolent, provocateur… Pour avoir la paix, il faut apprendre,
donc. Le seul espace de liberté qui reste, c’est cette
toute petite marge entre le formatage et ton mode de pensée.
Vous avez raison. Mais ça ne peut marcher que quelque temps,
quand on est jeune. Après ce qu’il faut, c’est
ne pas s’oublier. Si on n’a pas coupé avec les
racines, il y a un moment où il une certaine différence
est permise, mais c’est vrai que c’est un rite initiatique
un peu merdique. C’est celui de la peur, de la petitesse…
mais il faut le passer. Je me rends compte qu’en ayant cinquante
balais et en ayant publié 26 bouquins, je peux me permettre
d’avancer comme je veux, et encore parfois mes éditeurs
me demandent de retravailler certains trucs, mais bon, j’ai
pas mal de liberté. Ce que je conseille aux plus jeunes c’est
d’apprendre à tolérer ça, parce qu’une
puissance de création trop forte, qui ne peut pas négocier,
est condamnée à une marginalité totale. Ce
qu’il faut c’est réussir à négocier
sans étouffer.
Dans le cadre professionnel, je le vois quand des chercheurs français
viennent en Argentine ou au Brésil. Ils ont une certaine
condescendance. Il y a toujours un moment où il y en a un
qui va me dire (à moi parce que je suis en France depuis
trente ans et que je suis Argentin et pas Brésilien) : «
Bon, ils sont bien sympas, mais quand même… »
Il y a cette certitude qu’un chercheur brésilien qui
mélange la macumba, l’irrationnel et le théorème
de Gödel, c’est de la soupe !
Ça va avec le « soyons sérieux… »
!
Absolument !
À ce propos, dans Le Mythe de L’individu, vous parlez
de l’idée d’adulte sérieux, qui est une
création moderne de toutes pièces et une illusion
totale.
Ce qui est triste dans ce terme, c’est que derrière
il y a un truc de très moche qui est « Renonce ».
Absolument !
Être responsable de soi et du monde, très bien. Mais
ça n’a rien à voir avec cette attitude amidonnée
et un peu psychorigide. Pour moi, cet adulte-là est celui
qui a renoncé à toute responsabilité. Il faut
faire attention parce que le môme est celui qui va dire «
mais pourquoi ? », il ne sait pas encore qu’il doit
être une merde égoïste. Il est traversé
par le monde, ce qui ne veut pas dire qu’il soit gentil mais
il est traversé par un tas de puissances. L’adulte,
c’est celui qui dit « occupe-toi de ton cul ! ».
On identifie l’adulte avec cette coupure du monde, ce qui
pour moi n’est pas compatible avec le fait d’être
responsable. C’est un grand débat qui existe au sein
de la communauté psy : est-ce que l’objectif est qu’une
personne devienne un adulte s’occupant de ses affaires, de
son compte en banque, qu’il renonce aux illusions, avec la
double morale : tu couches avec ta secrétaire mais tu as
bobonne à la maison ? Pour beaucoup, un adulte, ça
serait ça ! C’est un principe d’irresponsabilité,
et en général quand on dit à quelqu’un
« sois adulte », c’est qu’on en train de
dire une saloperie.
Ce qui est gênant dans ce terme c’est qu’il signifie
« qui n’est plus enfant », « qui s’est
enfin débarrassé du gosse ».
Pouvoir garder "son gosse" c’est fondamental.
Et normal.
Si la norme est la majorité alors non, ça n’est
pas normal !
C’est pourtant le cheminement naturel…
Effectivement c’est naturel. En ce qui me concerne, je sais
que Miguelito est toujours là. Ça ne nie pas mes responsabilités,
au contraire, c’est parce qu’il est là que tout
à coup je ne peux ne pas assumer certaines choses. Si j’étais
un adulte, je trouverais mille raisons pour me dire « allons
allons ! »… Alors que Miguelito, il est là, en
train de me casser les couilles tout le temps ! Devant le «
circulez, y’a rien à voir ! » l’adulte
ne se mêle pas de ce qui ne le regarde pas, alors que toute
ma vie Miguelito m’a dit « vas voir ! »
Bibliographie de Miguel Benasayag et bibliographie conseillée
:
Sur le net : Malgré tout
Collectif créé au milieu des années 80, quand
la démocratie était revenue en Argentine. Le défi
était : comment peut penser le monde et dans sa complexité
et dans l’agir ? « On l’a appelé ’Malgré
tout’ parce que pourquoi on continuait à faire des
choses… parce que malgré tout, voilà. Le désir
existe malgré tout. On a abordé des questions qui
allaient de la crise dans la science à celle de la pensée…
C’est un collectif à géométrie variable,
tantôt il existe beaucoup, tantôt peu, surtout en Argentine,
au Brésil, en Italie… et en France aussi », résume
Miguel Benasayag.
Sur papier :
Malgré tout. Contes à voix basse des prisons argentines,
La Découverte, 1982
Le mythe de l’individu, La Découverte, 1998.
Che Guevara : du mythe à l’homme, Bayard, 2003
La Fragilité, La Découverte, 2004.
Abécédaire de l’engagement, Bayard, 2004.
Sur papier et à plusieurs
Transferts. Argentine, écrits de prison et d’exil,
avec Francisco Sorribès Vaca, La Découverte, 1983.
Peut-on penser le monde ? Hasard et incertitude, avec Herman Akdag
et Claude Sekroun, Éditions du Félin, 1997.
La fabrique de l’information. Les journalistes de l’idéologie
et de la communication, avec Florence Aubenas, La Découverte,
1999.
Résister c’est créer, avec Florence Aubenas,
La Découverte, 2002.
Connaître est agir : paysages et situations, avec Angélique
del Rey, La Découverte, 2006.
Plus Jamais Seul : le phénomène du portable, avec
Angélique del Rey, Bayard, 2006.
Éloge du conflit, avec Angélique del Rey, La Découverte,
2007.
En élargissant :
Bentham, Le panoptique, Mille et une nuits, 2002.
Camus, Le mythe de Sisyphe, Folio essais, Gallimard, 1985.
Camus, L’homme révolté, Folio essais, Gallimard,
1985.
Debord, La société du spectacle, Folio essais, Gallimard,
1996.
Deleuze et Guattari, Mille Plateaux, Minuit,1998.
Deleuze, Spinoza Philosophie pratique, Minuit, 2003.
Musil, L’homme sans qualités, Points, 1998.
Spinoza, L’éthique, Folio essais, Gallimard, 1993.
Sur l’écran : La Femme de sable, Hiroshi Teshigahara,
1964.
Notes
[1] Marie-Monique Robin est notamment l’auteur du documentaire
Le Monde selon Monsanto.
Miguel Benasayag : "Emmerder tous ceux qui vous emmerdent
!"
http://www.article11.info/?Miguel-Benasayag-Emmerder-tous
Précision : comme pour le précédent entretien
(que vous pouvez retrouver ici),
http://www.article11.info/spip/spip.php?article468
la forme que j’ai privilégiée est une alternance
de passages sans questions et de bouts de conversations, auxquels
j’ai intriqué des citations de ses bouquins en sauts
de coq-à-l’âne.
Après la première salve, il y a deux mois, vous tourniez
aux anxiolytiques tant l’impatience vous rongeait… Au
large le Tranxène : Miguel Benasayag, ancien guérillero
guévariste devenu philosophe et psychanalyste, reprend la
parole sur Article11. Avec un langage simple et imagé, il
évoque un large éventail de préoccupations
quotidiennes pour le moins fondamentales… Une belle leçon
de choses.
Précision : comme pour le précédent entretien
(que vous pouvez retrouver ici), la forme que j’ai privilégiée
est une alternance de passages sans questions et de bouts de conversations,
auxquels j’ai intriqué des citations de ses bouquins
en sauts de coq-à-l’âne.
*
La plupart des gens écrasent l’intentionnalité
et la puissance de l’enfant… Et ils l’écrasent
sur des raisons à la con ! Parmi les plus courantes, tout
ce qui est prestance, pouvoir et maîtrise. En travaillant
depuis des années en pédopsychiatrie, je n’idéalise
absolument pas l’enfant. Disons que chez la plupart des enfants,
il y a une perception du monde qui peut être très forte.
Le problème, c’est que cette perception du monde, de
la vie – cette idée que la vie ne peut pas être
simplement cette merdouille-là – , les gens passent
malheureusement leur temps à la trahir. Ce qui peut les rendre
malheureux ou heureux, ça dépend.
L’histoire, avec le bonheur et le malheur, c’est qu’on
peut être heureux ou malheureux pour à peu près
n’importe quoi. Un salopard fini, un archi-canaille peut être
très heureux de sa canaillerie. Il n’y a pas de morale
universelle qui punit du malheur les méchants et qui récompense
les gentils par le bonheur. Par contre, je pense qu’il y a
une sorte de délitement. On se perd, il y a une plénitude
qui n’est plus possible. Mais je ne dirais pas que la personne
qui trahit tout, qui ensevelit tout est forcément malheureuse.
Quelqu’un peut avoir une vie tout à fait vide, une
vie dans laquelle il n’était que dans la recherche
de pouvoir, dans la recherche de l’instrumentalisation des
autres – donc forcément assez vide de substance –
et néanmoins ne pas craquer et être très heureux.
Il y a une sorte de jouissance de la maîtrise dans le fait
de se dire : « J’ai enculé tout le monde toute
ma vie et je n’ai jamais été puni ! ».
C’est un problème que la philosophie a toujours posé.
Un problème drôle et un drôle de problème
d’ailleurs. Cette préoccupation remonte aux Grecs :
les présocratiques ne s’occupaient pas de morale mais
plutôt des choses (et c’est pour ça que je les
aime particulièrement) mais, à partir de Socrate,
on s’intéresse à la morale et aux hommes. C’est
donc assez logiquement à partir de ce moment-là, que
l’on se pose la question de savoir si un salopard peut mourir
impuni et heureux. Pour ma part, je pense qu’un salopard est
toujours puni, mais d’une manière tout à fait
paradoxale. En Argentine, par exemple, il y a un tortionnaire très
connu – notamment pour avoir massacré des bonnes sœurs
françaises – qui s’appelle Alfredo Astiz. C’est
le prototype du mec qui vit dans une véritable jouissance
narcissique. Il est plutôt impuni, puisqu’il n’a
fait que très peu de tôle comparé à l’horreur
de ses crimes, et il est très content : c’est un play-boy
de cinquante ans qui baise des jolies nanas et qui roule dans des
grosses bagnoles.
Alors : pour un mec comme ça, la punition, ça serait
quoi ? Ce n’est pas une punition directe qu’il pourrait
ressentir comme telle. La punition, c’est que son être
a perdu un tas de dimensions. Ce qu’il a perdu c’est
simple : quand on a été un violeur, tortionnaire,
assassin, lâche, vivre un amour profond avec une personne
est impossible. Pour cet homme-là, regarder ses enfants et
leur parler de ce qu’il a construit dans la vie est impossible.
Il y a donc un tas de dimensions qui sont impossibles et qu’il
a perdues. Et le paradoxe de cette punition est que ces dimensions
qu’il ne peut désormais plus atteindre, il s’en
fout éperdument !
Force est de constater que l’inverse est également
vrai. J’ai une amie qui habite en France maintenant et qui
était également engagée dans la résistance
en Argentine : elle a été torturée, violée,
elle a passé douze ans en tôle. Elle est terriblement
malheureuse. À côté de ça, Astiz lui,
est profondément heureux. C’est injuste, mais hélas,
c’est comme ça. Encore une fois, il n’y a pas
de morale universelle !
Pourtant, malgré tout, je crois que très profondément,
il y a quelque chose de cette femme qui est bienheureux. Il y a
une dignité, une vie très dure, mais une vie, elle
n’a à avoir honte de rien et elle est un être
humain qui a assumé ce qu’il y avait à assumer.
Mais ceci ne va pas obligatoirement de pair avec le bonheur, ni
avec la gratification. Ma femme n’est pas morte contente ni
dans le bonheur, malgré son engagement pour la liberté
et contre le régime dictatorial…
On dit toujours que l’important n’est pas d’offrir
de bonnes réponses, mais de trouver les bonnes questions.
Et notre époque, sur beaucoup de points, se plante de question.
La question n’est pas « Suis-je heureux ? », mais
« Est-ce que j’assume ce qui se présente ? »,
car vivre, c’est ça. Pour un peintre, ça passera
par la création. Créer pour lui implique d’assumer
un tas de choses : peut-être s’intoxiquer a-t-il avec
sa peinture, peut-être sera-t-il un paria et mourra-t-il dans
la misère. Mais lui sait que sa vie passe par là,
qu’il a quelque chose à chercher de ce côté-là.
Il peut avoir de la chance, et être heureux tout en assumant
sa voie, c’est possible. Mais l’inverse l’est
également.
Notre époque perd de vue que le but de la vie n’est
pas le bonheur et qu’il y a cette autre dimension, très
concrète : ce qui se présente maintenant, dans l’instant…
Et l’instant est toujours très aléatoire ! Par
exemple, tu vas dans le métro ; il y a cinq wagon dans le
métro parisien, tu aurais pu louper ce métro, mais
tu as couru ; tu montes dans le troisième wagon et, dans
ce wagon, il y a trois fascistes qui s’attaquent à
un Arabe ; tu te dis : « Putain de merde, j’aurais pu
ne pas prendre le métro ! J’aurais pu ne pas monter
dans ce wagon ! Pourquoi est-ce que je dois assumer ça ?
». Et la seule réponse est : « Parce que c’est
comme ça. » Est-ce que faire le choix d’assumer
la situation est un bonheur ? Non, sûrement pas ! Je risque
probablement de me prendre un pain dans la gueule ! Mais cette dimension-là,
c’est la vie : une succession de situations qui se présentent
à nous avec des asymétries. Après, le bonheur
et le malheur… C’est vraiment du surcroît ! En
plus il y a des gens qui sont naturellement plus doués que
d’autres pour le bonheur. Cette sorte d’absolutisme,
du point de vue sémantique, dans le bonheur et le malheur
trompe un peu.
Si l’on met de côté cet aspect absolu, le bonheur
peut être une jouissance de l’instant, ce qui est un
bonheur concret. En parallèle de quoi il y a le fait d’être
"droit dans ses bottes", dans une vraie cohérence
avec soi.
Ce deuxième bonheur est, certes, très profond, mais
ne se manifeste pas nécessairement par une sensation de bonheur
ou de légèreté. Il y a quelques semaines, au
Brésil, il y avait une femme très intelligente, député
du parti de Lula. Dans une conférence, elle avait fait une
intervention juste après moi et elle a parlé de la
chanson brésilienne des années soixante. Dans la samba
et la bossa nova, il y a comme une sorte de revendication poétique
de la nostalgie, de la tristesse. Non pas comme quelque chose de
négatif, mais d’organique, d’ontologique. Le
bonheur "concrétique" est un bonheur en plastique,
à la con qui, aujourd’hui, apparaît comme un
impératif : sois heureux ! Il y a un autre bonheur, beaucoup
plus profond, qui peut paradoxalement être accompagné
d’une certaine mélancolie, d’un spleen…
Être "droit dans ses bottes", comme vous dites,
implique le fait de se dire : « Là j’ai fait
ce qu’il fallait faire ». Cette dimension est aujourd’hui
assez perdue, dans le sens où on ne lui accorde que très
peu d’importance. Récemment, un patient me disait :
« Ce que je cherche c’est être heureux, avoir
du plaisir… » Bien entendu, la recherche du bonheur
ne produit rien d’autre que le malheur, c’est mathématique
! Donc, nous discutions de ça en consultation, et quand je
lui ai dit que les actes des hommes et des femmes n’étaient
pas uniquement motivés par le bonheur ou le plaisir, ça
a été terrible. Pour lui, c’était impossible
à comprendre. Il ne voyait pas comment on pouvait faire les
choses autrement, comment on pouvait penser sa vie et motiver ses
actions autrement.
À vrai dire, l’être humain est traversé
par des tropismes, des motivations, des désirs, qui n’ont
rien à voir avec lui en tant que personne. Ils sont liés
à l’espèce, à l’époque,
l’histoire, la culture, l’art, la politique, les situations…
Il est très préoccupant de ne pas se rendre compte
que ce qui plaît à ma petite personne, ce n’est
que dix pour cent des choses par lesquelles je suis traversé.
Les quatre-vingt-dix pour cent restant viennent d’ailleurs.
C’est là où il y a un refoulement terrible puisque,
si quelqu’un ne veut suivre que son petit chemin d’individu,
il est forcément en train de refouler la plupart de son être.
Nous sommes débordés en permanence par des désirs,
des tropismes, des tendances, qui ne proviennent pas de nous en
tant qu’individu. Nous sommes des sortes de carrefour. Et
ces désirs, ces tropismes etc. qui représentent quatre-vingt-dix
pour cent de notre constitution – ce qui est énorme
– motivent une grande partie de nos actions. Ne pas assumer
cette multiplicité, c’est prendre le risque de devenir
barjo ! Avoir envie d’étudier Michaux, par exemple,
est une chose qui ne regarde pas les dix pour cent de l’identité.
On ne va pas se torturer à tenter d’excaver une raison,
quelle qu’elle soit. Et « être droit dans ses
bottes », c’est assumer ce par quoi nous sommes traversés,
même si ça n’a rien à voir avec notre
petite personne.
*
(Extrait de "Les Passions tristes, souffrance psychique et
crise sociale", La Découverte, 2003, p. 89)
Si les adultes parlent en termes de menaces ou de prévention-prédiction,
c’est sans doute parce qu’ils pensent que les temps
actuels ne sont pas propices au désir, car il faut s’occuper
de la survie. Et puis ils se disent qu’ « on verra plus
tard pour ce qui est de la vie et du désir, quand tout ira
mieux ». Voilà un piège fatal, car seul un monde
de désir, de pensée et de création est capable
de développer des liens et de composer la vie afin de produire
autre chose que le désastre. Notre société
ne fait pas l’apologie du désir, elle fait plutôt
l’apologies des envies. Celles-ci sont une sorte d’ombre
appauvrie du désir, elles sont tout au plus des désirs
formatés, normalisés. Comme le dit Guy Debord dans
La Société du spectacle, les gens ne trouvent pas
ce qu’ils désirent, ils se contentent de désirer
ce qu’ils trouvent.
Le grand défi lancé à notre civilisation est
donc de développer des noyaux désirants, des pratiques
concrètes à même de l’emporter sur les
envies individuelles et les menaces qui en découlent. Éduquer
au profit de la culture et de la civilisation, cela signifiait –
et signifie encore – créer des liens sociaux et des
liens de pensée. La menace, elle, est iatrogène, car
elle tend à briser davantage tous les liens qui unissent
les personnes.
*
Il y a une façon d’être adulte qui n’est
pas dans l’écrasement de l’enfance. Il y a une
façon d’être adulte qui est, selon la phrase
de Sartre, de se montrer responsable de ce qu’on n’a
pas choisi. C’est la façon positive de considérer
l’être adulte, ça peut impliquer les problèmes
écologiques, sociaux, mais c’est également la
conscience des situations et la responsabilité qui en découle.
Ça pourrait être un chercheur en biologie qui continue
de chercher quand il pourrait arrêter. Si on s’en tient
à cette définition-là, il est évident
qu’il n’y a pas beaucoup d’adultes !
Ce que notre société appelle adulte, c’est quelqu’un
qui a renoncé à tout, qui ne s’occupe que de
ces dix pour cent personnels, qui est au service des biens…
Ce que l’on entend communément par "adulte "
est quelque chose de très destructeur, de mortifère.
Dans ce sens il, y a une vraie perversion des mots. Être adulte,
ce n’est pas forcément négatif, si on prend
en compte cette idée d’assumer la responsabilité
de ce qu’on n’a pas choisi. Pour ne pas donner d’exemples
tragiques, un musicien qui continue d’explorer une voie, on
pourrait lui dire : « Mais écoute, pourquoi ne restes-tu
pas tranquille ? Pourquoi ne te reposes-tu pas un peu sur tes acquis
? ». Mais lui se sent responsable de ce qu’il a à
chercher. Et cette responsabilité-là, il ne l’a
pas choisie, elle lui est tombée dessus.
D’un point de vue psychanalytique, la plupart de mes collègues
considèrent comme "adulte " l’homme ou la
femme qui n’est plus dans un rapport imaginaire avec le monde.
Si quelqu’un vient en consultation en disant : « Je
ne peux pas dormir parce que dans le collège en bas de chez
moi des flics sont venus chercher deux mômes, et que je n’ai
rien fait pour l’empêcher », le psychanalyste,
s’il fait son métier, va l’aider à se
déculpabiliser. Il va l’aider à comprendre que
les deux enfants lui font penser à lui et à son petit
frère quand ils étaient petits et que sa maman lui
tapait sur les fé-fesses. C’est ça, le boulot
de faire que les gens deviennent adultes, en psychanalyse. Il faut
le dire très concrètement, et pas seulement en psychanalyse
mais aussi en pédopsychiatrie, les trois quarts de mes collègues
travaillent dans ce sens : le monde c’est ton nombril ! C’est
absolument terrible.
Les gens confondent "simple " et "facile ".
Pendant la dictature en Argentine, on savait grosso modo qui était
dans la chose. Dans la résistance. Il y avait ces trois filles,
trois copines, que je connaissais du mouvement hippie contre culture.
Je savais que ces trois filles étaient dans la résistance…
et d’ailleurs c’était facile à savoir
parce que, du haut de leur minijupes et leurs bottes, elles nous
regardaient avec un air méprisant… Je me souviens qu’à
l’époque, on me disait : « Alors Miguel, c’est
quand que tu te décides ? ». Donc, un jour, j’ai
pris un rendez-vous avec elles. C’était comme ça
que ça se passait, et je savais que si je le faisais, il
y aurait un avant et un après.
Ça, c’était la chose la plus simple à
faire. C’est-à-dire que tu es un connard de petit-bourgeois
pauvre, fils d’une juive qui s’est sauvée de
la chambre à gaz par hasard et d’un mec de la province,
tu vois les Indiens maltraités, les militaires, la violence,
tu vois toute cette merde et tu as un désir simple. Ce que
tu veux, c’est résister à ça. Ce que
tu veux, c’est dire : « On y va ! On parie pour la vie.
On parie pour la lutte. On va tirer sur les militaires ! ».
C’est d’une simplicité incroyable ! La chose
la plus simple à faire était de s’engager dans
la résistance, mais ce n’était pas la plus facile.
Or, si on choisit la facilité, on loupe sa vie et, en plus,
ça devient de plus en plus compliqué… Un exemple
idiot : c’est plus facile de ne pas faire le ménage
aujourd’hui, mais au bout de deux mois que je n’ai pas
fait le ménage, ça devient tellement compliqué
de vivre chez moi que je suis encore plus dans la merde.
Il y a ce qui est simple et ce qui est facile. Et ce qui est simple
n’est pas facile. À chaque carrefour de la vie, il
ne faut pas exagérer, on sait très bien ce qu’il
faut faire ! C’est de la branlette de dire le contraire !
Bien sûr que la vie est complexe… Mais tout de même,
entre être un connard, un lâche et un mec qui assume…
Après, on assume ou on n’assume pas, justement ! Mais
il ne faut quand même pas exagérer, on sait très
bien à quoi correspondent les voies ! Entre passer à
côté de quelqu’un qui se fait agresser par des
skinheads et regarder à côté, et tenter de faire
quelque chose… Encore une fois, on fait ou on fait pas, ce
n’est pas le problème, mais entre les deux on sait
très bien qu’il y a une asymétrie ! Cette simplicité
ontologique nous met dans des trucs très compliqués,
c’est évident, mais c’est de la mauvaise fois
de dire qu’elle n’existe pas !
Vivre, ce n’est pas autre chose que ça : le plus souvent
possible, assumer cette voix de la simplicité dans laquelle
il n’y a pas de prises de tête. Par exemple avec les
métèques sans papiers, tu te dis : « Je n’ai
aucune idée de ce que va devenir la France, de ce que va
devenir le monde. » Très bien. Mais voilà, il
y a des connards de flics qui viennent chercher les mômes
dans les écoles… Un métèque, fils de
métèque, qui va à l’école et qui
est venu ici pour survivre… Franchement, c’est si complexe
que ça ? Elle n’est pas assez claire, l’asymétrie
? Il ne faut tout de même pas déconner ! Tous ces gens
qui moralisent et qui disent à tour de bras « Sois
sérieux mon petit, pense au futur ! », sont en fait
des petites canailles qui essayent d’estomper ce qui est simple
et évident. Pourquoi est-ce qu’ils disent « Pense
au futur », « Pense à tes enfants », «
Pense à ton compte en banque » ? Simplement pour dévier
le regard de ce qu’il se passe dans le quotidien, dans le
présent. Pour camoufler ce qui nécessite du courage
et qu’il faut assumer. C’est une manœuvre de diversion.
Qui leur permet aussi de justifier leurs propres choix.
Tout à fait. Et ça, c’est le truc fantastique
avec les lâches et les canailles : ils ont besoin de constater
que tout le monde est comme eux. C’est une véritable
obsession ! Honnêtement, malgré toutes les conneries
que j’ai pu faire dans ma vie, je ne me considère ni
lâche ni canaille. Bon. Eh bien, je ne passe pas ma vie à
vouloir convaincre les gens de quoi que ce soit ! Eux, en revanche,
passent leur temps à vouloir convaincre les autres que le
courage, l’amour, la solidarité, ne sont pas possibles
et qu’il ne faut quand même pas rêver, que tout
ça n’est qu’une utopie puérile etc. Il
est indispensable pour eux de le montrer parce que sinon, il leur
faudrait assumer leur lâcheté. Et dans le cas où,
la solidarité, l’amour etc. n’existent pas, ce
sont eux qui ont raison. Les lâches sont très casse-couilles
parce qu’ils veulent montrer envers et contre tout qu’il
n’y a que cette possibilité-là. Ça fait
peut-être vieux con de parler de ça, mais si notre
époque est une époque de couilles-molles, reste cependant
que l’enjeu est celui-là, et que ce sera toujours le
cas. Moralité : Il faut emmerder tous ceux qui vous emmerdent
!
*
(Extrait de "Le Mythe de l’individu", La Découverte,
1998, pp. 123 et 124)
(…) Le hasard qui crée sans aucune nécessité
une situation est à reconnaître comme le « destin
» de cette situation dans le sens que les anciens donnaient
à ce terme en l’articulant au concept de liberté.
Ce n’est pas ce qui nous attend, ce n’est pas, comme
le croit l’homme de la modernité, ce rendez-vous fatal
vers lequel nous nous dirigeons inexorablement. C’est au contraire
quelque chose qui se situe toujours en amont, dans le principe permanent,
et qui ne s’identifie en aucun cas à la fatalité.
C’est pour cela que l’interrogation de la modernité
: « l’homme est-il libre ? » ne peut trouver de
réponse, car la question de la liberté humaine se
traite en terme de devenir libre, par l’assomption de la liberté
de la situation, et non de par un libre arbitre imaginaire. La liberté
n’est pas quelque chose qu’on puisse posséder,
pas plus qu’on ne peut être libre de faire ceci ou cela.
La liberté n’est pas un « droit », elle
est ce défi situationnel auquel l’homme peut participer,
dans un « devenir libre », sans que ce devenir n’advienne
à un point d’arrivée. Devenir libre dans la
mesure où, dans l’ici et maintenant de chaque situation,
l’homme participe par sa praxis à la liberté
qui ordonne la situation.
*
Dire un truc du genre « Cet après-midi je vais discuter
d’Henri Michaux » entraîne les trois quart du
temps un : « Pourquoi faire ? ». Alors que c’est
une finalité en soi. L’époque est une époque
de canailles, mais elle ne va pas jusqu’à demander
« Pourquoi faire ? » si on dit : « Cet après-midi
je vais baiser avec une belle fille ». Idem si on dit : «
Cet après-midi je vais gagner dix-mille euros ». Alors
que voilà, si vous dites « Je vais étudier tel
sujet de biologie », on ne voit plus la finalité en
soi d’une vie riche et multidimensionnelle. La question c’est
à quoi les gens ne demanderait pas « Pourquoi faire
? », parce qu’attention, faire l’amour avec quelqu’un,
il arrive que l’on demande pourquoi faire. L’utilitarisme
arrive même jusque-là… J’ai des patients
qui vont dire : « Après tout, faire l’amour avec
quelqu’un, s’il n’y a pas de suites, à
quoi ça sert ? ». Donc, la seule chose sur laquelle
on ne pose pas la question du sens, c’est gagner de l’argent.
Toute activité ne trouvera sa justification que si elle est
un moyen pour arriver à une fin. Et la seule activité
qui serait une fin en soi, c’est gagner de l’argent
puisque même les rapports amoureux et amicaux sont rongés
par l’utilitarisme.
Et gagner de l’argent, pourquoi faire ?
Absolument ! Cette perception inversée, que nous partageons,
me conduit à demander souvent : « Et pourquoi voulez-vous
gagner de l’argent ? ». Si quelqu’un me dit «
Cet après-midi, je vais parler avec un spécialiste
mordu de Henri Michaux, et on va y passer l’après-midi
», je ne demanderai pas pourquoi faire. S’il me dit
« Je vais baiser avec une belle fille toute l’après-midi
», ou « Je vais planquer des clandestins » ou
encore « Je vais étudier toute la journée »,
je ne demande pas pourquoi faire ! C’est là-dessus
qu’il faut résister. Il faut inverser la chose et ne
poser la question du pourquoi faire qu’en cas de : «
Je vais gagner du pognon ».
Il ne faut pas tomber dans le piège de la justification parce
que dans la vie les choses n’ont pas d’explication linéaire.
Il faut refuser de répondre aux « Pourquoi faire ?
». Ne pas commencer à se demander à quoi ça
renvoie, et essayer à tout prix de trouver une raison qui
explique le pourquoi d’Henri Michaux qui, à tel moment,
va exalter quelqu’un. On tombe dedans, on tombe dedans, point
! Mais ça, c’est un mode de résistance ! Un
mode joyeux de résistance qui est de trouver la finalité
dans ce qu’on fait, et de ne pas être esclave du transitif.
*
(Extrait de "Le Mythe de l’individu", La Découverte,
1998, pp. 165 et 166)
Le capitalisme a construit cette image aberrante d’un homme
qui détruit la vie sur la planète en poursuivant ce
qu’il croit être ses intérêts particuliers.
On essaye ainsi de penser le monde en termes d’utilité
et d’intérêts en ne respectant que ce qui nous
apparaît comme utile. Mais (…) comme le disent les sages
taoïstes : « Tout le monde connaît l’utilité
de l’utile, mais personne ne sait l’utilité de
l’inutile. » Comme l’écrit aussi Stanislas
Breton : « Or, le plus étrange, dans cette étrange
histoire, c’est que l’agir qui ne fait rien, loin d’annuler,
est ce qui donne au monde sa consistance dans l’être.
»
Nous pourrions ainsi, dans la logique utilitariste, nous demander
à quoi sert la poésie, à quoi sert la musique,
à quoi servent la solidarité et l’amour entre
les hommes, ou bien encore à quoi servent le respect de la
vie des animaux, le respect de la nature. Des gens bien intentionnés,
afin de s’opposer à la folie néolibérale
utilitariste, tentent de démontrer l’utilité
profonde de ces choses-là. C’est aussi ce qu’on
fait un certain nombre de révolutionnaires dans ce siècle
en essayant d’opposer à l’utilitarisme capitaliste
un utilitarisme socialiste.
Il ne s’agit nullement de regretter l’Histoire, mais,
si nous voulons que tant de souffrances et d’efforts révolutionnaires
n’aient pas été vains, il faudra bien en tirer
la conclusion qu’un utilitarisme « alternatif »
ne saurait en aucun cas vaincre l’utilitarisme capitaliste,
car le capitalisme est dans son essence même la conception
que le monde, la nature et les hommes sont des utilisables. Il ne
peut donc pas, par définition, exister d’alternative
utilitariste au capitalisme. (…)
(…) Il faut construire ici et maintenant des situations sociales
capables d’assumer que le partage, la poésie etc.,
sont des biens et des fins en soi.
*
Vous avez travaillé sur les médias1, vous en faites
une critique assez acerbe et, en parallèle, vous leur accordez
du temps. Est-ce que ce n’est pas contradictoire ?
Je n’ai pas un rapport si particulier que ça avec
les médias. Je ne suis pas tout le temps dans les médias
officiels. Je circule beaucoup dans le réseau, très
existant bien que diffus, des médias parallèles et
minoritaires. Ceux-là approfondissent ce qui les intéresse
vraiment. Bon, ça ne gène pas de temps en temps, quand
on m’invite à des émissions comme celle de Taddeï,
de venir faire un passage à la télévision.
Pareil pour France inter. Et puis, j’ai quand même travaillé
deux ans pour France Culture. Il y a les médias intermédiaires
avec lesquels le rapport est très sain et simple, et les
grands médias. Ce sont vraiment deux choses différentes.
Les grands médias ne doivent jamais être un objectif
et il faut être bien conscient qu’on ne peut pas les
manipuler. C’est une sorte d’accord de non-dupes. Si
on accepte d’aller à la télé, c’est
comme pour faire coucou et dire « Voilà, cette position-là
existe aussi ».
Ce sur quoi nous avions travaillé avec Florence Aubenas,
c’est sur cette vision du monde que représente les
macro-médias. On ne peut pas les attaquer sur une prétendue
objectivité, ni leur demander de ne pas mentir. Ils sont
une vision du monde, avec tout un système référentiel.
Il nous semblait important de comprendre que le journalisme n’était
pas une question de neutralité, mais qu’il construisait
un monde selon des conceptions précises. Il est fondamental
de travailler là-dessus, pour essayer de voir ce qu’il
y a derrière.
*
(Extrait de "La Fabrication de l’information. Les journalistes
de l’idéologie et de la communication", avec Florence
Aubenas, La Découverte, 1999, pp. 9 et 10)
La transparence s’est imposée comme la norme centrale
de notre société. La figure du bien passe par le fait
de pouvoir être montré. Plus généralement,
pour qu’une situation puisse être exposée, il
faut qu’elle soit avant tout représentable, qu’elle
puisse apparaître. La presse s’est fait le gendarme
de cette norme. Par là, elle contribue à construire
et à reconstruire chaque jour le monde.
Le travail d’un journaliste ne consiste souvent plus à
rendre compte de la réalité, mais à faire rentrer
celle-ci dans le monde de la représentation. Ce phénomène
nous a conduit à vouloir envisager la presse non plus comme
une des pièces de notre système, mais comme un univers
en soi, autonome, avec ses codes, ses images, son langage, ses vérités.
En prenant ce chemin le but n’est pas de désigner en
coupable idéal et universel, une presse omnipotente : le
monde de la communication est devenu trop complexe pour n’impliquer
qu’une catégorie socioprofessionnelle. Nous participons
tous aujourd’hui au monde de la communication.
Les journaux se retrouvent en effet dans une étrange posture.
Ils n’ont jamais été autant sollicités
qu’au moment même où les critiques les plus dures
s’accumulent sur leurs têtes. Quelle que soit son opinion
des journalistes, la plus microscopique association se donne généralement
pour premier objectif de décrocher une « couverture
médiatique ». Bref, tout le monde sait aujourd’hui
que les journaux reflètent moins la réalité
que la représentation qu’ils en ont créée,
mais chacun, mais chacun veut pourtant y être présent.
« passer à la télé » est devenu
une étape acceptée pour qui veut aujourd’hui
« exister ». Donner naissance à une autre presse
est aujourd’hui l’affaire de tout le monde, ceux qui
la font, ceux qui y paraissent et ceux qui la lisent.
*
Le mouvement de la désobéissance civile utilise les
médias qui représentent du coup une de leurs armes
les plus importantes. Que pensez-vous de ce rapport entre militantisme
et médias ?
Je me suis beaucoup bagarré, dans les milieux alternatifs,
contre l’idée qu’il faut à chaque fois
absolument attirer les journalistes. Il faut avoir une vedette,
faire un coup d’éclat ou faire le con… Le problème
là-dedans, c’est cette illusion bête de prendre
un raccourci. Pour développer un mouvement de base, il faut,
je ne sais pas moi, trois ans voire cinq ans, peu importe, mais
eux sont persuadés qu’en se servant des médias,
ils réduisent le temps de trajet avec un point d’arrivée
identique. Le souci c’est qu’une lutte qui existe par
les médias, ne fait pas le même boulot que le mouvement
qui va vraiment prendre le temps de creuser son terrain. En principe,
l’un n’exclut pas l’autre, mais dans la réalité,
si. Et puis les gens qui sont obsédés par les médias
finissent par délaisser peu à peu le travail de terrain,
parce que ça les emmerde ! Il faut quand même se rendre
compte que les médias ont une fonction de nouvelle transcendance
dans notre époque. Être à la télé
ou dans les grands médias, a pour les individus d’aujourd’hui
une connotation de transcendance : si on est là, on est presque
dans l’au delà, il y a quelque chose de sacré.
Les médias ont réellement une fonction, un peu frelatée
certes, de sacré. J’ai vu plein de gens très
honnêtes dans le milieu alternatif, des gens qui ont vraiment
des choses à dire et à défendre, tomber dans
une dépendance toxicomaniaque aux grands médias. Après
on peut se raconter des histoires et dire « Mais tu comprends,
c’est pour donner plus de visibilité à la lutte
! », la vérité – et nous avons tous des
noms en tête quand on y pense –c’est qu’il
y a de véritables intoxiqués des médias. Quand
je travaillais à France Culture, et dieu sait que France
Culture c’est tout petit, déjà, à ce
niveau là, les gens avaient du mal à lâcher
prise. Ils se sentent un peu de l’autre côté,
au delà de la vie et du quotidien des mortels. Comme des
« sachant ».
*
Extrait du livre du Comité Invisible, "L’Insurrection
qui vient" (La Fabrique, 2007, p. 71) : « Contenir sans
fin toutes les affirmations, désactiver pas à pas
toutes les certitudes qui viennent fatalement à se faire
jour, tel est le long travail de l’intelligence occidentale.
La police et la philosophie en sont deux moyens convergents quoique
formellement distincts. » Que vous inspire cette citation
?
C’est un peu décontextualisé, donc je vais
peut-être dire une connerie mais, j’ai l’impression
que ça a à voir avec la simplicité (Thème
abordé plus haut N.D.L.R). C’est-à-dire qu’il
y a, dans l’occident, une façon de faire diversion
par rapport à ce qui est évident et simple. Elle consiste
à faire du faux sérieux, à opposer des doutes,
en refusant d’être dupe… et elle tombe souvent
dans le ridicule. Par exemple, aujourd’hui tout le monde est
« lucide » par rapport aux années soixante-dix,
mais reste que tout le monde est très dupe des années
deux mille ! Et l’on parle beaucoup des années soixante-dix
histoire de ne pas se pencher sur les années deux mille…
Et puis être lucide par rapport aux années soixante-dix,
c’est un peu tard !
Dans la pensée occidentale, il y a effectivement une confusion
entre lâcheté et intelligence. Il y existe un certain
scepticisme qui a bonne presse. Dans les dîners mondains et
les salons parisiens, être quelqu’un qui a des certitudes
et des convictions, ça fait dîner de cons ! On les
aime bien, mais uniquement pour s’en amuser avec un œil
condescendant, un peu comme on regarde un gamin qui annonce fièrement
qu’il sera cosmonaute ! Il y a des dimensions, dans l’engagement
et le désir, que l’on ne peut pas expliquer consciemment
avec des doutes. Il faut accepter, comme dirait Freud, que l’on
est pas maître chez soi – Je ne sais pas si les mecs
faisaient référence à ça ! En tout cas,
on ne peut pas être désirant et cartésiennement
conscient. C’est impossible. Si on est désirant dans
le sens de Deleuze chez qui le désir est un désir
situationnel et où on considère que l’époque
désire à travers soi… Au lieu d’être
dix ans dans la guérilla, j’aurais pu être dans
le coma pendant ces dix ans-là et ça n’aurait
rien changé ! Bien entendu qu’il y a un non-sens dans
ce qu’on fait... Parce que la vie n’a pas de sens, parce
que l’Histoire n’a pas de sens… Mais si on va
chercher la cinquième patte au chat, à vrai dire,
il n’y a aucune raison de faire quoi que ce soit ! Le souci,
c’est que nous avons un corps, que nous sommes situés,
que nous sommes là et pas à côté et donc
que nous nous engageons. Et nous ne nous engageons pas parce que
nous avons raison universellement, et c’est ça, qu’en
Occident, on a du mal à accepter. Bien entendu qu’on
est un peu con quand on s’engage, bien entendu ! Mais l’option
ce n’est pas d’être con en s’engageant ou
d’être intelligent autrement ! L’option, c’est
d’être con en s’engageant, mais aussi vivre une
vie digne de ce nom, ou être un lâche, un collabo qui
ne vit que partiellement. L’avantage de savoir qu’il
y a un côté con dans l’engagement, c’est
de pouvoir essayer dans la mesure du possible de ne pas être
Pol Pot. Et il y en a plein, des petits Pol Pot, qui n’ont
pas tué une mouche et qui sont convaincus de détenir
la vérité universelle ! Je ne parle pas du doute,
mais savoir que l’on est pas dans une vérité
universelle transcendantale, ça sert pour lever le pied à
certains moments. Par exemple, mon combat pendant la résistance,
c’était la lutte armée. Dans ce contexte, être
conscient de ça, permet de ne pas passer du côté
des barbares en se permettant n’importe quoi tant on est convaincu
d’avoir raison... Et croyez-moi ça arrive plus vite
qu’on ne l’imagine. Il faut accepter notre part de connerie
et ne pas s’accrocher à l’idée d’être
lucide tout le temps, ce qui impliquerait ne pas avoir de corps…
Surtout que s’extraire d’une situation est une illusion
narcissique. Personne ne s’extrait réellement d’une
situation. Ou alors, il ne vit pas.
Références bibliographiques et autres
Sur le net : Malgré tout
Collectif créé au milieu des années 80, quand
la démocratie était revenue en Argentine. Le défi
était : comment peut penser le monde et dans sa complexité
et dans l’agir ? « On l’a appelé ’Malgré
tout’ parce que pourquoi on continuait à faire des
choses… parce que malgré tout, voilà. Le désir
existe malgré tout. On a abordé des questions qui
allaient de la crise dans la science à celle de la pensée…
C’est un collectif à géométrie variable,
tantôt il existe beaucoup, tantôt peu, surtout en Argentine,
au Brésil, en Italie… et en France aussi », résume
Miguel Benasayag.
Malgré tout. Contes à voix basse des prisons argentines,
La Découverte, 1982.
Le mythe de l’individu, La Découverte, 1998.
Che Guevara : du mythe à l’homme, Bayard, 2003.
Les Passions Tristes, souffrance psychique et crise sociale, La
Découverte, 2003.
La Fragilité, La Découverte, 2004.
Abécédaire de l’engagement, Bayard, 2004.
A plusieurs :
Transferts. Argentine, écrits de prison et d’exil,
avec Francisco Sorribès Vaca, La Découverte, 1983.
Peut-on penser le monde ? Hasard et incertitude, avec Herman Akdag
et Claude Sekroun, Éditions du Félin, 1997.
La Fabrique de l’information. Les journalistes de l’idéologie
et de la communication, avec Florence Aubenas, La Découverte,
1999.
Du Contre-pouvoir, avec Diego Sztulwark, La Découverte, 2000.
Résister c’est créer, avec Florence Aubenas,
La Découverte, 2002.
Connaître est agir : paysages et situations, avec Angélique
del Rey, La Découverte, 2006.
Plus Jamais Seul : le phénomène du portable, avec
Angélique del Rey, Bayard, 2006.
Éloge du conflit, avec Angélique del Rey, La Découverte,
2007.
En élargissant :
Bentham, Le panoptique, Mille et une nuits, 2002.
Camus, Le mythe de Sisyphe, Folio essais, Gallimard, 1985.
Camus, L’homme révolté, Folio essais, Gallimard,
1985.
Comité Invisible, L’Insurection qui vient, La Fabrique,
2007.
Debord, La société du spectacle, Folio essais, Gallimard,
1996.
Deleuze et Guattari, Mille Plateaux, Minuit,1998.
Deleuze, Spinoza Philosophie pratique, Minuit, 2003.
Musil, L’homme sans qualités, Points, 1998.
Sartre, L’Existentialisme est un humanisme, Gallimard, Folio
essai, 1996.
Spinoza, L’éthique, Folio essais, Gallimard, 1993.
1 Lire notamment La Fabrication de l’information avec Florence
Aubenas.
http://www.article11.info/?Miguel-Benasayag-Emmerder-tous
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