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Richesse et puissance d’agir
entretien avec Miguel Benasayag
Angélique Del Rey L’école des compétences
Halte aux méthodes du néomanagement !
L'invasion des petits chefs gestionnaires par Miguel Benasayag

Origine : http://www.mjcris.org/pageplus_quoideneufl%27info.html#ecolecompetence

MJC : Nous voulons aborder avec toi la question de la richesse.L’étymologie du mot richesse vient de la racine germanique « reich » qui signifie « puissance créatrice ». Quelle peut-être cette puissance créatrice dans une époque triste et obscure comme la notre ?

Miguel : Une époque obscure, peut être définie comme une époque dans laquelle une société ne peut pas envisager le dépassement des problèmes centraux qui la menacent. Il y a des problèmes majeurs pour lesquels nous ne voyons pas d’horizon de dépassement possible (démographie, réchauffement climatique, désertification, problèmes liés à la croissance, à l’écologie, à l’économie, etc…).

Nous disons que cette époque est une époque obscure parce que nous, habitants de cette époque-là,nous ne pouvons pas, pour agir, entrevoir un horizon de dépassement qui ordonnerait nos actes.

Le propre de l’époque obscure c’est qu’il faut pouvoir accepter ce présent sans solution globale. Cela exige du courage. Ce sont des époques dans lesquelles, répondre à l’époque, signifie répondre à ce que l’époque elle-même pose comme défis, comme questions. Répondre aujourd’hui à notre époque en terme de puissance d’agir signifie oser lancer des recherches, des expériences, dans les lieux où les problèmes se posent.

MJC : Où se posent ces problèmes ?

Miguel : Comme le dit Michel Foucault : ce qui se produit de façon « correcte » au centre de la société, se constate avec dureté et brutalité dans la périphérie (périphérie des villes, périphérie de la normalité : la folie, la déviance, la maladie, dans les prisons…). Dans une époque obscure, le défi est la possibilité pour ceux qui le peuvent de lancer de la recherche théorique et des expériences pratiques dans la périphérie.

MJC : Ne penses-tu pas justement, parce que nous sommes dans une époque obscure, que la seule puissance créatrice pour les gens va être la puissance de l’argent ? Est-ce que cette recherche effrénée de l’argent n’est pas le seul moyen de sortir de l’impuissance ?

Miguel : Aujourd’hui être progressiste, signifie accepter le défi qu’il faille construire un modèle théorique et pratique dans lequel la question du désir soit centrale. C’est l’exemple que je donne souvent à propos de José Bové. Démonter un Mac Donald’s c’est très bien mais ce que nous ne savons pas faire c’est construire un restaurant plus désirable que le Mac Donald’s. Construire un restaurant plus désirable que Mac Do, comme métaphore, ce n’est pas quelque chose qui peut se produire depuis le pouvoir central. Cela exige des recherches multiples, décentralisées et en réseau.

Un autre point est de comprendre ce qu’est l’argent néo-libéral, non pas l’argent mercantile qui est monnaie d’échange, non pas l’argent capitaliste classique qui est cumulative des capitaux de production. Dans la société néo-libérale, l’objectif central n’est plus de produire pour gagner de l’argent, l’objectif est de spéculer sur l’argent lui-même : « celui qui produit, perd ». Dans cette circulation de l’argent, il y a quelque chose de structurellement très fort : l’argent a la même forme que le désir. En effet, le désir n’a pas d’objet fixe. Le désir est désir de plénitude. L’objet du désir est toujours partiel. « Je désire cette femme, et quand je suis avec cette femme il faut qu’ensemble nous désirions autre chose (faire des enfants, faire des voyages…), c’est-à-dire que le désir rebondisse sur l’objet. Si cela n’est pas le cas, il se tarit et le couple se sépare ». L’argent reproduit la dynamique de désirs car l’argent, lui non plus, n’a pas d’objet. L’argent désire l’argent comme le désir désire le désir.

Il y a un côté vitaliste du désir (vitaliste : la vie désire la vie), dans le sens où le moteur du désir se trouve au sein du désir lui-même. Il en va de même pour l’argent.

MJC : Cela signifie-t-il que l’argent, comme le désir, ont une vie propre ?

Miguel : Oui. Si l’on désire telle personne ou telle chose, c’est parce que dans cet objet désiré se loge la possibilité de désirer encore davantage. Le désir ne désire jamais une voie sans issue.

Le néo-libéralisme puise ses forces du fait que l’argent suit le même fonctionnement que le désir : ce que l’on désire, c’est l’argent. On désire une belle voiture mais parce que cette voiture est symbole du fait de pouvoir avoir plus d’argent. Personne ne veut avoir une Porsche si cela signifie que cette voiture sera la dernière chose qu’il pourra avoir. Imaginez quelqu’un qui dit « j’ai une Porsche et je mange des pâtes tous les deux jours ». La Porsche est désirable dans la mesure où elle symbolise la richesse monétaire détenue par la personne qui possède la voiture.

L’objet du désir est lui-même désirable parce qu’il montre les potentiels du désir. C’est le côté diabolique du lien entre l’argent et le désir.

Malgré cela ; l’argent et le désir sont deux richesses non complémentaires et opposées. La richesse de l’argent s’oppose à la richesse désirante. La richesse de l’argent, est la richesse qui casse le lien car c’est une richesse absolument égoïste et restreinte à l’individualité de la personne. Il y a une dynamique très proche entre l’argent et le désir et c’est ce qui est dangereux. Il y a aussi deux objectifs et deux réalités tout à fait opposées entre les deux concepts. La richesse de l’argent est une richesse qui casse le lien et qui casse la vie. Au nom de l’argent je vais détruire le monde, l’écosystème, mes liens sociaux… La dynamique désirante vise une richesse qui est une richesse qui dépersonnalise parce que le désir n’a pas une cause endogène, il ne vient pas de l’intérieur de l’individu. Le désir c’est ce qui fonde les personnes et traverse les personnes.

MJC : Il vient d’où alors ce désir ?

Miguel : le désir vient de l’époque. Personne ne désire seul. C’est la différence entre des souhaits et des désirs. Les souhaits sont du côté de la richesse de l’argent. Le désir au contraire n’exprime pas de souhaits personnels.

Prenons par exemple un peintre. Le peintre est traversé par le désir de la peinture, le désir de peindre. Au départ, la personne ne décide de rien. Cette personne fait un jour la « rencontre » de la peinture et elle se met à peindre. Elle est traversée par cela au point de pouvoir mettre en danger la réalisation de ses souhaits et besoins personnels (se nourrir, se vêtir, etc…). Ses souhaits seront mis entre parenthèses voir écrasés par la poursuite du désir parce que le désir est lien, lien avec le passé, lien avec le présent, lien avec le futur. Le désir c’est ce qui te permet avec joie d’assumer d’être un segment d’une histoire plus large.

Dans toute mon expérience j’ai toujours vu que les mouvements d’émancipation partaient d’une expérience de richesse supplémentaire et jamais de la merde qui n’a pas de fond. J’ai toujours vu, à la périphérie, dans les bidonvilles, dans les hôpitaux psychiatriques, etc…, que la révolte naît toujours d’une richesse inattendue que tu expérimentes. Une fois cette richesse expérimentée concrètement, tu ne peux plus revenir en arrière.

Il y a deux courants philosophique qui traitent de l’émancipation ; deux conceptions philosophiquement et humainement très différentes de l’émancipation et de la vie.

L’une considère que l’émancipation est un chemin de la morale, la morale opposée à l’éthique : on doit faire ci et ça car la morale nous dit de faire cela.

L’autre est plutôt liée à une sorte de jurisprudence : un jour ceci est possible donc ceci devient possible. Dans l’exemple d’un rapport amoureux, une fois que tu as connu un rapport d’amour puissant, riche, un rapport dans lequel l’autre est vraiment un autre avec lequel tu t’articules et non plus un petit objet pour satisfaire tes fantasmes, tu vas exiger à chaque fois cela car tu sais que c’est possible. Tu ne demandes pas un rapport d’amour plein parce que c’est écrit dans la bible ou dans les livres de sexologie. Tu réclames un rapport d’amour plein parce que tu l’as expérimenté.

Dans mon expérience d’émancipation, j’ai pu constater que le moteur de l’émancipation n’est jamais lié à une promesse mais c’est lorsque les gens expérimentent quelque chose de différent et d’émancipateur que l’on comprend qu’un autre possible existe. A partir de des expériences vécues, il peut naître des engagements profonds.

Cette expérience de richesse, dans le sens profond du terme, te change existentiellement. Je fais beaucoup référence à Spinoza, c’est la différence entre ce qu’il nomme le premier et le deuxième degrés de connaissance. Quand on expérimente quelque chose d’autre, une « autre » richesse existentiellement pleine, il y a quelque chose en nous qui se transforme.

La richesse d’une expérience partagée est le noyau chaud et vivant d’une expérience d’émancipation. Les choses ne sont riches que par rapport à une situation vécue.

* philosophe, psychanalyste, formateur de l’université populaire, laboratoire social

Université Populaire Laboratoire social MJC de Ris-Orangis



Un immense besoin d'éducation populaire

LEMONDE.FR 02.02.11

Où va le monde et que peuvent les hommes ? C'est à ces deux questions que l'éducation populaire tente à sa manière de répondre. En fait ces deux questions se ramènent à une seule : comment faire pour que les hommes qui sont le produit de l'Histoire – selon les cas et les moments, bénéficiaires ou victimes – puissent individuellement et collectivement faire l'Histoire et construire leur devenir commun ? La question est d'une brulante actualité. Il y a trois bonnes raisons de la poser :

1- La crise économique, sociale et écologique profonde que nous traversons nous conduit à penser que le monde ne peut rester en l'état et qu'il est urgent que les hommes reprennent collectivement leur destin en main.

2- Nous vivons un redéploiement des inégalités tant dans notre pays que sur l'ensemble de la planète. Entre les 5 % les plus riches de la Terre et les 5 % les plus pauvres, l'écart des revenus atteint 74 pour 1, contre 3 pour 1 en 1960. Ces inégalités menacent aujourd'hui l'unité du corps social.

3- La démocratie délégataire connaît une grave crise de légitimité. Les milieux populaires et les jeunes ne se sentent plus représentés et les Etats, même les plus démocratiques, sont dominés par les puissances économiques et financières qui les tiennent à leurs bottes.

Les hommes, notamment ceux qui subissent les événements, ont un urgent besoin de s'exprimer, de mettre des mots sur ce qu'ils vivent, d'apprendre à voir, de comprendre, de s'engager en sachant mieux l'Histoire qu'ils font. "Substituer enfin l'ambition d'éclairer les hommes à celle de les dominer", disait déjà Condorcet dans son Projet d'instruction publique de 1792. "Avoir la science de son malheur", dira cent ans plus tard Fernand Pelloutier, l'initiateur des Bourses du travail.

Une simple instruction du peuple dispensant un savoir, aussi pertinent soit-il, ne suffira pas si elle ne s'accompagne pas, comme ce fut le cas au moment de l'élaboration des Cahiers de doléances en 1789, de la construction de nouvelles intelligences et représentations collectives du monde permettant de donner un avenir au futur. L'éducation populaire peut et doit contribuer à ce processus nécessaire et ambitieux en œuvrant dans trois directions complémentaires et convergentes : l'émancipation qui consiste à sortir, aussi modestement que cela soit (une prise de parole, une indignation publiquement exprimée, un premier acte de résistance…) de la place qui vous a été assignée par les conditions sociales, les appartenances culturelles, le genre ou les handicaps de toutes sortes ; l'augmentation de la puissance d'agir permettant aux individus de reprendre leur destin en main ; l'engagement dans les transformations des rapports sociaux et politiques jugées pertinentes et que les situations imposent.

On comprend ainsi que l'éducation populaire est tout le contraire d'un acte pédagogique autoritaire qui va de ceux qui savent aux apprenants. Elle est un processus d'autorisation à dire et à faire ce qui était ou semblait préalablement interdit. Comment procède-t-elle ? L'histoire de l'éducation populaire spontanée ou agréée par l'Etat témoigne d'un foisonnement d'expériences dans les lieux et les domaines les plus divers : loisirs, quartiers, école, médias, monde du travail, espaces ruraux, hôpitaux psychiatriques, prisons… On peut cependant identifier quelques principes et processus qui éclairent, guident et sous-tendent les procédures et procédés pédagogiques :

- Le "voir, comprendre, agir" qui pendant longtemps servit de guide aux mouvements sociaux, de jeunesse et d'éducation populaires de toutes obédiences (républicaines, chrétiennes, socialistes, communistes, anarcho-syndicalistes…). Le "comprendre" n'est pas premier comme c'est le cas dans l'instruction. Il s'appuie sur l'observation à partir du point de vue où l'on se trouve et est orienté vers l'action, en situation.

- Le processus "paroles, savoirs, œuvre, pouvoir, émancipation" expérimenté et formalisé par Pierre Roche, sociologue au Centre d'études et de recherches sur les qualifications (Céreq), où l'on voit que, de part en part, la culture est au travail, ouvre à la création (sociale, artistique, intellectuelle…), génère des savoirs "inouïs", chacun pouvant alors devenir "œuvrier" comme le dit si jolimentBernard Lubat. La mise en jeu qui a son origine dans la parole, même la plus modeste, devient "mise en je" comme le montre l'expérience accompagnée par Armand Gatti dans le quartier de la Croix des oiseaux à Avignon au début des années 1990 et qui conduit quinze jeunes en situation d'exclusion à la création de Ces empereurs aux ombrelles trouées jouée dans le cadre du festival.

- Partir de ce qui affecte et indigne les gens (voir les expériences de l'Université populaire – Laboratoire social de la Maison des jeunes et de la culture (MJC) de Ris-Orangis) et ainsi privilégier l'approche ascendante et transversale de la construction des savoirs à l'inculcation descendante qui est encore souvent celle de l'instruction et de l'éducation du peuple.

- Redonner un statut pédagogique et politique au conflit dans une société qui le refoule (voir Benasayag et Del Rey, Eloge du conflit) et lui préfère la violence ou les faux consensus. L'éducation populaire doit au contraire s'évertuer à réveiller les contradictions, à les mettre en mots et en travail de transformation visant à les dépasser, à traduire les rapports de violence réelle ou potentielle en rapports de sens.

L'APPROFONDISSEMENT DE LA DÉMOCRATIE

Ainsi conçue, l'éducation populaire devient une "opération culturelle", dit Michel De Certeau dans La culture au pluriel, qui "perturbe les constellations sociales en place". Il est à remarquer que tous les actes et mouvements sociaux et politiques de transformation qu'ils soient réformistes ou révolutionnaires, les plus modestes comme les plus spectaculaires, sont traversés et travaillés par des processus d'éducation populaire contribuant à accoucher d'une nouvelle conscience collective. "Maintenant, Avignon est enceinte de sa banlieue", dit Paul Blanc, le directeur de la MJC, au moment de l'opération conduite par Armand Gatti. La révolution tunisienne actuelle témoigne, à sa manière, que malgré les contraintes du pouvoir, la population, et tout particulièrement les jeunes, ont su mettre les nouvelles technologies de l'information et de la communication au service d'une compréhension porteuse d'émancipation, de capacité à agir ensemble et de transformation démocratique.

Confrontés aux questions sociales vives que leur posent les citoyens ainsi que ceux qui ne s'autorisent pas encore à le faire – car même les silences sont porteurs de sens –, les élus politiques et les institutions publiques seraient bien inspirés de faire une réelle place à l'éducation populaire et lui donner les moyens qu'elle mérite. "Nous avons un vrai combat à conduire vers l'électorat populaire", dit par exemple Ségolène Royal dans Le Monde daté 9 janvier. A quoi elle ajoute : "J'oppose au simplisme des replis identitaires, source de violence, la volonté de reconstruire une communauté nationale de travail, de dialogue et de création". Ce projet louable, dont il serait prétentieux de programmer d'en haut le déroulement et l'aboutissement, ne saurait prendre corps sans une reconnaissance et un engagement d'une éducation populaire traversant et travaillant le corps social. Il en va de l'avenir et de l'approfondissement de la démocratie.

Edgar Morin plaidant pour "une nouvelle inventivité politique" dans Le Monde daté 9 novembre se réfère à un proverbe turc : "Les nuits sont enceintes et nul ne connaît le jour qui naîtra". Nous parions que si l'on veut faire advenir le jour, les nuits devront être éclairées par un travail culturel d'éducation populaire car "les têtes" ne pourront magiquement "surgir dans les désastres planétaires pour le salut de l'humanité". En effet, la situation, du local au global, est telle que, pour faire naître d'autres intelligences au service d'un nouveau projet de société, l'organisation d'états généraux de la transformation sociale et politique peut et doit être mise à l'ordre du jour. L'éducation populaire devra y prendre toute sa place. Qui prendra l'initiative de les convoquer ?

Christian Maurel a publié Education populaire et puissance d'agir. Les processus culturels de l'émancipation. (L'Harmattan, 2010).
Christian Maurel, sociologue, cofondateur du collectif national Education populaire et transformation sociale
Université Populaire Laboratoire social MJC de Ris-Orangis



Conférence pour l’UPLS de Ris-Orangis

Samedi 12 février

Angélique Del Rey

L’école des compétences

1/ Quelle est la mission de l'éducation nationale et ses objectifs?

Depuis 2000, l’ensemble des textes de loi régissant l’éducation est synthétisé dans le Code del’éducation.

On trouvera par ex à l’article 1 définie comme suit la « mission première » de l’éducation : « outre la transmission des connaissances, faire partager aux élèves les valeurs de laRépublique ».

Mais à la suite de cette mission, apparaissent une série de missions et/ou d’objectifs hétéroclites et non hiérarchisés : « apprentissage et maîtrise de la langue française », « acquisition d’une culture », « développement de la personnalité de chacun », « élévation de son niveau de formation initiale et continue », « insertion dans la vie sociale et professionnelle », « exercice de la citoyenneté », « contribution à l’égalité des chances », « réussite de tous les élèves »…

A noter le vague de beaucoup d’objectifs, ainsi que leur absence de base juridique que signifie « égalité des chances » ? A quoi mesure-t-on la « réussite de tous les élèves » ?

Par ailleurs, de nombreux autres objectifs encore sont fixés :

-soit par des textes non codifiés (par ex les objectifs éducatifs définis dans le cadre des finances : en 2001, la LOLF instaure en effet un nouveau système de gestion publique « par la performance ». les moyens des politiques seront désormais alloués par « programme » et en fonction des objectifs atteints. Dans le cas de l’éducation, on a comme par ex l’objectif de supprimer le redoublement, ou encore celui de « favoriser la poursuite d’études ou l’insertion prof. des jeunes à l’issue de leur scolarité secondaire »),

-soit dans le cadre des programmes nationaux d’enseignement (par ex l’objectif de l’enseignement du latin fixé par arrêté en 2007 : « donner un bagage de 1600 à 1800 mots aux élèves de terminale »).

En bref donc : beaucoup de finalités assignées à l’éducation, qui traduisent une accumulation de textes de loi sans refléter l’évolution prise dans les faits par l’éducation nationale

Cette évolution est par ex très bien exprimée dans l’introduction du Rapport de la Cour des Comptes de Juin 2010 « l’Education Nationale face à l’objectif de la réussite de tous les élèves » : « Scolarisant 10 millions d’élèves, employant plus de 730 000 enseignants, doté d’un budget de près de 53 milliards d’euros en 2010, l’enseignement public est un enjeu central pour l’avenir de notre pays. Le développement des sociétés actuelles dépend en effet de plus en plus du niveau de formation de leur population, dans un contexte mondial où l’accès à la connaissance constitue un facteur concurrentiel déterminant ».

Dans ce passage, on voit que la « mission » principal ou l’objectif principal assigné à l’enseignement public, c’est ni la transmission des connaissances, ni la formation du citoyen, mais la compétitivité économique permise par l’élévation du niveau d’études de la « ressource humaine » !

Le passage d’une école de la transmission des connaissances à une école de l’acquisition de compétences utiles à la « réussite dans la vie » (dont le critère est de mesure fondamental est l’employabilité) est quant à lui tout à fait révélateur de cette évolution.

Ce passage s’est fait par l’adoption, en 2005 (par décret), d’un Socle de connaissances et de compétences qui appliquait les « Recommandations européennes sur les compétences-clés pour l’éducation et la formation tout au long de la vie » et dont l’objectif fondamental était de faire de l’Europe une « société de la connaissance ». On utilise cette expression pour parler d’une économie qui fonde sa compétitivité économique sur la ressource humaine. L’idée de fond, c’est que plus de compétences globales = + de compétitivité économique (je vais y revenir).

A noter que ces « compétences-clés »

-ne sont pas une politique d’éducation mais de formation (éducation est devenue, depuis au moins les textes du Sommet de Lisbonne, une rubrique de la formation - « formation initiale ») ;

-ne le fruit de décisions de fonctionnaires des institutions européennes, en dehors de tout dispositif démocratique : en l’occurrence, suite à l’ERT, les patrons européens réunis en table ronde (Cf Nico Hirtt, Les nouveaux maîtres de l’école)

2/ Qui définit les objectifs de l'éducation nationale ?

Si l’on reste au niveau institutionnel, cela dépend de quels « objectifs » on parle : il y a les objectifs généraux sur lesquels la Nation légifère (et qu’on va retrouver dans le Code de l’éducation ). Il y a ensuite tous les objectifs fixés par les instances financière, administrative, pédagogique à différents niveaux, de l’administration centrale aux établissements scolaires, en passant par l’administration décentralisée (les Rectorats)…

Enfin, dans les classes, il y a les « objectifs » que l’on demande aux enseignants de définir dans leur pratique pédagogique depuis l’introduction de la « pédagogie par objectifs ». Ces objectifs sont relativement libres même q’ils doivent entrer dans le cadre des objectifs définis plus généralement par les programmes.

Cela étant, il faut bien comprendre que jamais des « objectifs » se balladent pas dans la nature. S’il y a une définition d’objectifs comme cela à tous les niveaux, ce n’est pas parce que c’est là l’unique façon de travailler.

Enseigner par objectifs et gérer les institutions éducatives par « objectifs » est en réalité une façon de formater l’éducation en la ramenant à une logique d’efficacité. L’efficacité consiste en effet à… atteindre les objectifs. Et l’efficience, à les atteindre avec moins de moyens. Vous reconnaissez la petite musique ? Tout va dès lors entrer dans un calcul d’efficacité, autrement dit dans une logique économique, y compris l’acte éducatif qui ne s’y laisse pourtant pas réduire. C’est donc une forme de violence faite, et aux enseignants, et aux élèves.

C’est le cas des compétences, qui font entrer l’apprentissage dans une logique d’efficacité : dès que l’objectif a été fixé (en amont, on parle de « référentiels de compétences » ou encore de « compétences attendues » ; en amont et par les patrons, comme on a vu et cela se vérifie toujours, même si l’on invite des chercheurs pour la caution intellectuelle – histoire de l’OCDE) sous la forme d’une compétence à faire acquérir, on définit les « indicateurs de performance » qui permettent d’évaluer si cette compétence est acquise, et l’on évalue. Et si la compétence n’est pas acquise, c’est que l’investissement n’est pas justifié… l’objectif de « réussite des élèves » n’a pas été atteint !

Pourquoi « violence » ? Parce que l’on ne prend pas en compte la situation : la durée, le lieu (un quartier chic ? un quartier pauvre et ghettoïsé ?), le caractère organique de la transmission, qui ne saurait s’évaluer comme la fabrication d’une voiture (pas seulement parce qu’on enseigne auprès d’humains, mais parce qu’enseigner est quelque chose de vivant : le tout n’est pas le fruit du simple mécanisme des parties, il implique l’action réciproque de celles-ci ainsi qu’entre elles et lui. Pas de lieu de maîtrise donc. « Ca doit prendre », comme disent les enseignants, parfois oui, parfois non, et on ne sait pas pourquoi…)

Cela étant, il ne faut pas tomber dans le piège de croire que c’est l’institution qui, abstraitement, a le pouvoir de fixer des objectifs. Le pouvoir n’est pas donné, il est construit.

Cf. Foucault : « le pouvoir n’est jamais ce que quelqu’un détient, ce n’est jamais non plus ce qui émane de quelqu’un. Le pouvoir n’appartient, ni à quelqu’un d’ailleurs, ni à un groupe ; il n’y a de pouvoir que parce qu’il y a dispersion, relais, réseaux, appuis réciproques, différences de potentiel, décalage, etc. C’est dans ce système de différences que le pouvoir peut se mettre à fonctionner. » (Le PP, p 6) = notion de « micro-pouvoirs ».

Par ex, pour revenir à l’école, le pouvoir qu’ont les patrons de définir des référentiels de compétences pour le lycée professionnel à partir des années 70, ou encore celui qu’ont les institutions européennes de fixer, par intérêt économique, les objectifs pédagogiques de l’éducation nationale française, voilà qui donne à réfléchir… Quels déplacements de pouvoir ce sont opérés dans ces nouveaux rapports, réseaux, relations ? C’est ainsi que l’on comprend comment naît une nouvelle forme de pouvoir, en l’occurrence : celui qu’ont aujourd’hui les institutions économiques de définir LA mission de l’école, l’employabilité.

3/ Rôle et place des enseignants et des parents à l'école ?

Là encore, il y a un décalage entre ce que disent les textes de loi et la réalité.

Les enseignants :

Pour les enseignants, il y a le grand principe de la « liberté pédagogique » ; mais nulle part il n’est défini. En fait, il est même de plus en plus remis en question à travers des injonctions multiples qui assaillent l’enseignant.

Ex du Socle et des évaluations du livret de compétences au collège, ou des évaluations nationales en CE1 et CM2.

L’enseignant est pris en sandwich entre

-une multiplicité toujours accrue de contraintes disciplinaires (qui lui laissent de moins en moins de liberté et de marge de manœuvre) et

-d’un autre côté, une difficulté de plus en plus grande, sur le terrain, à se faire respecter et à enseigner quelque chose…

A noter dans ces contraintes, la place de plus en plus grande prise par l’évaluation et l’orientation, qui raccourcissent le temps d’enseignement et de transmission.

Rappeler aussi le changement de paradigme : « de la transmission des savoirs à l’acquisition de compétences », pour lequel de véritables campagnes de communication sont réalisées (la transmission, c’est caca, c’est le prof sur son estrade qui fait son cours magistral sans se préoccuper de ce qu’apprennent les élèves, alors que les compétences c’est la mise en activité de l’élève, l’intérêt pour son apprentissage et l’utilité que cela aura dans sa vie, etc…), sans parler du double système d’évaluation au DNB, ainsi que des évaluations nationales hors programmes.

Pas de prise en compte de l’expertise enseignante, notamment au niveau de ce qu’ils vivent et qui est très dur : désintérêt, violences, changement de pratiques liées aux NTIC... Raconter ce que m’a dit la proviseure : « le pb de la mise en activité des élèves est réglé » = Mépris de ce que les enseignants font et savent, de leur travail concret et réel.

Les parents :

Dans le code de l’éducation (toujours art. 1) « les familles sont associées aux missions de l’école). » Ils sont dits faire partie, avec les élèves et les personnels des établissements, de la « communauté éducative ».

De fait, fruit de la lutte des courants de l’école nouvelle dans les années 70 pour ouvrir l’école sur l’extérieur, et notamment l’ouvrir aux parents, ceux-ci sont désormais représentés dans les institutions éducatives : conseils d’école, conseils d’administration et conseils de classe.

Mais ceci n’est qu’un reste très appauvri de l’idée de départ (citer ici le travail d’Ivan Némo à la petite école de Torcy).

En revanche, de plus en plus de dispositifs donnent aux parents un rôle de contrôle du travail de l’enfant/élève (« cartable en ligne ») = esprit inverse de celui des courants pédagogiques cités : ouverture, décloisonnement, sortie d’un système d’enfermement disciplinaire (Cf. Foucault) ? fausse ouverture, contrôle diffus. Dans cette association des parents à l’entreprise éducative, on trouve en fond la menace, la punition, vieux moteur des systèmes disciplinaires (si les parents sont « démissionnaires », stages de parentalité, suppression des alloc. si absentéisme à répétition, etc.). Autrement dit, une forme de violence, mais pas une violence brutale et discontinue mais un harcèlement continu.

4° Le problème lié aux attentes des parents : les parents veulent que l'école permettent à leur enfant d'obtenir un travail...

Maintenant, si l’on parle de la place qu’ont, parce qu’ils la prennent, les parents dans l’école, on s’aperçoit que c’est de plus en plus comme des consommateurs qu’ils se comportent (je parle du plus gros, mais il y a tjrs plein d’exceptions). L’éducation est perçue par eux comme le produit d’une technique, plus ou moins bien maîtrisée donc par l’enseignant, plus ou moins efficace, et dont le résultat peut être jugé en toute objectivité… sur la réussite de leur chérubin.

Où réussite = notes, évaluations, passage en classe supérieure, réussite aux examens, grandes écoles… et in fine, employabilité (Cf. la pub d’Acadomia : « 100% de réussite au bac ; satisfait ou remboursé »). Si pas réussite : on râle, on se plaint au chef d’établissement, on entame des procès…

Ca, c’est pour les bourgeois ; les classes populaires sont généralement perdues mais une chose est sûre, elles ne font plus confiance à l’école ? ascenseur social.

Cf. Conditions de l’éducation.

5/ Employabilité des jeunes qui sortent de l'école, que veulent les patrons? qu'est ce que l'école met en place pour satisfaire les patrons? Comment les patrons des entreprises ont fait l'école d'aujourd'hui ?

Depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, profond changement dans la vision de l’éducation : dépense ? investissement.

Notion de « capital humain » : croissance, compétitivité, employabilité

= donne une place centrale à l’entreprise dans la définition des contenus de l’école et du système d’évaluation qu’elle met en place.

C’est l’histoire du succès des « compétences ».

Apparaissent dans les années 80 avec le « nouveau management » des entreprises. L’évaluation par les compétences marque le passage à une logique de compétitivité basée sur « le capital cognitif de l’entreprise », c’est-à-dire la somme des compétences de ses employés.

Vont ensuite s’imposer dans l’école à travers l’enseignement prof et techn (référentiels de compétences définis « collégialement » par les patrons et les profs du professionnel et du technique).

Cf. journées de Deauville du CNPF en 1998.

Puis passage dans l’enseignement général avec le Socle, lui même application des compétences-clés européennes, elles-mêmes définies par l’ERT, patrons européens réunis en table ronde. = une évaluation sous forme de livrets de compétence, en voie d’informatisation, qui suivront l’élève jusqu’à l’embauche où ils donneront aux patrons des infos lisibles en termes d’employabilité potentielle.

6/ En quoi l'école des compétences participe à la rupture du lien social ?

L’école des compétences, même si elle se présente comme le « ciment de la nation », participe en réalité à la rupture du lien social, essence de la violence qu’elle génère. Pourquoi ? En quoi ?

-Tout d’abord, par sa logique normalisatrice : il est normal d’être comme-ci, pas normal d’être comme ça – de posséder telle ou telle compétence (prendre la parole en public, savoir gérer ses émotions, aimer apprendre, vouloir s’engager dans un projet), indépendamment de la singularité de la personne, indépendamment de la « normalité » des conflits entre capacités, indépendamment de la situation concrète dans laquelle les capacités prennent sens et s’exercent.

Compétence/capacité (apologie de Tchouand Tseu)

Cf. Michel Foucault ; rejet de tous ceux qui n’entrent pas dans cette norme : éducation « spécialisée », « besoins éducatifs particuliers », car « situation de handicap » = suivi spécial pour eux. Quelle norme ? Acceptabilité sociale (emploi).

Quand ce n’est pas rejet pur et simple : « ce que nul n’est censé ignorer en fin de scolarité obligatoire sous peine de se trouver marginalisé » (préambule du Socle).

-Ensuite, par sa logique individualisante. = va avec

Cf. Foucault et son analyse de la société disciplinaire : naît avec l’école moderne. Un pouvoir de discipline s’exerce en continu sur le temps, la vie et les corps par des exercices ayant pour but de faire rentrer ces derniers dans des habitudes.

= violence des horaires, du cloisonnement des disciplines, violence des notes et des classements, des punitions et des remontrances.

L’évaluation commence là : elle individualise et crée ce que Foucault appelle une isotopie : le classement scolaire va renvoyer à un classement social à travers un équivalence de diplôme

« Le pouvoir disciplinaire, c’est là sans doute sa propriété fondamentale, fabrique des corps assujettis, épingle exactement la fonction-sujet sur le corps ; il fabrique, il distribue des corps assujettis ; il est individualisant en cela que l’individu n’est pas autre chose que le corps assujetti. »

Avec les compétences, on fait semblant de sortir de cette logique, alors qu’on reste tout à fait dans la même, c’en est simplement une autre forme.

Isotopie encore plus systématique avec l’évaluation de compétences.

Logique au moins aussi « individualisante ». La réussite dans la vie est rabattue sur l’individu, comme si le milieu, l’environnement, avec chômage, misère, pollution, maladies émergentes, dépression,….n’y était pour rien ! Ce sont vos compétences qui expliquent votre réussite ou non dans la vie : est-ce que vous êtes positif, que vous savez gérer vos émotions, que vous vous engagez dans n’importe quel projet, que vous aimez apprendre, quoi que vous appreniez, et ainsi de suite (mais dans un environnement neutre en un toute abstraction, car vous êtes un individu !)

-Enfin, par son utilitarisme.

La compétence, c’est l’apprentissage subsumé sous l’idée d’entreprise.

Apprendre, c’est investir sur son « capital cognitif », le valoriser par l’acquisition de nouvelles compétences, qui nous rendront plus employables sur le marché du travail (retour sur investissement). Apprentissage n’est plus une affaire commune mais une affaire individuelle, une petite « entreprise de soi ».

C’est aussi l’enseignement subsumé sous l’idée de calcul économique. « Former », c’est investir sur le capital humain, d’où un retour sur investissement en termes de croissance éco et compétitivité. En d’autres termes, on se fout de la transmission, pourtant réel fondement anthropologique des sociétés humaines, de leur capacité à se renouveler tout en conservant leur unité, le lien organique qui font d’elles « une société », « une culture »



Point de vue - le 30 mai 2011

Halte aux méthodes du néomanagement! L'invasion des petits chefs gestionnaires

par Miguel Benasayag, philosophe et psychanalyste

Dans cette époque rude et désenchantée, si la vie quotidienne de beaucoup d'entre nous se révèle de plus en plus sombre, il faut avoir conscience qu'il ne s'agit pas là d'un fait du hasard, d'une fatalité tombée du cie

La dureté des temps (souffrance au travail, isolement, fatalisme, dépression) est chaque jour renforcée par l'action de personnages dont la médiocrité et la terne banalité contrastent avec l'intensité du mal qu'ils font. Petits hommes gris à la Simenon, ils représentent la matérialisation finale du cauchemar imaginé par Robert Musil dans L'Homme sans qualités (Seuil, 1979). Ces agents de la tristesse opèrent dans des domaines de plus en plus étendus, mais il en est certains où leurs méfaits sont assez récents et particulièrement choquants : l'éducation et la santé en font partie.

Ils se présentent en général comme des "managers", des gestionnaires d'un nouveau genre et viennent prendre la place des "anciens" dans des établissements scolaires, des hôpitaux, des centres médico-psycho-pédagogiques, des instituts médicaux-éducatif (IME), etc.

Ordinateur et pointeuse en poche, ils ont pour mission d'apurer les comptes et de "remettre au travail" le personnel. Avec eux, plus de "feignants", d'"assistés", de "privilégiés" (certains ont dû télécharger récemment le portrait de Laurent Wauquiez en fond d'écran...). Ils appliquent le règlement, tout le règlement, rien que le règlement.

Or dans ces endroits singuliers où l'on soigne et où l'on apprend, l'essentiel se passe justement à côté du règlement. Pas contre, mais en dehors. Dans un hôpital, dans un centre psy, la qualité des soins dépend avant tout de la relation avec le patient. Elle passe par l'écoute, le dialogue, le regard, l'attention, et le pari partagé. Une minute peut valoir une heure, une heure une journée, une journée une vie. Aucun logiciel ne peut traiter ce genre de données.

Dans les centres médico-psychopédagogiques, les écoles, collèges et lycées, les objectifs chiffrés, les fichiers, les classements et catégories administratives ne peuvent cadrer avec des parcours d'élèves et patients multiples, complexes et singuliers. Ici, le travail a à voir avec le désir et le lien. Qui peut prétendre quantifier et rationaliser cela ? Nos petits soldats du management se méfient, eux, du vivant, de la complexité, de l'insaisissable. Ils haïssent cela même, car ces notions les empêchent de compter en rond. Ils n'ont qu'un mot à la bouche qu'ils répètent tel un mantra : "laloi, la loi, la loi."

Et l'on soupçonne, derrière ce formalisme, derrière leur apparente froideur, quelque chose de sombre et malsain. On connaît en psychanalyse et en psychopathologie ce phénomène d'obéissance stricte à la loi qui passe par l'effacement du sujet, définition même de la jouissance. Ces personnages, Lacan les appelait des "jouis-la-loi".

Ils ne se réfèrent qu'aux représentations réglementaires et légales du vivant ; mais la complexité du vivant, qui est la matière même de ces lieux de soins et d'éducation, n'est pas toute représentable. Par ailleurs, la loi dont ils parlent n'est pas la loi comme champ concflictuel. Ce qu'ils nomment respect de la loi n'est autre qu'une obéissance qu'ils exigent comme une simple compétence, au même titre que savoir lire ou écrire.

Plus d'espace, du même coup, pour la pensée critique et l'autonomie. Dans leur esprit, l'autonomie doit se transformer en pure autodiscipline, ce qui fait d'eux de petits soldats de la mise en place d'un pouvoir arbitraire. Dans leurs tableaux et leurs contrats d'objectif, l'essentiel leur échappe. Au point de susciter des effets "contre-productifs" - pour utiliser leurs termes.

A force de vouloir imposer de la rationalité, en contrôlant les horaires, en voulant rentabiliser chaque minute (chaque euro d'argent public dépensé...), en quadrillant les services, en instituant des rôles de petits chefs et sous-chefs, c'est la contrainte qui devient la règle, épuisant le désir et l'initiative des salariés.

Obligés de travailler dans un univers panoptique où tout est mesurable et transparent, ils perdent le goût de leur métier, s'impliquent logiquement moins, et souffrent au quotidien.

Ces méthodes de management sous la pression sont suffisamment élaborées (en provenance des Etats-Unis pour la plupart) pour savoir jusqu'où ne pas aller trop loin, éviter des dérives qui se retourneraient contre leurs auteurs. Ils savent harceler sans dépasser la limite légale.

Ces auteurs eux-mêmes, petits chefs psychorigides, médiocres et sans aucune envergure spirituelle, sont parfaitement fuyants. Il est impossible d'engager une discussion contradictoire avec eux car ils ignorent tout du funeste dessein qu'ils servent jour après jour. Ils sont les aiguilleurs d'un train dont ils ne maîtrisent ni la puissance ni la destination.

Petits hommes méprisables et benêts qui participent à un processus qui les dépasse. Ce néomanagement pour lequel l'homme devient une ressource impersonnelle et interchangeable prépare les fondements d'une société que l'on voit se dessiner chaque jour de plus en plus clairement, où les critères économiques font la loi, et où la loi écrase la vie.

Les grands changements sociaux, ceux qui vont dans le sens de la tristesse et de la restriction des libertés, ne se passent jamais du jour au lendemain, de façon soudaine, comme on franchit le Rubicon. Ces bouleversements se préparent dans la durée, lentement, discrètement. Et c'est bien de cette façon que la petite armée de ces hommes sans qualités est en train de préparer le terrain d'une société brutale et obscure.

Pour continuer notre travail, dans ces lieux vitaux, il nous faut résister. Mais résister au nom de quoi? Comme ce pouvoir s'attaque directement à la vie, c'est la vie elle-même qui devient résistance.