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L’INDIVIDU, UNE FIGURE HISTORIQUE DU SUJET
CONTRIBUTION UNE CONVERSATION ENTRE MIGUEL BENASAYAG ET JEAN-CLAUDE LIAUDET
Dossier I : Malaise dans la culture libérale

Origine : http://www.cairn.info/

1 Jean-Claude Liaudet : Dans votre livre La fragilité[1], la déconstruction, que vous tentez, de ce que l’on pourrait appeler indifféremment une certaine ontologie ou mythologie occidentale, me paraît concerner la psychanalyse. Tout d’abord parce qu’elle donne à penser la psychanalyse comme novatrice, voire innovatrice en matière de méthode scientifique. En effet, dans son rapport à son réel, la psychanalyse ne vise pas un savoir absolu de type positiviste. Son entreprise ne vise pas à épuiser son objet dans un savoir totalisant : l’inconscient reste définitivement inconscient, quelle que soit la « science » que l’on puisse en acquérir. Et aussi parce que la métapsychologie freudienne décrit un système qui tire son unité du rapport dynamique existant entre ses parties (ses instances) ; c’est également un système ouvert sur d’autres systèmes (que vous appelez « soubassement »), notamment par étayage, c’est-à-dire n’existant pas de lui seul.

2 Mais surtout, votre travail conduit à interroger la psychanalyse dans la reprise qu’elle fait de la conception traditionnelle du sujet – quand bien même elle y apporte sa marque en soulignant sa division. Notre univers occidental, en effet, est marqué par le dualisme entre un moi créateur et un monde objet, dont on peut trouver l’ancrage dans le mythe biblique de la création : Dieu dit, et cela est. Ce dualisme premier se décline en cascade, par exemple dans l’inextricable distinction psyché/soma où, au mieux, le corps parle ou converse ; également dans l’opposition individu/société, qui amènerait à river la psychanalyse à la singularité du sujet, le reste n’étant que sociologie…

3 On ne peut exactement dire que les psychanalystes ne s’intéressent pas au sociétal, mais c’est toujours en dépit de la théorie. Chez Freud déjà, si gêné avec ce qu’il nomme sans nommer « inconscient collectif ». Aujourd’hui, certains psychanalystes développent, souvent de façon passionnante, des repérages de l’histoire collective dans l’histoire individuelle, ou des réflexions en matière de psychanalyse sociale (pourrait-on dire), mais ils tentent rarement d’en donner la théorie.

4 Estimez-vous que les ouvertures philosophiques opérées par certains scientifiques qui acceptent de s’éloigner du scientisme, notamment ceux qui développent la théorie de l’émergence que vous décrivez, pourraient aider à penser ce que j’appelle pour l’instant, et peut-être à tire provisoire, le collectif en psychanalyse ?

5 Miguel Benasayag : Je crois que, dans la psychanalyse, il existe en effet une prise en compte de la non-maîtrise, du non-dévoilement possible d’une « totalité », qui, d’une façon utilitariste, pourrait déployer le réel, dire « le vrai sur le vrai ». Mais, à la fois, force est de reconnaître que cette attitude n’est pas (loin s’en faut) l’apanage de la psychanalyse, il n’y a pas là « monopole ». Nous sommes là dans des sujets qui touchent, entre autres, à ce que Nicolas de Cues nommait « la docte ignorance » ou, dit autrement, il existe un développement du savoir, des savoirs qui ne sont pas en opposition avec un non-savoir. Ce « non-savoir » n’est pas de l’ignorance, c’est cette « docte ignorance », loin de tout mysticisme, il s’agit là de ce non-savoir qui, tout en étudiant et en comprenant par les causes, ne prétend pas pouvoir « déployer » le réel.

6 Notre époque est en plein dans cette problématique et, étonnamment, la psychanalyse se trouve dans une attitude de repli, de dogmatisme, qui tourne le dos à ce qui, dans notre époque, « se donne à penser ». Pourquoi ? La question est vaste. Il existe, à mon avis, dans la pratique psychanalytique, un contenu sacrificiel, par défaut, qui s’ignore, mais ce n’est pas la seule ni la principale raison.

7 Bien sûr que l’inconscient « reste inconscient », comme vous l’écrivez, et pour cause, la structure n’a rien a dévoiler en tant que telle, elle n’est pas son contenu. Mais l’impensé de la psychanalyse touche à la fois à la question qui sépare les processus d’individuation des processus de singularisation. Les premiers vont dans le sens d’une identité fixe, réductionniste, en tant que la singularisation est « pré-individuation ». Dans la singularisation, nous sommes dans des processus multiples, des multiples diversement unifiés, mais multiples quand même.

8 Nous ne pouvons pas identifier, par décret, l’individu à une singularité. Un individu peut, dans une situation concrète, recouvrir une singularité, mais ceci ne fait pas de lui le lieu, le nom, de la singularité. La psychanalyse a beaucoup de mal à penser ces processus multiples, où les agencements qui fondent une situation débordent largement la figure étriquée de l’individu.

9 Bref, ce que la psychanalyse cherche chez l’individu, ne se trouve certainement pas chez l’individu, voilà le problème. La vie n’est pas quelque chose de personnel, comme l’écrivait Deleuze. Comment pouvons-nous fonder une pratique, une clinique à partir de cet énoncé ?

10 Jean-Claude Liaudet : Vous dites, me semble-t-il, que la psychanalyse parle d’un « sens commun » (au sens d’origine autant que de visée) et ne connaît pas le « paysage » dont elle fait partie… Deux notions que vous développez dans votre livre.

11 Par « sens commun », vous entendez « une sorte d’atmosphère conceptuelle, faite d’expériences, d’ensembles d’images, d’histoire, de couplages, porteurs à la fois de la longue durée et de l’efficacité ». On pourrait dire que ce sens commun est créateur de la réalité que nous vivons, et dont nous avons une perception immédiate : « les choses sont ainsi ! », disons-nous, sans comprendre que ce que nous voyons, c’est ce que nous mettons en place. Cette réflexion, c’est, je crois, ce que vous appelez la pensée critique, dont vous dites qu’elle est plus proche de son soubassement qu’elle ne le voudrait, qu’elle ne peut se concevoir sans elle : impossible de penser l’inconscient sans le fond commun d’une conscience maîtresse d’elle-même. Il me semble que la psychanalyse est une de ces pensées critiques – mais pas très critique vis-à-vis de son soubassement ?

12 J’associe ce que vous appelez sens commun à ce que je nomme névrose collective que je définis ici, sommairement, comme un ensemble de représentations communes à un groupe humain, qui donnent à vivre des idéaux, des objets à désirer et des objets à rejeter. En cela proche de ce que l’on peut entendre de la névrose d’un individu, à savoir un ensemble à la fois conflictuel et systématisé de représentations qui permet la satisfaction de pulsions au prix d’un certain nombre de symptômes (pathologiques ou non, c’est une question de point de vue… c’est-à-dire de névrose collective !). La question serait donc : en quoi un discours psychanalytique reconduit purement et simplement la névrose collective, et en quoi il contribue à la faire bouger ?

13 Quand vous dites : « ce que la psychanalyse cherche chez l’individu ne se trouve certainement pas chez l’individu », vous laissez entendre, me semble-t-il, qu’elle reconduit le sens commun, selon quoi il y aurait de la volonté libre (éventuellement divisée, mais le fantasme est plus libre encore…) d’un côté, et le monde objet de l’autre. C’est dire que, pour être une pensée critique, elle devrait réinterroger le sens commun de sa théorie du sujet. Il me semble que c’est la grande question, en effet. Est-ce possible, sinon dans la longue durée de l’histoire, et selon une marche collective qui échappe à chacun de nous, au-delà de nos contributions personnelles ?

14 Vous développez également le « concept du paysage », que Fernand Braudel nommait « un nouveau sujet de l’histoire » (et j’hésite un instant sur le sens du mot : paysage comme sujet, ou comme thème ?). Il fonctionne comme une structure globale, dites-vous, un système complexe. Un paysage est toujours plein, centré sur lui-même, relevant de constellations multiples, de couches successives. Et vous ajoutez : « nous appartenons à un paysage, comme il nous appartient ».

15 Miguel Benasayag : Bien, je voudrais répondre surtout autour du paysage et de la clinique.

16 Il s’avère que la psychanalyse, en tant que pratique non normative, possède d’emblée un « message » un peu subversif par rapport à notre société. Il ne s’agit certainement pas d’un message déployé mais qui, d’une certaine façon, reste implicite de par la cure analytique elle-même. Il s’agit de la critique de toute vision utilitariste de la vie, de toute interprétation allant dans le sens de l’existence d’une harmonie quelconque dans le réel. Tout sens est question sur le sens.

17 En effet, le désir n’est pas « endogène », il traverse la multiplicité qui est la personne, à condition, justement que la personne puisse expérimenter que « la vie n’est pas quelque chose de personnel », comme l’écrit G. Deleuze. Nous sommes « bougés », nous sommes déterminés. C’est-à-dire que nous vivons un destin qui n’est pas une fatalité. C’est la croyance dans le libre arbitre qui fait de cette détermination une fatalité.

18 Il n’y a pas de moment de la décision, pensons un peu à l’apologue de l’âne de Buridan ; cet âne qui, placé à un point équidistant de deux meules de foin, finit par mourir de faim, car il ne peut pas se décider pour aucune des deux meules. Justement, ni chez les ânes, ni chez les humains, ni dans aucun organisme vivant d’ailleurs, n’est possible l’existence de cette « équidistance ». D’une façon infinitésimale, peut-être, mais toujours, un organisme se trouve dans des inflexions, dans des tropismes, qui font que, très longtemps avant que cette perception arrive à devenir une aperception, une information consciente, nous sommes toujours déjà « décidés », nous sommes toujours en retard, d’un point de vue de la connaissance ou de la conscience, sur ce que nous sommes déjà en train de vivre. Au commencement fut le mouvement…

19 Mais ceci, qui est pourtant le b-a-ba de la psychanalyse, n’est pas, pour le dire ainsi, répercuté dans la cure analytique, ou dans tous les cas pas assez.

20 On aime croire qu’à un moment donné, tel l’âne de l’histoire, nous sommes dans un instant et dans un lieu où, « finalement », c’est au moi ou bien à un sujet (assez moïque alors) de « décider »… Chant des trompettes dans le ciel, une liberté, non déterminée, sans cause, qui interrompt la chaîne causale ; en bref, moi est arrivé. C’est de ce côté-là qu’il faut réinterroger le rapport de la psychanalyse avec le social, du côte de l’opérateur dans un agir.

21 Où peut bien se trouver alors ce lieu de production du désir, quelle est cette instance qui insiste, pourtant, pour se présenter comme une singularité, comme une histoire, une mémoire, un sujet ?

22 Nous sommes en retard par rapport à ces questions qui pourtant sont les questions qui fondent notre époque.

23 Alors, la pensée du paysage est une tentative pour quitter les lieux imaginaires d’identité, individu, rôle social, etc., pour essayer de connaître, un peu, les appartenances, les tropismes dus à la longue durée, les invariances qui nous constituent, plus comme une question, que comme un sujet. Ou bien, le sujet comme un mode de la question, ce qui veut dire un mode du devenir.

24 Nous sommes liés, nous appartenons aux différents paysages ; toute question, toute forme désirante, tout défi est résultante du paysage, est paysage. Au-delà de toute interprétation beaucoup trop mystique, le désir est appel, notre Ithaque, qui n’a rien de personnel. Or le paysage est, à l’instar de toute résultante, une hégémonie, une force qui n’existe que dans chacun des multiples qui la composent, elle n’a pas de lieu d’existence. Le paysage, aussi, n’a pas de lieu, il est le lieu de chacun des multiples qui le composent.

25 Penser en termes de paysage n’est pas un mot d’ordre, c’est une invitation pour chercher, pour dire, nous avons du retard, nous avons à chercher. Une pensée du paysage est donc ce qui d’emblée s’inscrit au-delà de la problématique « psycho-sociale », où chacun des deux termes paraît réclamer sa part dans un gâteau commun.

26 Aujourd’hui, peut-être plus que jamais, comme Platon le fait dire à Socrate, l’homme ne peut pas être « la mesure de toutes choses », l’homme doit se repenser parmi les choses, voilà le défi. Le paysage n’est pas une sorte de « super-sujet », il s’agit plutôt de trouver un socle à partir duquel nous pouvons penser la vie, un socle qui ne soit pas piégé dans l’idéologie de l’individu et la société qui lui correspond, cette société qui au demeurant met en danger la vie même.

27 Jean-Claude Liaudet : On connaît aujourd’hui d’autres tentatives de repenser le sujet. Qu’en pensez-vous ?

28 Classiquement, le sujet a à voir avec le Père et son sacré nom, qui règne au ciel de la psychanalyse. Tel, on le sait, que le rôle du père est de représenter la Loi et de faire de l’enfant un humain, la part de la mère se situant dans un corps à corps à la fois vital et source d’attachement mortel. À lui la métaphore, à elle la métonymie ! On sait également que le Père est partout dans notre société traditionnelle : au ciel, sur le trône, et dans les familles, c’est le même pater, celui qui détient le pouvoir ; et que le rôle du père décline depuis qu’il ne peut plus s’appuyer sur la mythologie chrétienne ni sur l’organisation politique libérale pour fonder son autorité. Nous sommes à une époque charnière où disparaît le Père de famille, pièce d’un ensemble politico-religieux millénaire[2], celui des religions et des civilisations du livre (Thora, Bible, Coran).

29 Pour l’heure, on confond encore Père (avec un grand P) et père… Et c’est peut-être ce qu’a fait la psychanalyse ; ou plutôt elle dit le « paysage » (pour reprendre votre concept) dont elle est partie prenante, à savoir le fonctionnement psychique d’un sujet de la modernité occidentale[3], encore pris dans les filets du Père, quoi qu’il en veuille, et lancé en même temps dans une libération du sujet individuel.

30 C’est en ce point qu’il y a débat aujourd’hui : certains lacaniens, comme Pierre Legendre, clament qu’il faut du Père pour que l’humain reste humain. Ils appelleraient en quelque sorte à une restauration, ils seraient réactionnaires… D’autres travaillent à faire progresser la théorie et la pratique psychanalytiques…

31 Il me semble que, dans son dernier livre[4], Dany-Robert Dufour fait avancer le débat – en historicisant Lacan. Comme lui, il rappelle que l’homme est un néotène ; c’est-à-dire qu’il naît encore incomplet, avant que ses comportements instinctuels se soient mis en place. En même temps, ce qui lui fait défaut le libère : il peut s’adapter et changer. Ce qui lui manque, naturellement, peut-on dire, il le crée en fabriquant des prothèses : les outils prolongent et compensent ses incapacités physiques, par le langage il crée un monde de fictions qui lui donnent des raisons d’agir (à la place des instincts dont il est dépourvu). C’est ainsi qu’il a créé le Père… Telle est la preuve athée de l’existence de Dieu que Dany-Robert Dufour a concoctée !

32 La vie de groupe des animaux sociaux fait l’objet de montages instinctuels qui peuvent s’adapter. Ainsi, il y a chez les loups un chef de horde qui possède les femelles et domine les mâles. En devenant chien, le loup n’a pas changé, il a seulement changé de maître : désormais il prend l’homme pour son chef de horde. Dany-Robert Dufour soutient que l’humain fait de même : ce qu’il ne trouve pas naturellement, il le fabrique par un montage de langage, un édifice dont les composants varient selon les lieux et les époques : il se crée un maître, un « grand Sujet » qui lui permet d’exister comme simple sujet, sans quoi il serait perdu dans le non-sens. Il n’arrête pas d’en créer, et il n’arrêtera pas : Totem, Brahman, Dieu biblique au ciel, puis Roi, Peuple sur terre… Du Peuple on a connu plusieurs versions : le Peuple républicain, le Peuple national-socialiste, le Peuple communiste… il semblerait qu’on en ait soupé ! Avec l’individualisme libéral, la tentation est d’établir un court-circuit : se prenant lui-même pour le tout, le sujet deviendrait le grand Sujet. Il parlerait comme Yahvé dans la Bible et se définirait par lui-même et non par un Autre : « je suis celui qui est ». Mais cette formule, « je est je », n’est-elle pas celle de la folie unaire ?

33 Sans doute nous faudrait-il fabriquer d’autres grands Sujets auxquels nous assujettir pour devenir sujets autrement ?

34 Miguel Benasayag : Je crois, en effet, que le « sujet » tel que le conçoit la psychanalyse est resté un peu trop piégé dans la constellation propre aux individus. Par exemple, on a du mal à concevoir un sujet autre qu’individuel. Or, d’un point de vue philosophique, nous pouvons très bien accepter qu’un individu ne soit qu’une des multiples possibilités d’être d’une singularité.

35 Il ne s’agit pas là d’un débat théorique, bien au contraire notre époque nous pose cette problématique-là : quelle est l’instance, quel est l’agencement à partir duquel un agir, un acte, est possible ? C’est une question anthropologique à laquelle la psychanalyse tourne le dos. Nous devons essayer de comprendre quels peuvent bien être aujourd’hui ces agencements capables de composer, d’émanciper la puissance qui se trouve aujourd’hui bloquée, et qui nous condamnent au pâtir.

36 Nous ne trouvons plus les voies de l’agir, il nous est difficile de sortir du pur pâtir, d’être autre chose que les spectateurs de nos vies. Nos contemporains se trouvent noyés par des informations, mais nous ne trouvons toujours pas la « glande pinéale » qui nous permettrait de développer des pratiques concrètes ; aussi l’information, les connaissances, loin d’être des instruments d’émancipation, deviennent des éléments qui aggravent et approfondissent la tristesse, l’impuissance.

37 La connaissance, l’éducation, ne furent d’aucune façon, dans le siècle qui est fini, des barrières contre la barbarie, ainsi que l’Occident l’avait profondément cru. Et pourtant, notre tâche est de trouver, non pas ce qui pourrait se substituer à la connaissance, mais une connaissance qui ne se réduise pas à des informations, des abstractions qui nous séparent encore plus de notre puissance d’agir.

38 Nos patients nous posent cette « énigme » : mais une fois que je saurais, que se passera-t-il, comment changer ? Et, que ce soit dans nos consultations ainsi que dans notre vie de citoyens, la glande pinéale reste introuvable, nous ne trouvons pas ces articulations, ces agencements qui relèvent d’un opérateur, qu’on l’appelle ou non sujet ; un opérateur qui permet que nous puissions agir.

39 La question, en psychanalyse, me semble être la suivante : comment une personne peut-elle dégager une partie, au moins, de sa puissance en dehors des circuits de la jouissance liée a la répétition, à la pulsion de mort ?

40 C’est en cet endroit, à cette articulation-là, qu’il existe un défi pour l’analyse. Comment faire pour ne pas identifier ces « tangentes », ces lignes de fuite, avec la vie « personnelle » ? Est-ce que l’analyse est capable de se situer comme pratique de la multiplicité, donc réellement depuis un autre point de vue que celui de l’individu ?

41 L’inconscient n’est plus conçu, dans la plupart des cas, comme ce qui fonctionne tout à fait ailleurs que dans les petites histoires personnelles, il est devenu la « vérité vraie » de l’individu. Comme si le mot d’ordre était : « Encore plus d’individu, avec un zeste d’inconscient, svp ! »

42 L’individu, en tant que figure du sujet, représente une époque dont il est impossible de faire le bilan. Mais aujourd’hui, ce que l’on nomme « sujet », c’est-à-dire un opérateur capable de libérer la puissance, bref d’agir, est en manque, en souffrance, dans le sens de souffrir et d’attendre une nouvelle figure. De ce point de vue, aucune figure de l’opérateur historique n’est bonne en soi ou mauvaise en soi. Elle doit être, pour le dire ainsi, suffisamment bonne.

43 En continuant à demander à la vieille figure humaniste, l’homme mesure de toutes choses, de résoudre nos problèmes, notre civilisation nous plonge au cœur de ces problèmes. L’homme n’est pas le maître à bord, ou nul n’est maître chez lui… en bref, le vieux rêve de maîtrise, celui de l’homme messie de l’homme, se révélant être un échec, nous ne pouvons plus nous adresser à cette même figure (à l’homme, à sa conscience, etc.) pour tenter de résoudre, avec encore plus de maîtrise, les dégâts que justement le désir de maîtrise a causés.

44 Une pensée de la non maîtrise, qui pourtant ne cède en rien à une tentation irrationnelle : voilà le début d’une piste.

NOTES

[1] Miguel Benasayag, La fragilité, Paris, La Découverte, 2004.

[2] Qu’on pourrait qualifier de méditerranéen.

[3] Pour donner une date repère : au moins depuis les révolutions américaine et française. Les vrais changements, vous le dites, se font dans la longue durée !

[4] Dany-Robert Dufour, On achève bien les hommes, de quelques conséquences actuelles et futures de la mort de Dieu, Paris, Denoël, 2005.

Miguel Benasayag et Jean-Claude Liaudet « L'individu, une figure historique du sujet », Le Coq-héron 4/2005 (no 183), p. 27-33.

URL : www.cairn.info/revue-le-coq-heron-2005-4-page-27.htm.