Origine :
http://www.mjcris.org/pageplus_quoideneufl%27info.html#ecolecompetence
MJC : Nous voulons aborder avec toi la question de la richesse.L’étymologie
du mot richesse vient de la racine germanique « reich »
qui signifie « puissance créatrice ». Quelle
peut-être cette puissance créatrice dans une époque
triste et obscure comme la notre ?
Miguel : Une époque obscure, peut être définie
comme une époque dans laquelle une société
ne peut pas envisager le dépassement des problèmes
centraux qui la menacent. Il y a des problèmes majeurs pour
lesquels nous ne voyons pas d’horizon de dépassement
possible (démographie, réchauffement climatique, désertification,
problèmes liés à la croissance, à l’écologie,
à l’économie, etc…).
Nous disons que cette époque est une époque obscure
parce que nous, habitants de cette époque-là,nous
ne pouvons pas, pour agir, entrevoir un horizon de dépassement
qui ordonnerait nos actes.
Le propre de l’époque obscure c’est qu’il
faut pouvoir accepter ce présent sans solution globale. Cela
exige du courage. Ce sont des époques dans lesquelles, répondre
à l’époque, signifie répondre à
ce que l’époque elle-même pose comme défis,
comme questions. Répondre aujourd’hui à notre
époque en terme de puissance d’agir signifie oser lancer
des recherches, des expériences, dans les lieux où
les problèmes se posent.
MJC : Où se posent ces problèmes ?
Miguel : Comme le dit Michel Foucault : ce qui se produit de façon
« correcte » au centre de la société,
se constate avec dureté et brutalité dans la périphérie
(périphérie des villes, périphérie de
la normalité : la folie, la déviance, la maladie,
dans les prisons…). Dans une époque obscure, le défi
est la possibilité pour ceux qui le peuvent de lancer de
la recherche théorique et des expériences pratiques
dans la périphérie.
MJC : Ne penses-tu pas justement, parce que nous sommes dans une
époque obscure, que la seule puissance créatrice pour
les gens va être la puissance de l’argent ? Est-ce que
cette recherche effrénée de l’argent n’est
pas le seul moyen de sortir de l’impuissance ?
Miguel : Aujourd’hui être progressiste, signifie accepter
le défi qu’il faille construire un modèle théorique
et pratique dans lequel la question du désir soit centrale.
C’est l’exemple que je donne souvent à propos
de José Bové. Démonter un Mac Donald’s
c’est très bien mais ce que nous ne savons pas faire
c’est construire un restaurant plus désirable que le
Mac Donald’s. Construire un restaurant plus désirable
que Mac Do, comme métaphore, ce n’est pas quelque chose
qui peut se produire depuis le pouvoir central. Cela exige des recherches
multiples, décentralisées et en réseau.
Un autre point est de comprendre ce qu’est l’argent
néo-libéral, non pas l’argent mercantile qui
est monnaie d’échange, non pas l’argent capitaliste
classique qui est cumulative des capitaux de production. Dans la
société néo-libérale, l’objectif
central n’est plus de produire pour gagner de l’argent,
l’objectif est de spéculer sur l’argent lui-même
: « celui qui produit, perd ». Dans cette circulation
de l’argent, il y a quelque chose de structurellement très
fort : l’argent a la même forme que le désir.
En effet, le désir n’a pas d’objet fixe. Le désir
est désir de plénitude. L’objet du désir
est toujours partiel. « Je désire cette femme, et quand
je suis avec cette femme il faut qu’ensemble nous désirions
autre chose (faire des enfants, faire des voyages…), c’est-à-dire
que le désir rebondisse sur l’objet. Si cela n’est
pas le cas, il se tarit et le couple se sépare ». L’argent
reproduit la dynamique de désirs car l’argent, lui
non plus, n’a pas d’objet. L’argent désire
l’argent comme le désir désire le désir.
Il y a un côté vitaliste du désir (vitaliste
: la vie désire la vie), dans le sens où le moteur
du désir se trouve au sein du désir lui-même.
Il en va de même pour l’argent.
MJC : Cela signifie-t-il que l’argent, comme le désir,
ont une vie propre ?
Miguel : Oui. Si l’on désire telle personne ou telle
chose, c’est parce que dans cet objet désiré
se loge la possibilité de désirer encore davantage.
Le désir ne désire jamais une voie sans issue.
Le néo-libéralisme puise ses forces du fait que l’argent
suit le même fonctionnement que le désir : ce que l’on
désire, c’est l’argent. On désire une
belle voiture mais parce que cette voiture est symbole du fait de
pouvoir avoir plus d’argent. Personne ne veut avoir une Porsche
si cela signifie que cette voiture sera la dernière chose
qu’il pourra avoir. Imaginez quelqu’un qui dit «
j’ai une Porsche et je mange des pâtes tous les deux
jours ». La Porsche est désirable dans la mesure où
elle symbolise la richesse monétaire détenue par la
personne qui possède la voiture.
L’objet du désir est lui-même désirable
parce qu’il montre les potentiels du désir. C’est
le côté diabolique du lien entre l’argent et
le désir.
Malgré cela ; l’argent et le désir sont deux
richesses non complémentaires et opposées. La richesse
de l’argent s’oppose à la richesse désirante.
La richesse de l’argent, est la richesse qui casse le lien
car c’est une richesse absolument égoïste et restreinte
à l’individualité de la personne. Il y a une
dynamique très proche entre l’argent et le désir
et c’est ce qui est dangereux. Il y a aussi deux objectifs
et deux réalités tout à fait opposées
entre les deux concepts. La richesse de l’argent est une richesse
qui casse le lien et qui casse la vie. Au nom de l’argent
je vais détruire le monde, l’écosystème,
mes liens sociaux… La dynamique désirante vise une
richesse qui est une richesse qui dépersonnalise parce que
le désir n’a pas une cause endogène, il ne vient
pas de l’intérieur de l’individu. Le désir
c’est ce qui fonde les personnes et traverse les personnes.
MJC : Il vient d’où alors ce désir ?
Miguel : le désir vient de l’époque. Personne
ne désire seul. C’est la différence entre des
souhaits et des désirs. Les souhaits sont du côté
de la richesse de l’argent. Le désir au contraire n’exprime
pas de souhaits personnels.
Prenons par exemple un peintre. Le peintre est traversé
par le désir de la peinture, le désir de peindre.
Au départ, la personne ne décide de rien. Cette personne
fait un jour la « rencontre » de la peinture et elle
se met à peindre. Elle est traversée par cela au point
de pouvoir mettre en danger la réalisation de ses souhaits
et besoins personnels (se nourrir, se vêtir, etc…).
Ses souhaits seront mis entre parenthèses voir écrasés
par la poursuite du désir parce que le désir est lien,
lien avec le passé, lien avec le présent, lien avec
le futur. Le désir c’est ce qui te permet avec joie
d’assumer d’être un segment d’une histoire
plus large.
Dans toute mon expérience j’ai toujours vu que les
mouvements d’émancipation partaient d’une expérience
de richesse supplémentaire et jamais de la merde qui n’a
pas de fond. J’ai toujours vu, à la périphérie,
dans les bidonvilles, dans les hôpitaux psychiatriques, etc…,
que la révolte naît toujours d’une richesse inattendue
que tu expérimentes. Une fois cette richesse expérimentée
concrètement, tu ne peux plus revenir en arrière.
Il y a deux courants philosophique qui traitent de l’émancipation
; deux conceptions philosophiquement et humainement très
différentes de l’émancipation et de la vie.
L’une considère que l’émancipation est
un chemin de la morale, la morale opposée à l’éthique
: on doit faire ci et ça car la morale nous dit de faire
cela.
L’autre est plutôt liée à une sorte de
jurisprudence : un jour ceci est possible donc ceci devient possible.
Dans l’exemple d’un rapport amoureux, une fois que tu
as connu un rapport d’amour puissant, riche, un rapport dans
lequel l’autre est vraiment un autre avec lequel tu t’articules
et non plus un petit objet pour satisfaire tes fantasmes, tu vas
exiger à chaque fois cela car tu sais que c’est possible.
Tu ne demandes pas un rapport d’amour plein parce que c’est
écrit dans la bible ou dans les livres de sexologie. Tu réclames
un rapport d’amour plein parce que tu l’as expérimenté.
Dans mon expérience d’émancipation, j’ai
pu constater que le moteur de l’émancipation n’est
jamais lié à une promesse mais c’est lorsque
les gens expérimentent quelque chose de différent
et d’émancipateur que l’on comprend qu’un
autre possible existe. A partir de des expériences vécues,
il peut naître des engagements profonds.
Cette expérience de richesse, dans le sens profond du terme,
te change existentiellement. Je fais beaucoup référence
à Spinoza, c’est la différence entre ce qu’il
nomme le premier et le deuxième degrés de connaissance.
Quand on expérimente quelque chose d’autre, une «
autre » richesse existentiellement pleine, il y a quelque
chose en nous qui se transforme.
La richesse d’une expérience partagée est le
noyau chaud et vivant d’une expérience d’émancipation.
Les choses ne sont riches que par rapport à une situation
vécue.
* philosophe, psychanalyste, formateur de l’université
populaire, laboratoire social
Université Populaire Laboratoire social MJC de Ris-Orangis
Un immense besoin d'éducation populaire
LEMONDE.FR 02.02.11
Où va le monde et que peuvent les hommes ? C'est à
ces deux questions que l'éducation populaire tente à
sa manière de répondre. En fait ces deux questions
se ramènent à une seule : comment faire pour que les
hommes qui sont le produit de l'Histoire – selon les cas et
les moments, bénéficiaires ou victimes – puissent
individuellement et collectivement faire l'Histoire et construire
leur devenir commun ? La question est d'une brulante actualité.
Il y a trois bonnes raisons de la poser :
1- La crise économique, sociale et écologique profonde
que nous traversons nous conduit à penser que le monde ne
peut rester en l'état et qu'il est urgent que les hommes
reprennent collectivement leur destin en main.
2- Nous vivons un redéploiement des inégalités
tant dans notre pays que sur l'ensemble de la planète. Entre
les 5 % les plus riches de la Terre et les 5 % les plus pauvres,
l'écart des revenus atteint 74 pour 1, contre 3 pour 1 en
1960. Ces inégalités menacent aujourd'hui l'unité
du corps social.
3- La démocratie délégataire connaît
une grave crise de légitimité. Les milieux populaires
et les jeunes ne se sentent plus représentés et les
Etats, même les plus démocratiques, sont dominés
par les puissances économiques et financières qui
les tiennent à leurs bottes.
Les hommes, notamment ceux qui subissent les événements,
ont un urgent besoin de s'exprimer, de mettre des mots sur ce qu'ils
vivent, d'apprendre à voir, de comprendre, de s'engager en
sachant mieux l'Histoire qu'ils font. "Substituer enfin l'ambition
d'éclairer les hommes à celle de les dominer",
disait déjà Condorcet dans son Projet d'instruction
publique de 1792. "Avoir la science de son malheur", dira
cent ans plus tard Fernand Pelloutier, l'initiateur des Bourses
du travail.
Une simple instruction du peuple dispensant un savoir, aussi pertinent
soit-il, ne suffira pas si elle ne s'accompagne pas, comme ce fut
le cas au moment de l'élaboration des Cahiers de doléances
en 1789, de la construction de nouvelles intelligences et représentations
collectives du monde permettant de donner un avenir au futur. L'éducation
populaire peut et doit contribuer à ce processus nécessaire
et ambitieux en œuvrant dans trois directions complémentaires
et convergentes : l'émancipation qui consiste à sortir,
aussi modestement que cela soit (une prise de parole, une indignation
publiquement exprimée, un premier acte de résistance…)
de la place qui vous a été assignée par les
conditions sociales, les appartenances culturelles, le genre ou
les handicaps de toutes sortes ; l'augmentation de la puissance
d'agir permettant aux individus de reprendre leur destin en main
; l'engagement dans les transformations des rapports sociaux et
politiques jugées pertinentes et que les situations imposent.
On comprend ainsi que l'éducation populaire est tout le
contraire d'un acte pédagogique autoritaire qui va de ceux
qui savent aux apprenants. Elle est un processus d'autorisation
à dire et à faire ce qui était ou semblait
préalablement interdit. Comment procède-t-elle ? L'histoire
de l'éducation populaire spontanée ou agréée
par l'Etat témoigne d'un foisonnement d'expériences
dans les lieux et les domaines les plus divers : loisirs, quartiers,
école, médias, monde du travail, espaces ruraux, hôpitaux
psychiatriques, prisons… On peut cependant identifier quelques
principes et processus qui éclairent, guident et sous-tendent
les procédures et procédés pédagogiques
:
- Le "voir, comprendre, agir" qui pendant longtemps servit
de guide aux mouvements sociaux, de jeunesse et d'éducation
populaires de toutes obédiences (républicaines, chrétiennes,
socialistes, communistes, anarcho-syndicalistes…). Le "comprendre"
n'est pas premier comme c'est le cas dans l'instruction. Il s'appuie
sur l'observation à partir du point de vue où l'on
se trouve et est orienté vers l'action, en situation.
- Le processus "paroles, savoirs, œuvre, pouvoir, émancipation"
expérimenté et formalisé par Pierre Roche,
sociologue au Centre d'études et de recherches sur les qualifications
(Céreq), où l'on voit que, de part en part, la culture
est au travail, ouvre à la création (sociale, artistique,
intellectuelle…), génère des savoirs "inouïs",
chacun pouvant alors devenir "œuvrier" comme le dit
si jolimentBernard Lubat. La mise en jeu qui a son origine dans
la parole, même la plus modeste, devient "mise en je"
comme le montre l'expérience accompagnée par Armand
Gatti dans le quartier de la Croix des oiseaux à Avignon
au début des années 1990 et qui conduit quinze jeunes
en situation d'exclusion à la création de Ces empereurs
aux ombrelles trouées jouée dans le cadre du festival.
- Partir de ce qui affecte et indigne les gens (voir les expériences
de l'Université populaire – Laboratoire social de la
Maison des jeunes et de la culture (MJC) de Ris-Orangis) et ainsi
privilégier l'approche ascendante et transversale de la construction
des savoirs à l'inculcation descendante qui est encore souvent
celle de l'instruction et de l'éducation du peuple.
- Redonner un statut pédagogique et politique au conflit
dans une société qui le refoule (voir Benasayag et
Del Rey, Eloge du conflit) et lui préfère la violence
ou les faux consensus. L'éducation populaire doit au contraire
s'évertuer à réveiller les contradictions,
à les mettre en mots et en travail de transformation visant
à les dépasser, à traduire les rapports de
violence réelle ou potentielle en rapports de sens.
L'APPROFONDISSEMENT DE LA DÉMOCRATIE
Ainsi conçue, l'éducation populaire devient une "opération
culturelle", dit Michel De Certeau dans La culture au pluriel,
qui "perturbe les constellations sociales en place". Il
est à remarquer que tous les actes et mouvements sociaux
et politiques de transformation qu'ils soient réformistes
ou révolutionnaires, les plus modestes comme les plus spectaculaires,
sont traversés et travaillés par des processus d'éducation
populaire contribuant à accoucher d'une nouvelle conscience
collective. "Maintenant, Avignon est enceinte de sa banlieue",
dit Paul Blanc, le directeur de la MJC, au moment de l'opération
conduite par Armand Gatti. La révolution tunisienne actuelle
témoigne, à sa manière, que malgré les
contraintes du pouvoir, la population, et tout particulièrement
les jeunes, ont su mettre les nouvelles technologies de l'information
et de la communication au service d'une compréhension porteuse
d'émancipation, de capacité à agir ensemble
et de transformation démocratique.
Confrontés aux questions sociales vives que leur posent
les citoyens ainsi que ceux qui ne s'autorisent pas encore à
le faire – car même les silences sont porteurs de sens
–, les élus politiques et les institutions publiques
seraient bien inspirés de faire une réelle place à
l'éducation populaire et lui donner les moyens qu'elle mérite.
"Nous avons un vrai combat à conduire vers l'électorat
populaire", dit par exemple Ségolène Royal dans
Le Monde daté 9 janvier. A quoi elle ajoute : "J'oppose
au simplisme des replis identitaires, source de violence, la volonté
de reconstruire une communauté nationale de travail, de dialogue
et de création". Ce projet louable, dont il serait prétentieux
de programmer d'en haut le déroulement et l'aboutissement,
ne saurait prendre corps sans une reconnaissance et un engagement
d'une éducation populaire traversant et travaillant le corps
social. Il en va de l'avenir et de l'approfondissement de la démocratie.
Edgar Morin plaidant pour "une nouvelle inventivité
politique" dans Le Monde daté 9 novembre se réfère
à un proverbe turc : "Les nuits sont enceintes et nul
ne connaît le jour qui naîtra". Nous parions que
si l'on veut faire advenir le jour, les nuits devront être
éclairées par un travail culturel d'éducation
populaire car "les têtes" ne pourront magiquement
"surgir dans les désastres planétaires pour le
salut de l'humanité". En effet, la situation, du local
au global, est telle que, pour faire naître d'autres intelligences
au service d'un nouveau projet de société, l'organisation
d'états généraux de la transformation sociale
et politique peut et doit être mise à l'ordre du jour.
L'éducation populaire devra y prendre toute sa place. Qui
prendra l'initiative de les convoquer ?
Christian Maurel a publié Education populaire et puissance
d'agir. Les processus culturels de l'émancipation. (L'Harmattan,
2010).
Christian Maurel, sociologue, cofondateur du collectif national
Education populaire et transformation sociale
Université Populaire Laboratoire social MJC de Ris-Orangis
Conférence pour l’UPLS de Ris-Orangis
Samedi 12 février
Angélique Del Rey
L’école des compétences
1/ Quelle est la mission de l'éducation nationale
et ses objectifs?
Depuis 2000, l’ensemble des textes de loi régissant
l’éducation est synthétisé dans le Code
del’éducation.
On trouvera par ex à l’article 1 définie comme
suit la « mission première » de l’éducation
: « outre la transmission des connaissances, faire partager
aux élèves les valeurs de laRépublique ».
Mais à la suite de cette mission, apparaissent une série
de missions et/ou d’objectifs hétéroclites et
non hiérarchisés : « apprentissage et maîtrise
de la langue française », « acquisition d’une
culture », « développement de la personnalité
de chacun », « élévation de son niveau
de formation initiale et continue », « insertion dans
la vie sociale et professionnelle », « exercice de la
citoyenneté », « contribution à l’égalité
des chances », « réussite de tous les élèves
»…
A noter le vague de beaucoup d’objectifs, ainsi que leur
absence de base juridique que signifie « égalité
des chances » ? A quoi mesure-t-on la « réussite
de tous les élèves » ?
Par ailleurs, de nombreux autres objectifs encore sont fixés
:
-soit par des textes non codifiés (par ex les objectifs
éducatifs définis dans le cadre des finances : en
2001, la LOLF instaure en effet un nouveau système de gestion
publique « par la performance ». les moyens des politiques
seront désormais alloués par « programme »
et en fonction des objectifs atteints. Dans le cas de l’éducation,
on a comme par ex l’objectif de supprimer le redoublement,
ou encore celui de « favoriser la poursuite d’études
ou l’insertion prof. des jeunes à l’issue de
leur scolarité secondaire »),
-soit dans le cadre des programmes nationaux d’enseignement
(par ex l’objectif de l’enseignement du latin fixé
par arrêté en 2007 : « donner un bagage de 1600
à 1800 mots aux élèves de terminale »).
En bref donc : beaucoup de finalités assignées à
l’éducation, qui traduisent une accumulation de textes
de loi sans refléter l’évolution prise dans
les faits par l’éducation nationale
Cette évolution est par ex très bien exprimée
dans l’introduction du Rapport de la Cour des Comptes de Juin
2010 « l’Education Nationale face à l’objectif
de la réussite de tous les élèves » :
« Scolarisant 10 millions d’élèves, employant
plus de 730 000 enseignants, doté d’un budget de près
de 53 milliards d’euros en 2010, l’enseignement public
est un enjeu central pour l’avenir de notre pays. Le développement
des sociétés actuelles dépend en effet de plus
en plus du niveau de formation de leur population, dans un contexte
mondial où l’accès à la connaissance
constitue un facteur concurrentiel déterminant ».
Dans ce passage, on voit que la « mission » principal
ou l’objectif principal assigné à l’enseignement
public, c’est ni la transmission des connaissances, ni la
formation du citoyen, mais la compétitivité économique
permise par l’élévation du niveau d’études
de la « ressource humaine » !
Le passage d’une école de la transmission des connaissances
à une école de l’acquisition de compétences
utiles à la « réussite dans la vie » (dont
le critère est de mesure fondamental est l’employabilité)
est quant à lui tout à fait révélateur
de cette évolution.
Ce passage s’est fait par l’adoption, en 2005 (par
décret), d’un Socle de connaissances et de compétences
qui appliquait les « Recommandations européennes sur
les compétences-clés pour l’éducation
et la formation tout au long de la vie » et dont l’objectif
fondamental était de faire de l’Europe une «
société de la connaissance ». On utilise cette
expression pour parler d’une économie qui fonde sa
compétitivité économique sur la ressource humaine.
L’idée de fond, c’est que plus de compétences
globales = + de compétitivité économique (je
vais y revenir).
A noter que ces « compétences-clés »
-ne sont pas une politique d’éducation mais de formation
(éducation est devenue, depuis au moins les textes du Sommet
de Lisbonne, une rubrique de la formation - « formation initiale
») ;
-ne le fruit de décisions de fonctionnaires des institutions
européennes, en dehors de tout dispositif démocratique
: en l’occurrence, suite à l’ERT, les patrons
européens réunis en table ronde (Cf Nico Hirtt, Les
nouveaux maîtres de l’école)
2/ Qui définit les objectifs de l'éducation
nationale ?
Si l’on reste au niveau institutionnel, cela dépend
de quels « objectifs » on parle : il y a les objectifs
généraux sur lesquels la Nation légifère
(et qu’on va retrouver dans le Code de l’éducation
). Il y a ensuite tous les objectifs fixés par les instances
financière, administrative, pédagogique à différents
niveaux, de l’administration centrale aux établissements
scolaires, en passant par l’administration décentralisée
(les Rectorats)…
Enfin, dans les classes, il y a les « objectifs » que
l’on demande aux enseignants de définir dans leur pratique
pédagogique depuis l’introduction de la « pédagogie
par objectifs ». Ces objectifs sont relativement libres même
q’ils doivent entrer dans le cadre des objectifs définis
plus généralement par les programmes.
Cela étant, il faut bien comprendre que jamais des «
objectifs » se balladent pas dans la nature. S’il y
a une définition d’objectifs comme cela à tous
les niveaux, ce n’est pas parce que c’est là
l’unique façon de travailler.
Enseigner par objectifs et gérer les institutions éducatives
par « objectifs » est en réalité une façon
de formater l’éducation en la ramenant à une
logique d’efficacité. L’efficacité consiste
en effet à… atteindre les objectifs. Et l’efficience,
à les atteindre avec moins de moyens. Vous reconnaissez la
petite musique ? Tout va dès lors entrer dans un calcul d’efficacité,
autrement dit dans une logique économique, y compris l’acte
éducatif qui ne s’y laisse pourtant pas réduire.
C’est donc une forme de violence faite, et aux enseignants,
et aux élèves.
C’est le cas des compétences, qui font entrer l’apprentissage
dans une logique d’efficacité : dès que l’objectif
a été fixé (en amont, on parle de « référentiels
de compétences » ou encore de « compétences
attendues » ; en amont et par les patrons, comme on a vu et
cela se vérifie toujours, même si l’on invite
des chercheurs pour la caution intellectuelle – histoire de
l’OCDE) sous la forme d’une compétence à
faire acquérir, on définit les « indicateurs
de performance » qui permettent d’évaluer si
cette compétence est acquise, et l’on évalue.
Et si la compétence n’est pas acquise, c’est
que l’investissement n’est pas justifié…
l’objectif de « réussite des élèves
» n’a pas été atteint !
Pourquoi « violence » ? Parce que l’on ne prend
pas en compte la situation : la durée, le lieu (un quartier
chic ? un quartier pauvre et ghettoïsé ?), le caractère
organique de la transmission, qui ne saurait s’évaluer
comme la fabrication d’une voiture (pas seulement parce qu’on
enseigne auprès d’humains, mais parce qu’enseigner
est quelque chose de vivant : le tout n’est pas le fruit du
simple mécanisme des parties, il implique l’action
réciproque de celles-ci ainsi qu’entre elles et lui.
Pas de lieu de maîtrise donc. « Ca doit prendre »,
comme disent les enseignants, parfois oui, parfois non, et on ne
sait pas pourquoi…)
Cela étant, il ne faut pas tomber dans le piège de
croire que c’est l’institution qui, abstraitement, a
le pouvoir de fixer des objectifs. Le pouvoir n’est pas donné,
il est construit.
Cf. Foucault : « le pouvoir n’est jamais ce que quelqu’un
détient, ce n’est jamais non plus ce qui émane
de quelqu’un. Le pouvoir n’appartient, ni à quelqu’un
d’ailleurs, ni à un groupe ; il n’y a de pouvoir
que parce qu’il y a dispersion, relais, réseaux, appuis
réciproques, différences de potentiel, décalage,
etc. C’est dans ce système de différences que
le pouvoir peut se mettre à fonctionner. » (Le PP,
p 6) = notion de « micro-pouvoirs ».
Par ex, pour revenir à l’école, le pouvoir
qu’ont les patrons de définir des référentiels
de compétences pour le lycée professionnel à
partir des années 70, ou encore celui qu’ont les institutions
européennes de fixer, par intérêt économique,
les objectifs pédagogiques de l’éducation nationale
française, voilà qui donne à réfléchir…
Quels déplacements de pouvoir ce sont opérés
dans ces nouveaux rapports, réseaux, relations ? C’est
ainsi que l’on comprend comment naît une nouvelle forme
de pouvoir, en l’occurrence : celui qu’ont aujourd’hui
les institutions économiques de définir LA mission
de l’école, l’employabilité.
3/ Rôle et place des enseignants et des parents à
l'école ?
Là encore, il y a un décalage entre ce que disent
les textes de loi et la réalité.
Les enseignants :
Pour les enseignants, il y a le grand principe de la « liberté
pédagogique » ; mais nulle part il n’est défini.
En fait, il est même de plus en plus remis en question à
travers des injonctions multiples qui assaillent l’enseignant.
Ex du Socle et des évaluations du livret de compétences
au collège, ou des évaluations nationales en CE1 et
CM2.
L’enseignant est pris en sandwich entre
-une multiplicité toujours accrue de contraintes disciplinaires
(qui lui laissent de moins en moins de liberté et de marge
de manœuvre) et
-d’un autre côté, une difficulté de plus
en plus grande, sur le terrain, à se faire respecter et à
enseigner quelque chose…
A noter dans ces contraintes, la place de plus en plus grande prise
par l’évaluation et l’orientation, qui raccourcissent
le temps d’enseignement et de transmission.
Rappeler aussi le changement de paradigme : « de la transmission
des savoirs à l’acquisition de compétences »,
pour lequel de véritables campagnes de communication sont
réalisées (la transmission, c’est caca, c’est
le prof sur son estrade qui fait son cours magistral sans se préoccuper
de ce qu’apprennent les élèves, alors que les
compétences c’est la mise en activité de l’élève,
l’intérêt pour son apprentissage et l’utilité
que cela aura dans sa vie, etc…), sans parler du double système
d’évaluation au DNB, ainsi que des évaluations
nationales hors programmes.
Pas de prise en compte de l’expertise enseignante, notamment
au niveau de ce qu’ils vivent et qui est très dur :
désintérêt, violences, changement de pratiques
liées aux NTIC... Raconter ce que m’a dit la proviseure
: « le pb de la mise en activité des élèves
est réglé » = Mépris de ce que les enseignants
font et savent, de leur travail concret et réel.
Les parents :
Dans le code de l’éducation (toujours art. 1) «
les familles sont associées aux missions de l’école).
» Ils sont dits faire partie, avec les élèves
et les personnels des établissements, de la « communauté
éducative ».
De fait, fruit de la lutte des courants de l’école
nouvelle dans les années 70 pour ouvrir l’école
sur l’extérieur, et notamment l’ouvrir aux parents,
ceux-ci sont désormais représentés dans les
institutions éducatives : conseils d’école,
conseils d’administration et conseils de classe.
Mais ceci n’est qu’un reste très appauvri de
l’idée de départ (citer ici le travail d’Ivan
Némo à la petite école de Torcy).
En revanche, de plus en plus de dispositifs donnent aux parents
un rôle de contrôle du travail de l’enfant/élève
(« cartable en ligne ») = esprit inverse de celui des
courants pédagogiques cités : ouverture, décloisonnement,
sortie d’un système d’enfermement disciplinaire
(Cf. Foucault) ? fausse ouverture, contrôle diffus. Dans cette
association des parents à l’entreprise éducative,
on trouve en fond la menace, la punition, vieux moteur des systèmes
disciplinaires (si les parents sont « démissionnaires
», stages de parentalité, suppression des alloc. si
absentéisme à répétition, etc.). Autrement
dit, une forme de violence, mais pas une violence brutale et discontinue
mais un harcèlement continu.
4° Le problème lié aux attentes des parents
: les parents veulent que l'école permettent à leur
enfant d'obtenir un travail...
Maintenant, si l’on parle de la place qu’ont, parce
qu’ils la prennent, les parents dans l’école,
on s’aperçoit que c’est de plus en plus comme
des consommateurs qu’ils se comportent (je parle du plus gros,
mais il y a tjrs plein d’exceptions). L’éducation
est perçue par eux comme le produit d’une technique,
plus ou moins bien maîtrisée donc par l’enseignant,
plus ou moins efficace, et dont le résultat peut être
jugé en toute objectivité… sur la réussite
de leur chérubin.
Où réussite = notes, évaluations, passage
en classe supérieure, réussite aux examens, grandes
écoles… et in fine, employabilité (Cf. la pub
d’Acadomia : « 100% de réussite au bac ; satisfait
ou remboursé »). Si pas réussite : on râle,
on se plaint au chef d’établissement, on entame des
procès…
Ca, c’est pour les bourgeois ; les classes populaires sont
généralement perdues mais une chose est sûre,
elles ne font plus confiance à l’école ? ascenseur
social.
Cf. Conditions de l’éducation.
5/ Employabilité des jeunes qui sortent de l'école,
que veulent les patrons? qu'est ce que l'école met en place
pour satisfaire les patrons? Comment les patrons des entreprises
ont fait l'école d'aujourd'hui ?
Depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, profond changement
dans la vision de l’éducation : dépense ? investissement.
Notion de « capital humain » : croissance, compétitivité,
employabilité
= donne une place centrale à l’entreprise dans la
définition des contenus de l’école et du système
d’évaluation qu’elle met en place.
C’est l’histoire du succès des « compétences
».
Apparaissent dans les années 80 avec le « nouveau
management » des entreprises. L’évaluation par
les compétences marque le passage à une logique de
compétitivité basée sur « le capital
cognitif de l’entreprise », c’est-à-dire
la somme des compétences de ses employés.
Vont ensuite s’imposer dans l’école à
travers l’enseignement prof et techn (référentiels
de compétences définis « collégialement
» par les patrons et les profs du professionnel et du technique).
Cf. journées de Deauville du CNPF en 1998.
Puis passage dans l’enseignement général avec
le Socle, lui même application des compétences-clés
européennes, elles-mêmes définies par l’ERT,
patrons européens réunis en table ronde. = une évaluation
sous forme de livrets de compétence, en voie d’informatisation,
qui suivront l’élève jusqu’à l’embauche
où ils donneront aux patrons des infos lisibles en termes
d’employabilité potentielle.
6/ En quoi l'école des compétences participe
à la rupture du lien social ?
L’école des compétences, même si elle
se présente comme le « ciment de la nation »,
participe en réalité à la rupture du lien social,
essence de la violence qu’elle génère. Pourquoi
? En quoi ?
-Tout d’abord, par sa logique normalisatrice : il est normal
d’être comme-ci, pas normal d’être comme
ça – de posséder telle ou telle compétence
(prendre la parole en public, savoir gérer ses émotions,
aimer apprendre, vouloir s’engager dans un projet), indépendamment
de la singularité de la personne, indépendamment de
la « normalité » des conflits entre capacités,
indépendamment de la situation concrète dans laquelle
les capacités prennent sens et s’exercent.
Compétence/capacité (apologie de Tchouand Tseu)
Cf. Michel Foucault ; rejet de tous ceux qui n’entrent pas
dans cette norme : éducation « spécialisée
», « besoins éducatifs particuliers »,
car « situation de handicap » = suivi spécial
pour eux. Quelle norme ? Acceptabilité sociale (emploi).
Quand ce n’est pas rejet pur et simple : « ce que nul
n’est censé ignorer en fin de scolarité obligatoire
sous peine de se trouver marginalisé » (préambule
du Socle).
-Ensuite, par sa logique individualisante. = va avec
Cf. Foucault et son analyse de la société disciplinaire
: naît avec l’école moderne. Un pouvoir de discipline
s’exerce en continu sur le temps, la vie et les corps par
des exercices ayant pour but de faire rentrer ces derniers dans
des habitudes.
= violence des horaires, du cloisonnement des disciplines, violence
des notes et des classements, des punitions et des remontrances.
L’évaluation commence là : elle individualise
et crée ce que Foucault appelle une isotopie : le classement
scolaire va renvoyer à un classement social à travers
un équivalence de diplôme
« Le pouvoir disciplinaire, c’est là sans doute
sa propriété fondamentale, fabrique des corps assujettis,
épingle exactement la fonction-sujet sur le corps ; il fabrique,
il distribue des corps assujettis ; il est individualisant en cela
que l’individu n’est pas autre chose que le corps assujetti.
»
Avec les compétences, on fait semblant de sortir de cette
logique, alors qu’on reste tout à fait dans la même,
c’en est simplement une autre forme.
Isotopie encore plus systématique avec l’évaluation
de compétences.
Logique au moins aussi « individualisante ». La réussite
dans la vie est rabattue sur l’individu, comme si le milieu,
l’environnement, avec chômage, misère, pollution,
maladies émergentes, dépression,….n’y
était pour rien ! Ce sont vos compétences qui expliquent
votre réussite ou non dans la vie : est-ce que vous êtes
positif, que vous savez gérer vos émotions, que vous
vous engagez dans n’importe quel projet, que vous aimez apprendre,
quoi que vous appreniez, et ainsi de suite (mais dans un environnement
neutre en un toute abstraction, car vous êtes un individu
!)
-Enfin, par son utilitarisme.
La compétence, c’est l’apprentissage subsumé
sous l’idée d’entreprise.
Apprendre, c’est investir sur son « capital cognitif
», le valoriser par l’acquisition de nouvelles compétences,
qui nous rendront plus employables sur le marché du travail
(retour sur investissement). Apprentissage n’est plus une
affaire commune mais une affaire individuelle, une petite «
entreprise de soi ».
C’est aussi l’enseignement subsumé sous l’idée
de calcul économique. « Former », c’est
investir sur le capital humain, d’où un retour sur
investissement en termes de croissance éco et compétitivité.
En d’autres termes, on se fout de la transmission, pourtant
réel fondement anthropologique des sociétés
humaines, de leur capacité à se renouveler tout en
conservant leur unité, le lien organique qui font d’elles
« une société », « une culture »
Point de vue - le 30 mai 2011
Halte aux méthodes du néomanagement! L'invasion
des petits chefs gestionnaires
par Miguel Benasayag, philosophe et psychanalyste
Dans cette époque rude et désenchantée, si
la vie quotidienne de beaucoup d'entre nous se révèle
de plus en plus sombre, il faut avoir conscience qu'il ne s'agit
pas là d'un fait du hasard, d'une fatalité tombée
du cie
La dureté des temps (souffrance au travail, isolement, fatalisme,
dépression) est chaque jour renforcée par l'action
de personnages dont la médiocrité et la terne banalité
contrastent avec l'intensité du mal qu'ils font. Petits hommes
gris à la Simenon, ils représentent la matérialisation
finale du cauchemar imaginé par Robert Musil dans L'Homme
sans qualités (Seuil, 1979). Ces agents de la tristesse opèrent
dans des domaines de plus en plus étendus, mais il en est
certains où leurs méfaits sont assez récents
et particulièrement choquants : l'éducation et la
santé en font partie.
Ils se présentent en général comme des "managers",
des gestionnaires d'un nouveau genre et viennent prendre la place
des "anciens" dans des établissements scolaires,
des hôpitaux, des centres médico-psycho-pédagogiques,
des instituts médicaux-éducatif (IME), etc.
Ordinateur et pointeuse en poche, ils ont pour mission d'apurer
les comptes et de "remettre au travail" le personnel.
Avec eux, plus de "feignants", d'"assistés",
de "privilégiés" (certains ont dû
télécharger récemment le portrait de Laurent
Wauquiez en fond d'écran...). Ils appliquent le règlement,
tout le règlement, rien que le règlement.
Or dans ces endroits singuliers où l'on soigne et où
l'on apprend, l'essentiel se passe justement à côté
du règlement. Pas contre, mais en dehors. Dans un hôpital,
dans un centre psy, la qualité des soins dépend avant
tout de la relation avec le patient. Elle passe par l'écoute,
le dialogue, le regard, l'attention, et le pari partagé.
Une minute peut valoir une heure, une heure une journée,
une journée une vie. Aucun logiciel ne peut traiter ce genre
de données.
Dans les centres médico-psychopédagogiques, les écoles,
collèges et lycées, les objectifs chiffrés,
les fichiers, les classements et catégories administratives
ne peuvent cadrer avec des parcours d'élèves et patients
multiples, complexes et singuliers. Ici, le travail a à voir
avec le désir et le lien. Qui peut prétendre quantifier
et rationaliser cela ? Nos petits soldats du management se méfient,
eux, du vivant, de la complexité, de l'insaisissable. Ils
haïssent cela même, car ces notions les empêchent
de compter en rond. Ils n'ont qu'un mot à la bouche qu'ils
répètent tel un mantra : "laloi, la loi, la loi."
Et l'on soupçonne, derrière ce formalisme, derrière
leur apparente froideur, quelque chose de sombre et malsain. On
connaît en psychanalyse et en psychopathologie ce phénomène
d'obéissance stricte à la loi qui passe par l'effacement
du sujet, définition même de la jouissance. Ces personnages,
Lacan les appelait des "jouis-la-loi".
Ils ne se réfèrent qu'aux représentations
réglementaires et légales du vivant ; mais la complexité
du vivant, qui est la matière même de ces lieux de
soins et d'éducation, n'est pas toute représentable.
Par ailleurs, la loi dont ils parlent n'est pas la loi comme champ
concflictuel. Ce qu'ils nomment respect de la loi n'est autre qu'une
obéissance qu'ils exigent comme une simple compétence,
au même titre que savoir lire ou écrire.
Plus d'espace, du même coup, pour la pensée critique
et l'autonomie. Dans leur esprit, l'autonomie doit se transformer
en pure autodiscipline, ce qui fait d'eux de petits soldats de la
mise en place d'un pouvoir arbitraire. Dans leurs tableaux et leurs
contrats d'objectif, l'essentiel leur échappe. Au point de
susciter des effets "contre-productifs" - pour utiliser
leurs termes.
A force de vouloir imposer de la rationalité, en contrôlant
les horaires, en voulant rentabiliser chaque minute (chaque euro
d'argent public dépensé...), en quadrillant les services,
en instituant des rôles de petits chefs et sous-chefs, c'est
la contrainte qui devient la règle, épuisant le désir
et l'initiative des salariés.
Obligés de travailler dans un univers panoptique où
tout est mesurable et transparent, ils perdent le goût de
leur métier, s'impliquent logiquement moins, et souffrent
au quotidien.
Ces méthodes de management sous la pression sont suffisamment
élaborées (en provenance des Etats-Unis pour la plupart)
pour savoir jusqu'où ne pas aller trop loin, éviter
des dérives qui se retourneraient contre leurs auteurs. Ils
savent harceler sans dépasser la limite légale.
Ces auteurs eux-mêmes, petits chefs psychorigides, médiocres
et sans aucune envergure spirituelle, sont parfaitement fuyants.
Il est impossible d'engager une discussion contradictoire avec eux
car ils ignorent tout du funeste dessein qu'ils servent jour après
jour. Ils sont les aiguilleurs d'un train dont ils ne maîtrisent
ni la puissance ni la destination.
Petits hommes méprisables et benêts qui participent
à un processus qui les dépasse. Ce néomanagement
pour lequel l'homme devient une ressource impersonnelle et interchangeable
prépare les fondements d'une société que l'on
voit se dessiner chaque jour de plus en plus clairement, où
les critères économiques font la loi, et où
la loi écrase la vie.
Les grands changements sociaux, ceux qui vont dans le sens de la
tristesse et de la restriction des libertés, ne se passent
jamais du jour au lendemain, de façon soudaine, comme on
franchit le Rubicon. Ces bouleversements se préparent dans
la durée, lentement, discrètement. Et c'est bien de
cette façon que la petite armée de ces hommes sans
qualités est en train de préparer le terrain d'une
société brutale et obscure.
Pour continuer notre travail, dans ces lieux vitaux, il nous faut
résister. Mais résister au nom de quoi? Comme ce pouvoir
s'attaque directement à la vie, c'est la vie elle-même
qui devient résistance.
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