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Résister dans une époque obscure
Entretien avec Miguel Benasayag, propos recueillis par Dominique Bellec
Miguel Benasayag
Novembre 2010

Origine : http://www.lekti-ecriture.com/contrefeux/Resister-dans-une-epoque-obscure.html

Dans ce riche entretien, tenant magnifiquement lieu de préface à la réédition de De la servitude volontaire, Miguel Benasayag donne à lire les différentes pistes de réflexion qu’il emprunte pour appréhender l’idée de liberté.

Nous remercions chaleureusement les éditeurs du Passager clandestin qui ont accepté que cette préface soit publiée en intégralité sur Contre-feux.

Peux-tu commencer par nous resituer De la servitude volontaire dans son temps, nous parler de l’auteur et du contexte historique dans lequel il a vécu ?

Le contexte est très important bien entendu, parce que ça fait de La Boétie la mouche blanche, un être vraiment très bizarre dans son temps. Il faut le situer au début du XVIe siècle, en plein essor de l’humanisme (Thomas More, Érasme de Rotterdam, Machiavel). Début 1500, le passage de Dieu à l’homme, pour parler comme Foucault, est un passage de la société dans laquelle le sujet de l’Histoire, le sujet qui agit est Dieu et où l’homme n’est qu’un sujet parmi d’autres ; certes il est central, privilégié, mais ce n’est pas lui le sujet. Et là, en 1500, aboutit un travail historique, culturel et économique très profond et complexe qui avait commencé grosso modo après l’an mille, avec Abélard, le nominalisme, Pétrarque, mais aussi tout le mouvement révolutionnaire cathare, les hérésies... Donc, en 1500, après la conquête de l’Amérique, c’est le moment charnière : l’homme devient sujet, c’est l’émergence de l’homme comme sujet de l’Histoire. Pour Kepler – qui a failli être brûlé pour ces propos –, la seule différence entre Dieu et les hommes, c’est que Dieu connaît tous les théorèmes depuis l’éternité, alors que l’homme ne les connaît pas encore tous. Pas encore, c’est-à-dire qu’il allait les connaître, que l’homme allait devenir Dieu. Et voilà qu’un tout jeune homme de dix-huit ans vient affirmer qu’en réalité les hommes chérissent et s’attachent à leurs chaînes comme s’il s’agissait de leur liberté : il existe une forme de servitude qui est volontaire. C’est courageux ! Ce sont les Lumières noires. Quelques penseurs un peu dissidents, comme Spinoza ou Leibniz, reprendront cette idée par la suite.

Peux-tu développer cette notion de Lumières noires ?

Une idée fantastique et terrible est en train d’émerger, l’idée que l’homme, non plus en tant qu’espèce mais en tant que projet, en tant que concept construit, va être le sujet de l’histoire, va accomplir le paradis sur terre. Et au milieu de tout ça, La Boétie est le premier, je pense, à mettre un bémol en disant que l’homme ne désire pas forcément la liberté et qu’il peut même désirer la servitude. Il n’emploie d’ailleurs pas le mot « désirer » dans le sens où nous l’employons, nous, modernes ou postmodernes, qui implique une notion d’inconscient. On aurait pu se dire que La Boétie parlait d’un désir inconscient de soumission, mais pas du tout, tout d’abord parce que l’inconscient n’est pas son problème, et ensuite parce qu’il évoque bien quelque chose de volontaire. C’est un peu « ombre et lumières » : on en est aux prémisses des Lumières, qui sont déjà là en tant que projet, même si elles n’apparaîtront que bien plus tard – l’idée est déjà qu’on va tout connaître, qu’on va tout maîtriser, et que la conscience est potentiellement toute-puissante –, et là, La Boétie surgit et projette avant tout le monde une ombre sur le projet humaniste. Aujourd’hui, cinq siècles plus tard, c’est cette idée qui ressurgit. À l’époque, son propos allait à l’encontre de tout ce que pensaient ses contemporains, pour qui l’homme allait s’affranchir de toute négativité, pour qui il ne pouvait en tout cas désirer la pire des négativités, à savoir la servitude. Cinq siècles plus tard, les mots de ce tout petit jeune homme nous reviennent comme une terrible prophétie. On en est là : cette négativité n’a pas disparu ; on a même compris qu’elle ne peut pas disparaître, que la chose que les hommes et les femmes détestent peut-être le plus, c’est la liberté. Ils souhaitent vivre mieux, être plus respectés, améliorer leurs conditions de vie, mais contrairement à ce qu’ont cru les mouvements révolutionnaires, les mouvements libertaires, les héritiers de l’humanisme, ils ne souhaitent pas la liberté, qui est une chose toute différente.

Le texte de La Boétie décrit les ressorts de la volonté, du besoin voire du désir de servitude. En même temps, assez curieusement, ce texte est très vite connu sous le titre de Contr’un – comme le remarque Montaigne dans les Essais. Contr’un, c’est-à-dire contre le tyran, ce qui induit une certaine lecture du texte ; cela semble suggérer que celui-ci contient des préceptes et des recettes de résistance au pouvoir en place. Qu’en est- il, selon toi ?

Je pense que c’est une lecture limitée par l’époque, par l’optimisme de l’époque. Quand on lit aujourd’hui les arguments que développe La Boétie, on comprend que ses arguments sont structurels et non pas fonctionnels, qu’il ne suffit pas d’arranger ceci ou cela pour que les hommes désirent la liberté. Quand il décrit les mécanismes de soumission, qu’il s’efforce d’expliquer pourquoi les hommes désirent être soumis, pourquoi la soumission tend à se diffuser, il annonce à deux ou trois reprises qu’il va exposer les ressorts de la volonté d’être soumis. Malheureusement, ce qu’il dit n’est jamais totalement clair. À l’époque ce mécanisme paraissait réversible, peut-être même pour La Boétie. La différence, aujourd’hui, est que nous – les libertaires, les contestataires, les radicaux, les alternatifs, toute la nébuleuse conflictuelle multiple de ceux qui ne se sentent pas en conformité avec la réalité actuelle et qui luttent pour la justice –, nous ne pouvons plus penser que ce n’est qu’un accident de parcours ; nous devons partir de la base et constater qu’effectivement, il y a des mécanismes structurels qui font que, dans tous les cas, une grande partie des êtres humains ne désire jamais la liberté. Pour lutter, pour changer la société, il faut à un moment donné user de quelque chose qui ressemble à ce qu’on appelle liberté. Mais ce n’est pas pareil de dire que l’horizon de l’humanité est la liberté et de dire que, de temps en temps, quand les conditions de vie, les rapports de production, la tyrannie exercée par l’État sont intolérables, on doit utiliser quelque chose qui ressemble à la liberté. En tant que « vétéran » révolutionnaire de différents pays, je n’ai pas pu ne pas constater la différence qui existe entre les gens qui, légitimement, veulent changer leurs conditions de vie horribles, et ceux qui sont dans un désir de liberté comme fin en soi, comme aventure. C’est une différence qui n’est pas théorique mais pratique et il est important de la prendre en compte.

La Boétie dit quand même que la servitude est volontaire mais qu’elle est aussi au fondement du pouvoir du monarque, qu’il suffirait de ne plus lui obéir pour que son pouvoir s’effondre intégralement. Par ailleurs, le texte fournit d’autres éléments, il établit une sorte de catalogue des ruses auxquelles recourt le pouvoir pour entretenir sa domination sur le peuple. Il parle par exemple des formes de subjugation du peuple par le divertissement, le spectacle, les jeux ; il évoque aussi le cas du Grand Turc qui interdit la lecture dans son royaume afin de maintenir son peuple dans un état d’ignorance.

Oui, il dit à trois reprises que la soumission volontaire s’explique par « la coutume », l’habitude. En effet, par nature, l’homme désire être restreint, mais désire aussi ce que le pli de l’habitude lui fait désirer. Mais, ce que nous disons, nous, est que tout ordre social est fait de plis. Ce que tu changes, ce sont les plis. Par exemple, quand tu es dans un ordre patriarcal de domination de la femme, c’est un autre pli que quand tu es dans une société qui prône l’égalité des droits, où les rapports homme-femme sont plus égalitaires, moins indignes pour l’homme et plus libres pour la femme. Or rien ne nous permet de dire qu’une société plus juste est plus libre. C’est d’ailleurs un cas que La Boétie prévoit dans son essai, quand il dit que le discours de la domination s’abrite souvent derrière un discours du bien commun et de la liberté (« Aujourd’hui ne font pas beaucoup mieux ceux qui ne font guère mal aucun, même de conséquence, qu’ils ne passent devant quelques jolis propos de bien public et de soulagement commun »). Il y a cette conscience un peu machiavélienne que le discours politique peut servir à dissimuler l’exercice de la domination et l’entretien de la servitude. Oui, il le pense parce qu’il est en 1500 et que l’idée humaniste d’une société de liberté totale, sans contrainte, était encore envisageable. C’est le fondement de l’Utopia de Thomas More. Le temps de l’accomplissement et de l’émancipation totale paraît encore pouvoir advenir. Cinq siècles plus tard, si on dialogue avec le camarade La Boétie, rien ne permet plus de penser qu’il puisse exister une société sans contraintes – même si rien n’empêche qu’il y en ait de plus justes. Ce que nous disons cinq siècles plus tard, nous, les camarades de La Boétie, qui incarnons le même désir de liberté, c’est que nous ne croyons plus qu’il puisse exister des sociétés finales sans contraintes.

Dans De la servitude volontaire, La Boétie distingue le bon du mauvais tyran. Certes, il ne propose pas la définition d’un système social où toutes les contraintes seraient abolies, mais ce qui le fait bondir, c’est que les sujets ne désobéissent pas aux systèmes dont l’injustice est patente.

Tout à fait, on ne peut pas lui faire dire plus que ce qu’il dit. La grande découverte de La Boétie est une faille dans le projet humaniste plus global. Pour avoir vécu la moitié de ma vie sous une dictature, j’ai pu constater que La Boétie avait raison : aucun tyran ne tient par le pouvoir des baïonnettes. C’est émouvant de voir que ce petit jeune homme du XVIe siècle avait compris une chose qu’il nous a fallu, nous, constater dans la douleur. Ce constat douloureux est que, si Pinochet a tenu tout le temps qu’il a tenu, si Videla, si Franco ont tenu tout ce temps, ce n’était pas par la force des baïonnettes. Or, le projet humaniste refuse cette idée-là ; il tend au contraire à chercher les baïonnettes, il s’efforce d’identifier les contraintes extérieures à l’homme qui le maintiennent en servitude. Le propos de La Boétie est donc une hérésie par rapport à l’humanisme de son temps. Il dit qu’il y a des contraintes intérieures, endogènes à l’homme, qui justifient sa soumission. Quand Deleuze écrit que le tyran a besoin d’hommes tristes pour maintenir sa tyrannie mais que les hommes tristes ont besoin du tyran pour justifier leur tristesse, on comprend ce qu’il dit. Nous y sommes sensibles parce qu’entre-temps il y a eu les travaux de Michel Foucault, par exemple, avec cette idée qu’il y a une existence réticulaire du pouvoir, que nous sommes traversés par le pouvoir, qu’il n’y a pas d’hommes et de femmes « purs » – n’en déplaise à certains camarades dogmatiques. Mais à l’époque de La Boétie, c’est une hérésie de dire qu’il y a des causes endogènes à la soumission. Même aujourd’hui, la plupart de mes collègues psychanalystes, quand ils constatent qu’il y a des éléments de soumission volontaire, se transforment en collaborateurs du système en les ignorant. Tout se passe comme si, pour pouvoir être contestataire, il fallait faire l’impasse sur cette donnée-là : la plupart des militants la dénient ou la refoulent. Tout le monde, dans la gauche contestataire, anarchiste ou révolutionnaire, adore Foucault, mais la lecture qu’ils en font occulte cette idée que personne en particulier ne détient le pouvoir, que le pouvoir est un système auquel participent aussi bien l’esclave que le maître.

Ça rejoint la question de l’obéissance et de la désobéissance. Pour toi, l’obéissance est quelque chose d’impensé et de nécessaire à la survie dans une société donnée ; on intériorise les règles du pouvoir et on y obéit sans plus y prendre garde. Que peut signifier désobéir et comment désobéit-on dans ces conditions ?

Pour comprendre la chose aujourd’hui, il ne faut pas penser l’humain comme une entité individuelle. D’ailleurs, en tant que psy, je crois qu’il faut se garder de toute lecture « individuelle ». Selon moi, personne n’est libre individuellement. Prends cet ensemble qu’on appelle « Miguel ». Cet ensemble, qui me paraît, à moi, bien réel, est pourtant un peu une construction théorique dont seules quelques morceaux épars participent à des processus de libération. Par exemple quand je développe des projets en Amérique latine ou en France avec tels ou tels acteurs sociaux, quand je prends part à la recherche en biologie avec les parties d’autres ensembles appelés Pierre ou Marie. Mais il y a aussi d’autres parties de l’ensemble « Miguel » qui participent à des processus absolument réactionnaires, à des activités grégaires ou aliénés, ou, tout bêtement, à des automatismes : je ne pense pas que je prends le métro chaque fois que je prends le métro, ou que je me brosse les dents quand je me brosse les dents. Quand je regarde une fille dans la rue, je ne pense pas au Deuxième sexe. On participe à des choses plus ou moins automatiques ou plus ou moins liberticides. Quand, dans une population, les hommes et les femmes ne libèrent pas assez d’énergie pour prendre part à des processus critiques de résistance et de création, cette communauté est en danger. C’est une question de quantité. Il n’y a pas d’hommes et de femmes libres en soi, mais en revanche, si dans une communauté il n’y a pas assez d’hommes et de femmes qui dégagent de l’énergie pour faire, par exemple, de la recherche médicale, ou pour réfléchir ou mener une action révolutionnaire, etc., cette communauté est en danger. Pour moi, les changements sociaux sont liés à une multiplicité agencée dans laquelle un ensemble humain dégage assez d’énergie pour prendre certaines choses en charge. Le problème de notre société, ce n’est pas qu’il n’y ait pas assez d’hommes et de femmes exemplaires, c’est que, dans l’ensemble, il n’y ait pas assez d’énergie dégagée pour la recherche d’un changement radical.

Et cela tient à quoi ? Comment expliques-tu ces contextes de baisse d’énergie et qu’est-ce qui au contraire pourrait susciter le flux d’énergie suffisant ?

La recherche théorique et pratique de l’émancipation est une recherche très sérieuse et pleine de chaussetrappes ; en recherchant la liberté on peut aussi bien se retrouver dans des circuits qui la condamnent. Mais, surtout, ce qui empêche aujourd’hui de dégager assez d’énergie en vue de la transformation sociale, c’est justement la tendance à sous-estimer la soumission volontaire à la tyrannie. C’est pour cela que ce texte me semble si important. On a énormément de difficultés à trouver des figures de substitution à la figure classique de l’homme aspirant à la liberté et n’ayant que ses chaînes à briser pour être libre. On a beaucoup de mal à articuler la possibilité du militantisme avec la tendance humaine à accepter et même à se conformer à l’horreur. On pense que les hommes et les femmes sont prêts à lutter quand on les entend se plaindre de leur sort, mais on confond la plainte avec le désir de liberté. Si la plainte était révolutionnaire, on serait dans une sorte de révolution astronomique ! Ce n’est pas parce que tu te plains de ta situation que tu désires autre chose, au contraire même. La plainte est un circuit fermé. On se plaint, on pratique la surenchère dans la description de l’horreur, et on se retrouve pris dans des logiques complètement aberrantes, avec des gens qui prétendent être purs dans leur rapport à la société. La question de la libération n’est plus dans ces conditions qu’une question narcissique : il s’agit de déterminer qui est « sale » et qui est « propre ». Or, évidemment, tout ça ne nous aide pas du tout à résoudre le problème de l’injustice. On retrouve ici la question de la complexité de l’homme.

Par exemple, nous, dans les laboratoires sociaux, dans les expériences que l’on mène ici, en Argentine ou au Brésil, on s’est rendu compte que, pour que des gens lancent des projets vraiment sérieux d’émancipation, il fallait les rassurer, leur dire quasiment : « Allez les gars, ne vous inquiétez pas, on n’est pas tout à fait libres... » La liberté, c’est une frontière au-delà de laquelle c’est à toi de jouer, à toi, avec toutes tes incertitudes ; c’est un pari, un agir au bord du gouffre des certitudes, et même s’il y a des passeurs, des référents, c’est un cap très difficile à franchir. Il faut savoir que les hommes et les femmes peuvent accepter de mourir sans aucun problème dans un cadre de certitude, alors qu’affronter l’incertitude est souvent très, très douloureux. Je pense que c’est un des problèmes actuels : nous devons construire de nouveaux cadres, de nouveaux dispositifs qui permettent à de plus en plus de gens de faire ce pari.

Mais simultanément, on lutte parce que, dans la lutte elle-même, il y a l’exercice de la liberté.

Oui, pour moi, si tu veux, ce que l’on nomme la liberté est quelque chose qui n’existe que périodiquement, de façon éphémère et dans des contextes particuliers. Je ne suis pas libre, je ne suis pas un sujet, je ne suis même pas désirant, je n’agis pas cent pour cent du temps pour la liberté. La liberté c’est seulement à certains moments de ta vie, dans certaines activités où tu es engagé dans un « devenir de libération », comme dirait Deleuze. Je ne pense pas que l’oppression soit le moteur de la libération ; ce qui fait bouger les hommes, même les plus opprimés, c’est l’émergence d’un désir, d’un espoir d’amélioration. S’il n’y a pas ce plus, les gens ne sortent pas se battre. C’est à ce titre-là que les différentes époques dégagent ou ne dégagent pas des pratiques de libération. Mais ce qui m’intéresse le plus chez La Boétie, c’est cette idée que les hommes et les femmes – l’humanité – ne fonctionnent pas sur un mode rationnel : « Je sais que le tyran me fait du mal, donc je m’oppose au tyran », « Je sais que fumer donne le cancer, donc je ne fume plus », « J’ai compris que le néolibéralisme était mauvais, donc je me bats contre le néolibéralisme ». Une telle linéarité n’existe pas. Nous savons aujourd’hui que ce qui touche au pouvoir, c’est toujours du Shakespeare – le bruit, la fureur, les crimes, la raison d’État –, qu’il y a des pouvoirs plus ou moins pourris, mais qu’il n’y a pas de pouvoir « propre ». Dans ces conditions, les mécanismes de l’oppression et de la soumission – y compris volontaire – sont permanents au même titre que les mécanismes de libération et de résistance. L’asymétrie entre les deux tient au fait que l’obéissance se fonde sur l’auto-effacement – c’est-à-dire que, dans l’obéissance, je n’existe pas ; dans l’obéissance, un être humain se comporte comme des processus multiples agencés à la discipline. Dans la résistance et dans la désobéissance, il y a un mouvement, un mouvement joyeux ou douloureux, mais un mouvement qui consiste, au contraire, à faire exister quelque chose. Dans la désobéissance, il y a quelque chose qui émerge, à commencer par soi-même en tant qu’acteur d’une époque, membre d’un collectif, d’une action. Il y a un éveil à soi, mais sous la forme d’une prise de conscience qu’on n’est pas individuel, qu’on est tissé par les processus de son époque, des processus socio-historiques. C’est un éveil à soi comme nœud de l’universel ; tu cesses de penser que ta vie c’est « papa-maman-mon-portefeuille », parce que l’éveil à soi est un éveil à un tout autre que soi. Tu découvres que tu n’es jamais aussi singulier que quand tu te laisses traverser par l’époque. Tu renonces à ce petit moi insignifiant, à affronter la petite mort pour ne pas avoir la grande mort. Et cet éveil à soi – il faut le voir comme quelque chose de banal, sans héroïsme – met en danger ton petit moi, ta survie : tu n’es pas né pour garder la voiture au garage et la bichonner, tu es né pour partir sur la route avec ta voiture... Dans ce sens-là, la désobéissance et la résistance sont toujours asymétriques par rapport à cet état de « pilotage automatique » qui relève plutôt de la complexité organique des humains que de la soumission. On est tous pris dans des circuits automatiques qui, lus politiquement ou socialement, sont des circuits d’obéissance. On vit comme des endormis, comme dirait Héraclite. Mais l’être humain dans sa complexité n’est pas fait que de ces circuits automatiques ; il y a aussi des aspirations à l’éveil. La plupart des gens les ignorent. Les aspirations au changement existent, mais elles se traduisent par des comportements infantiles, comme l’achat d’une nouvelle bagnole, etc. Et le mécanisme de soumission volontaire est entretenu par la faculté qu’a la société de re-capturer ces « excès désirants », comme à travers cette merde de Coupe du monde, pour ne prendre qu’un exemple d’actualité. Les excès désirants sont donc très facilement capturés : dans le communautarisme, dans la recherche identitaire, dans le sport-spectacle, dans une fantastique histoire d’amour avec ta secrétaire, celle-ci étant souvent vécue comme un extraordinaire moment de libération – le cinéma français ne parle que de ça : « Avec toi j’ose manger une glace au chocolat à cinq heures de l’après-midi ! ». Toutes ces conneries sont des micro-mécanismes pour rattraper les excès désirants. Heureusement, une partie des gens reste relativement imperméable à ces mécanismes, et ça tient aux bonnes expériences qu’ils ont vécues – avec des gens, avec des livres... –, et qu’ils ont vécues non pas comme plus « plaisantes », mais comme plus joyeuses.

C’est un peu la question de la philia, de l’amitié dont parle l’helléniste et résistant Jean-Pierre Vernant. Si l’inscription dans le jeu social repose moins sur des « rôles » endossés dans les institutions que sur des relations affectives et interpersonnelles fortes, c’est beaucoup plus facile de se déprendre de tout ce cadre institutionnel. Dans l’action collective, on se définit plutôt par son appartenance aux groupes des pairs que par les postes qu’on occupe dans la hiérarchie.

Tout à fait. Les expériences qui tendent à atténuer le plaisir de la soumission – que Freud identifie à la pulsion de mort –, qui ouvrent la voie à une tangente désirante de liberté, d’amour, de recherche, de pensée, etc., ces expériences renvoient à des rencontres, pas uniquement intersubjectives, mais aussi avec l’Histoire, avec un livre, avec un lieu, un paysage. Je me souviens que, tout petit, je voyais des Indiennes boliviennes qui vendaient, assises par terre, du citron et de l’ail, et ça m’horrifiait ; et quand ma mère me disait – c’était un peu cru, mais bon... – que le jour de la révolte, les Blancs seraient écrasés, elle me guérissait de ces horreurs en me transmettant du désir. Elle me parlait de la beauté du jour où ces Indiennes ne seraient plus humiliées, de la beauté de la révolte des Mau Mau au Kenya [1]. Et je te jure que la première fois que je suis rentré dans un commissariat avec une mitraillette à la main, quelle joie ! Toutes ces Indiennes, tous les Mau Mau de ma maman étaient avec moi.

D’après toi y a-t-il des moyens à mettre en œuvre pour susciter ce désir positif, ce désir de liberté, dès lors qu’on a fait le constat qu’il y avait aussi un désir de soumission et de servitude ? Comment se dégage cette énergie dont tu parles, cette énergie nécessaire au changement radical ?

Il y a trois désirs à distinguer. Le premier, c’est le désir de liberté. La liberté comme désir, comme moteur désirant comme ambition, qu’il faut définir. Que pourrait être la liberté comme désir ? Ça semble aller de soi, or, à vrai dire, c’est très compliqué. Le deuxième est très simple : le désir de changement de statut. Par exemple, les Noirs sont opprimés/ils ne sont plus opprimés. Les homos sont opprimés/les homos ne sont plus opprimés. Mais ce deuxième désir est souvent confondu avec le premier : j’étais au départ des collectifs de sans- papiers, et depuis des années, beaucoup de copains et de copines qui militent là ont l’impression d’être trahis par ceux dont ils obtiennent la régularisation. Ils se disent « merde, monsieur Abdou, dès qu’il a obtenu les papiers, il a quitté le mouvement », et du coup ils ont l’impression d’avoir été pris pour des assistantes sociales. Or, le mec, ce qu’il voulait c’était changer de statut parce que son statut était indigne, pas forcément changer la société. Ici, il y a deux désirs différents qui se croisent. Le désir du militant qui travaille avec les sans-papiers et le désir de la personne qui n’a pas de papiers, qui est dans la merde, esclave. Ces deux désirs ne sont pas les mêmes. Pourtant, on passe son temps à confondre l’un et l’autre, et on s’expose donc à être déçu. Je me souviens d’une scène de l’époque de la guérilla : on était en train de monter la garde ; toute une ville ouvrière était occupée et les différentes organisations de guérilla et de la population montaient la garde, pour prévenir les attaques qui étaient régulières. Je montais donc la garde avec cette fille, Lacille, qui n’avait pas vu ses enfants depuis je ne sais pas combien de temps ; on ne bouffait presque pas, c’était la merde, et tout d’un coup, on entend qu’en bas, au cours d’une assemblée, ils parlent de vacances, tu imagines ? Nous, on éclate de rire, on était là, Lacille et moi, on risquait soit d’être tués, soit – et c’est ce qui est arrivé – d’être attrapés, torturés à mort et envoyés en taule. Il y avait là un croisement qui, sur le coup, m’a fait rigoler, mais qui, après, dans ma vie, m’a fait réfléchir et sur lequel j’ai travaillé. Ces gens-là – et c’était légitime – voulaient une vie plus digne, différente, tandis que nous, sur la terrasse, armés jusqu’aux dents, on n’avait pas le même désir. Il y avait un croisement de désirs. Enfin le troisième désir, qui est lui aussi tout à fait clair, c’est le désir de soumission. Quand on le dit comme ça, ça semble moche, mais on le comprend mieux si on pense à cet ours qu’on a mis dans une cage. Une cage impeccable, mais une cage quand même. Au bout d’un certain temps, on lui ouvre la porte, mais on se rend compte que l’ours ne sort pas. Sans vouloir rabaisser la « dignité humaine » par cette comparaison animalière, il faut comprendre que la frontière entre liberté et servitude n’est jamais si claire que ça. Les circuits cérébraux de l’ours ne distinguent pas « ours » et « environnement ». Dans l’anecdote qui précède, l’ours est donc « ours » et « cage », et sortir de la cage signifie en quelque sorte, pour lui, changer d’identité et sortir de lui-même. C’est pour ça que les téléphones portables et toutes ces merdes marchent tellement bien, parce que, justement, ils te promettent que tu resteras toujours dans le même circuit. Si je dis tout ça, c’est pour faire comprendre à quoi renvoie aujourd’hui ce que La Boétie, à dix-huit ans et en plein humanisme, appelle la servitude volontaire. L’expression est moche et désigne quelque chose d’indigne, mais en fait, ça fonctionne comme ça. Il y a un narcissisme très fort dans le fait de croire à l’unité de soi, de croire qu’en tant que soi, on pourrait être libre, alors qu’on n’est pas libre en tant qu’unité. Au contraire, plus tu t’identifies à ton moi, ton rôle social, plus tu es pris dans des circuits automatiques. La vérité, c’est que, comme l’ours de tout à l’heure, sortir de ces circuits automatiques, loin d’être une bonne nouvelle, est un déchirement. La question est : que fait-on une fois qu’on a fait ce constat ? La première chose est de comprendre que l’objectif n’est pas du tout de faire que tout le monde connaisse une sorte de liberté abstraite totale – qui n’existe pas. J’ai beau suivre un des courants de la psychiatrie alternative, j’admets quand même une chose très forte, c’est que personne ne se trompe dans sa vie. On ne doit pas éduquer les gens. L’autre n’est pas quelqu’un qui se trompe et que tu dois éduquer, guérir, redresser. Le fait qu’il soit inscrit dans ces circuits automatiques – qui sont parfois liés à la toxicomanie, par exemple – suffit à l’expliquer, et du coup, on n’a pas le droit de le lobotomiser, de l’écrabouiller, au nom du bien. La psychanalyse, malgré la notion un peu conne de pulsion de mort, pige ça, elle pige qu’il y a des circuits automatiques qui ne tendent pas nécessairement vers ce qu’on appelle le bien. Le désir de liberté, c’est quoi ? C’est une sorte d’excès qui de façon récurrente s’empare soit des individus, soit des groupes humains. Cet excès pulsionnel, cet excès désirant, peut se manifester individuellement, collectivement, voire à travers les générations. Ça signifie que, tout à coup, des gens pris dans des situations concrètes vont éprouver cet excès. Ils vont, par exemple, en musique ou en peinture, se sentir convoqués, appelés. Et cette pulsion, soit ils l’étouffent, soit ils la traduisent dans des comportements utilitaristes acceptables par le marché, soit ils la contournent, soit ils l’assument. S’ils décident de l’assumer, leur moi est un peu dans la merde, parce que ça veut dire qu’une bonne partie de leur énergie sera absorbée par cet appel, au point, parfois de mettre en danger leur survie. Mais cet appel correspond à une affinité élective totale, qui ne vient pas seulement de la personne qui l’éprouve, mais de la situation, de l’histoire, dans laquelle est prise la personne. De sorte que quelqu’un qui est traversé par la peinture ne pourra pas dire « la peinture c’est comme ça » ; il devra aller jusqu’à la frontière de la peinture, il devra questionner la chose, créer, bien ou mal, peu ou beaucoup. Sa vie sera marquée par cette qualité ou cette affinité élective. Et ça vaut pour le penchant à la critique des normes sociales autant que pour la peinture... Voila. Tu prends conscience de ces Indiens qui sont là, qui vendent des citrons, de l’indignité totale de la nation indienne – les descendants de l’empire inca, tout de même ; cinq siècles d’oppression –, et tout d’un coup, toi, pour x raisons, ça te marque, alors que ta sœur ou ton frère qui sont passés au même endroit n’ont rien remarqué. La question sociale, comme passion, et non comme désir de changement de statut, est quelque chose qui attrape des pauvres couillons, comme la passion pour la peinture, pour la recherche scientifique ou pour l’écriture. Tu sais bien, par exemple, que 90 % des chercheurs ne cherchent rien, ils sont bien installés au cœur de la norme et ne questionnent jamais la légitimité de ce qui est légal. Cette mise en question du « légal » – légal, donc dominant dans l’art, dans la recherche, légal historiquement – est pourtant légitime à tout point de vue. Et tout d’un coup, certaines personnes vont avoir cette passion de la recherche des limites. Je pense que nous sommes des modes, des formes d’une époque, et qu’il y a des époques obscures dans lesquelles il y a très peu de puissance, dans lesquelles il est très difficile de questionner la légalité au nom de la liberté. L’époque actuelle, par exemple, est totalement obscure. Mais il y a également des époques plus lumineuses dans lesquelles ça va de soi. La luminosité ou l’obscurité d’une époque dépend de facteurs très concrets. Dans les années 1970, on était dans le monde de la promesse, on luttait, on pouvait se dire : « Certains d’entre nous vont mourir, mais le monde de demain sera un paradis. » Ça favorise les pratiques d’engagement même si on n’est pas très puissant. Dans les époques obscures, la masse se retire. Il faut savoir que, quand on parle de désobéissance, on pense souvent à la désobéissance d’Antigone. Mais, dans sa désobéissance, Antigone a la certitude d’obéir à la loi de Dieu – qui est une loi ontologique, une loi supérieure – et d’avoir une responsabilité envers cette loi-là. Dans les époques obscures, cette certitude s’effrite, et peu de gens ont la capacité de désobéir à la loi de la cité lorsque aucune autre loi ne s’impose pour s’y substituer. Un organisme social fonctionne comme un organisme individuel, il déploie des efforts terribles pour nier que les portes de la cage sont ouvertes. Les idéologues, les nouveaux philosophes, les réactionnaires, les postmodernes, tous ces gens dépensent énormément d’énergie pour nous convaincre de rester dans la cage. Ils contribuent à l’effort que produit la société pour rester dans le circuit familier, parce qu’il n’y a pas, par ailleurs, assez de certitude, pas d’alternative clairement définie. Imagine- toi un médecin qui dirait : « Comme je n’ai pas trouvé de vaccins, je passe du côté de la maladie ». Ce qui est sûr, c’est que, dans une époque comme la nôtre, il faut plus de courage et plus d’effort pour résister que dans une époque lumineuse. Mais pour moi qui ai vécu les deux, l’époque obscure est beaucoup plus intéressante. L’époque lumineuse est une époque dans laquelle tu ne peux pas éviter de devenir con, parce que tout semble tellement simple. Un organisme social, dans son histoire, a besoin des deux, il a besoin des époques obscures parce qu’elles ne sont pas pure négativité ; ce sont des époques d’élaboration profonde. Après, quand vient l’époque lumineuse, on sait bien ce qui se passe : c’est septembre 1944, tout le monde est content, tout le monde a résisté, et nous on est oublié. Mais on s’en fout. Nous, notre boulot, c’est comment on résiste dans une époque obscure.

Comment faire pour qu’il en sorte malgré tout quelque- chose, pour que « lumière » ne signifie pas aussi « aveuglement » ?

Ça sort toujours. La lumière a un côté aveuglant, mais elle est aussi le temps du changement social. Ce n’est pas la même chose que les femmes vivent soumises à des oiseaux de basse-cour et qu’elles deviennent des sujets sociaux historiques, qu’un homosexuel doive se cacher ou qu’il puisse vivre sa vie normalement... Ce n’est pas du tout pareil. Mais le boulot des gens qui travaillent et qui sont mordus par cette question de la libération est plus intéressant dans les époques obscures, il faut arrêter de pleurnicher. Dans chaque époque, notre boulot est de savoir par où passe la liberté.

Miguel Benasayag, Paris, juin 2010 (Propos recueillis par Dominique Bellec)

Ce livre est disponible à la vente sur les Espaces de l’édition indépendante

Notes

[1] Mau Mau : groupe de rebelles kikuyus en lutte, dans les années 1950 contre l’emprise coloniale britannique au Kenya. Jomo Kenyatta, élu président de la république en 1964 et considéré comme le père de la nation kenyane, est un ancien leader de ce mouvement.