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Origine : http://www.lekti-ecriture.com/contrefeux/Resister-dans-une-epoque-obscure.html
Dans ce riche entretien, tenant magnifiquement lieu de préface
à la réédition de De la servitude volontaire,
Miguel Benasayag donne à lire les différentes pistes
de réflexion qu’il emprunte pour appréhender
l’idée de liberté.
Nous remercions chaleureusement les éditeurs du Passager
clandestin qui ont accepté que cette préface soit
publiée en intégralité sur Contre-feux.
Peux-tu commencer par nous resituer De la servitude volontaire
dans son temps, nous parler de l’auteur et du contexte historique
dans lequel il a vécu ?
Le contexte est très important bien entendu, parce que
ça fait de La Boétie la mouche blanche, un être
vraiment très bizarre dans son temps. Il faut le situer au
début du XVIe siècle, en plein essor de l’humanisme
(Thomas More, Érasme de Rotterdam, Machiavel). Début
1500, le passage de Dieu à l’homme, pour parler comme
Foucault, est un passage de la société dans laquelle
le sujet de l’Histoire, le sujet qui agit est Dieu et où
l’homme n’est qu’un sujet parmi d’autres
; certes il est central, privilégié, mais ce n’est
pas lui le sujet. Et là, en 1500, aboutit un travail historique,
culturel et économique très profond et complexe qui
avait commencé grosso modo après l’an mille,
avec Abélard, le nominalisme, Pétrarque, mais aussi
tout le mouvement révolutionnaire cathare, les hérésies...
Donc, en 1500, après la conquête de l’Amérique,
c’est le moment charnière : l’homme devient sujet,
c’est l’émergence de l’homme comme sujet
de l’Histoire. Pour Kepler – qui a failli être
brûlé pour ces propos –, la seule différence
entre Dieu et les hommes, c’est que Dieu connaît tous
les théorèmes depuis l’éternité,
alors que l’homme ne les connaît pas encore tous. Pas
encore, c’est-à-dire qu’il allait les connaître,
que l’homme allait devenir Dieu. Et voilà qu’un
tout jeune homme de dix-huit ans vient affirmer qu’en réalité
les hommes chérissent et s’attachent à leurs
chaînes comme s’il s’agissait de leur liberté
: il existe une forme de servitude qui est volontaire. C’est
courageux ! Ce sont les Lumières noires. Quelques penseurs
un peu dissidents, comme Spinoza ou Leibniz, reprendront cette idée
par la suite.
Peux-tu développer cette notion de Lumières noires
?
Une idée fantastique et terrible est en train d’émerger,
l’idée que l’homme, non plus en tant qu’espèce
mais en tant que projet, en tant que concept construit, va être
le sujet de l’histoire, va accomplir le paradis sur terre.
Et au milieu de tout ça, La Boétie est le premier,
je pense, à mettre un bémol en disant que l’homme
ne désire pas forcément la liberté et qu’il
peut même désirer la servitude. Il n’emploie
d’ailleurs pas le mot « désirer » dans
le sens où nous l’employons, nous, modernes ou postmodernes,
qui implique une notion d’inconscient. On aurait pu se dire
que La Boétie parlait d’un désir inconscient
de soumission, mais pas du tout, tout d’abord parce que l’inconscient
n’est pas son problème, et ensuite parce qu’il
évoque bien quelque chose de volontaire. C’est un peu
« ombre et lumières » : on en est aux prémisses
des Lumières, qui sont déjà là en tant
que projet, même si elles n’apparaîtront que bien
plus tard – l’idée est déjà qu’on
va tout connaître, qu’on va tout maîtriser, et
que la conscience est potentiellement toute-puissante –, et
là, La Boétie surgit et projette avant tout le monde
une ombre sur le projet humaniste. Aujourd’hui, cinq siècles
plus tard, c’est cette idée qui ressurgit. À
l’époque, son propos allait à l’encontre
de tout ce que pensaient ses contemporains, pour qui l’homme
allait s’affranchir de toute négativité, pour
qui il ne pouvait en tout cas désirer la pire des négativités,
à savoir la servitude. Cinq siècles plus tard, les
mots de ce tout petit jeune homme nous reviennent comme une terrible
prophétie. On en est là : cette négativité
n’a pas disparu ; on a même compris qu’elle ne
peut pas disparaître, que la chose que les hommes et les femmes
détestent peut-être le plus, c’est la liberté.
Ils souhaitent vivre mieux, être plus respectés, améliorer
leurs conditions de vie, mais contrairement à ce qu’ont
cru les mouvements révolutionnaires, les mouvements libertaires,
les héritiers de l’humanisme, ils ne souhaitent pas
la liberté, qui est une chose toute différente.
Le texte de La Boétie décrit les ressorts de
la volonté, du besoin voire du désir de servitude.
En même temps, assez curieusement, ce texte est très
vite connu sous le titre de Contr’un – comme le remarque
Montaigne dans les Essais. Contr’un, c’est-à-dire
contre le tyran, ce qui induit une certaine lecture du texte ; cela
semble suggérer que celui-ci contient des préceptes
et des recettes de résistance au pouvoir en place. Qu’en
est- il, selon toi ?
Je pense que c’est une lecture limitée par l’époque,
par l’optimisme de l’époque. Quand on lit aujourd’hui
les arguments que développe La Boétie, on comprend
que ses arguments sont structurels et non pas fonctionnels, qu’il
ne suffit pas d’arranger ceci ou cela pour que les hommes
désirent la liberté. Quand il décrit les mécanismes
de soumission, qu’il s’efforce d’expliquer pourquoi
les hommes désirent être soumis, pourquoi la soumission
tend à se diffuser, il annonce à deux ou trois reprises
qu’il va exposer les ressorts de la volonté d’être
soumis. Malheureusement, ce qu’il dit n’est jamais totalement
clair. À l’époque ce mécanisme paraissait
réversible, peut-être même pour La Boétie.
La différence, aujourd’hui, est que nous – les
libertaires, les contestataires, les radicaux, les alternatifs,
toute la nébuleuse conflictuelle multiple de ceux qui ne
se sentent pas en conformité avec la réalité
actuelle et qui luttent pour la justice –, nous ne pouvons
plus penser que ce n’est qu’un accident de parcours
; nous devons partir de la base et constater qu’effectivement,
il y a des mécanismes structurels qui font que, dans tous
les cas, une grande partie des êtres humains ne désire
jamais la liberté. Pour lutter, pour changer la société,
il faut à un moment donné user de quelque chose qui
ressemble à ce qu’on appelle liberté. Mais ce
n’est pas pareil de dire que l’horizon de l’humanité
est la liberté et de dire que, de temps en temps, quand les
conditions de vie, les rapports de production, la tyrannie exercée
par l’État sont intolérables, on doit utiliser
quelque chose qui ressemble à la liberté. En tant
que « vétéran » révolutionnaire
de différents pays, je n’ai pas pu ne pas constater
la différence qui existe entre les gens qui, légitimement,
veulent changer leurs conditions de vie horribles, et ceux qui sont
dans un désir de liberté comme fin en soi, comme aventure.
C’est une différence qui n’est pas théorique
mais pratique et il est important de la prendre en compte.
La Boétie dit quand même que la servitude est
volontaire mais qu’elle est aussi au fondement du pouvoir
du monarque, qu’il suffirait de ne plus lui obéir pour
que son pouvoir s’effondre intégralement. Par ailleurs,
le texte fournit d’autres éléments, il établit
une sorte de catalogue des ruses auxquelles recourt le pouvoir pour
entretenir sa domination sur le peuple. Il parle par exemple des
formes de subjugation du peuple par le divertissement, le spectacle,
les jeux ; il évoque aussi le cas du Grand Turc qui interdit
la lecture dans son royaume afin de maintenir son peuple dans un
état d’ignorance.
Oui, il dit à trois reprises que la soumission volontaire
s’explique par « la coutume », l’habitude.
En effet, par nature, l’homme désire être restreint,
mais désire aussi ce que le pli de l’habitude lui fait
désirer. Mais, ce que nous disons, nous, est que tout ordre
social est fait de plis. Ce que tu changes, ce sont les plis. Par
exemple, quand tu es dans un ordre patriarcal de domination de la
femme, c’est un autre pli que quand tu es dans une société
qui prône l’égalité des droits, où
les rapports homme-femme sont plus égalitaires, moins indignes
pour l’homme et plus libres pour la femme. Or rien ne nous
permet de dire qu’une société plus juste est
plus libre. C’est d’ailleurs un cas que La Boétie
prévoit dans son essai, quand il dit que le discours de la
domination s’abrite souvent derrière un discours du
bien commun et de la liberté (« Aujourd’hui ne
font pas beaucoup mieux ceux qui ne font guère mal aucun,
même de conséquence, qu’ils ne passent devant
quelques jolis propos de bien public et de soulagement commun »).
Il y a cette conscience un peu machiavélienne que le discours
politique peut servir à dissimuler l’exercice de la
domination et l’entretien de la servitude. Oui, il le pense
parce qu’il est en 1500 et que l’idée humaniste
d’une société de liberté totale, sans
contrainte, était encore envisageable. C’est le fondement
de l’Utopia de Thomas More. Le temps de l’accomplissement
et de l’émancipation totale paraît encore pouvoir
advenir. Cinq siècles plus tard, si on dialogue avec le camarade
La Boétie, rien ne permet plus de penser qu’il puisse
exister une société sans contraintes – même
si rien n’empêche qu’il y en ait de plus justes.
Ce que nous disons cinq siècles plus tard, nous, les camarades
de La Boétie, qui incarnons le même désir de
liberté, c’est que nous ne croyons plus qu’il
puisse exister des sociétés finales sans contraintes.
Dans De la servitude volontaire, La Boétie distingue
le bon du mauvais tyran. Certes, il ne propose pas la définition
d’un système social où toutes les contraintes
seraient abolies, mais ce qui le fait bondir, c’est que les
sujets ne désobéissent pas aux systèmes dont
l’injustice est patente.
Tout à fait, on ne peut pas lui faire dire plus que ce
qu’il dit. La grande découverte de La Boétie
est une faille dans le projet humaniste plus global. Pour avoir
vécu la moitié de ma vie sous une dictature, j’ai
pu constater que La Boétie avait raison : aucun tyran ne
tient par le pouvoir des baïonnettes. C’est émouvant
de voir que ce petit jeune homme du XVIe siècle avait compris
une chose qu’il nous a fallu, nous, constater dans la douleur.
Ce constat douloureux est que, si Pinochet a tenu tout le temps
qu’il a tenu, si Videla, si Franco ont tenu tout ce temps,
ce n’était pas par la force des baïonnettes. Or,
le projet humaniste refuse cette idée-là ; il tend
au contraire à chercher les baïonnettes, il s’efforce
d’identifier les contraintes extérieures à l’homme
qui le maintiennent en servitude. Le propos de La Boétie
est donc une hérésie par rapport à l’humanisme
de son temps. Il dit qu’il y a des contraintes intérieures,
endogènes à l’homme, qui justifient sa soumission.
Quand Deleuze écrit que le tyran a besoin d’hommes
tristes pour maintenir sa tyrannie mais que les hommes tristes ont
besoin du tyran pour justifier leur tristesse, on comprend ce qu’il
dit. Nous y sommes sensibles parce qu’entre-temps il y a eu
les travaux de Michel Foucault, par exemple, avec cette idée
qu’il y a une existence réticulaire du pouvoir, que
nous sommes traversés par le pouvoir, qu’il n’y
a pas d’hommes et de femmes « purs » – n’en
déplaise à certains camarades dogmatiques. Mais à
l’époque de La Boétie, c’est une hérésie
de dire qu’il y a des causes endogènes à la
soumission. Même aujourd’hui, la plupart de mes collègues
psychanalystes, quand ils constatent qu’il y a des éléments
de soumission volontaire, se transforment en collaborateurs du système
en les ignorant. Tout se passe comme si, pour pouvoir être
contestataire, il fallait faire l’impasse sur cette donnée-là
: la plupart des militants la dénient ou la refoulent. Tout
le monde, dans la gauche contestataire, anarchiste ou révolutionnaire,
adore Foucault, mais la lecture qu’ils en font occulte cette
idée que personne en particulier ne détient le pouvoir,
que le pouvoir est un système auquel participent aussi bien
l’esclave que le maître.
Ça rejoint la question de l’obéissance
et de la désobéissance. Pour toi, l’obéissance
est quelque chose d’impensé et de nécessaire
à la survie dans une société donnée
; on intériorise les règles du pouvoir et on y obéit
sans plus y prendre garde. Que peut signifier désobéir
et comment désobéit-on dans ces conditions ?
Pour comprendre la chose aujourd’hui, il ne faut pas penser
l’humain comme une entité individuelle. D’ailleurs,
en tant que psy, je crois qu’il faut se garder de toute lecture
« individuelle ». Selon moi, personne n’est libre
individuellement. Prends cet ensemble qu’on appelle «
Miguel ». Cet ensemble, qui me paraît, à moi,
bien réel, est pourtant un peu une construction théorique
dont seules quelques morceaux épars participent à
des processus de libération. Par exemple quand je développe
des projets en Amérique latine ou en France avec tels ou
tels acteurs sociaux, quand je prends part à la recherche
en biologie avec les parties d’autres ensembles appelés
Pierre ou Marie. Mais il y a aussi d’autres parties de l’ensemble
« Miguel » qui participent à des processus absolument
réactionnaires, à des activités grégaires
ou aliénés, ou, tout bêtement, à des
automatismes : je ne pense pas que je prends le métro chaque
fois que je prends le métro, ou que je me brosse les dents
quand je me brosse les dents. Quand je regarde une fille dans la
rue, je ne pense pas au Deuxième sexe. On participe à
des choses plus ou moins automatiques ou plus ou moins liberticides.
Quand, dans une population, les hommes et les femmes ne libèrent
pas assez d’énergie pour prendre part à des
processus critiques de résistance et de création,
cette communauté est en danger. C’est une question
de quantité. Il n’y a pas d’hommes et de femmes
libres en soi, mais en revanche, si dans une communauté il
n’y a pas assez d’hommes et de femmes qui dégagent
de l’énergie pour faire, par exemple, de la recherche
médicale, ou pour réfléchir ou mener une action
révolutionnaire, etc., cette communauté est en danger.
Pour moi, les changements sociaux sont liés à une
multiplicité agencée dans laquelle un ensemble humain
dégage assez d’énergie pour prendre certaines
choses en charge. Le problème de notre société,
ce n’est pas qu’il n’y ait pas assez d’hommes
et de femmes exemplaires, c’est que, dans l’ensemble,
il n’y ait pas assez d’énergie dégagée
pour la recherche d’un changement radical.
Et cela tient à quoi ? Comment expliques-tu ces contextes
de baisse d’énergie et qu’est-ce qui au contraire
pourrait susciter le flux d’énergie suffisant ?
La recherche théorique et pratique de l’émancipation
est une recherche très sérieuse et pleine de chaussetrappes
; en recherchant la liberté on peut aussi bien se retrouver
dans des circuits qui la condamnent. Mais, surtout, ce qui empêche
aujourd’hui de dégager assez d’énergie
en vue de la transformation sociale, c’est justement la tendance
à sous-estimer la soumission volontaire à la tyrannie.
C’est pour cela que ce texte me semble si important. On a
énormément de difficultés à trouver
des figures de substitution à la figure classique de l’homme
aspirant à la liberté et n’ayant que ses chaînes
à briser pour être libre. On a beaucoup de mal à
articuler la possibilité du militantisme avec la tendance
humaine à accepter et même à se conformer à
l’horreur. On pense que les hommes et les femmes sont prêts
à lutter quand on les entend se plaindre de leur sort, mais
on confond la plainte avec le désir de liberté. Si
la plainte était révolutionnaire, on serait dans une
sorte de révolution astronomique ! Ce n’est pas parce
que tu te plains de ta situation que tu désires autre chose,
au contraire même. La plainte est un circuit fermé.
On se plaint, on pratique la surenchère dans la description
de l’horreur, et on se retrouve pris dans des logiques complètement
aberrantes, avec des gens qui prétendent être purs
dans leur rapport à la société. La question
de la libération n’est plus dans ces conditions qu’une
question narcissique : il s’agit de déterminer qui
est « sale » et qui est « propre ». Or,
évidemment, tout ça ne nous aide pas du tout à
résoudre le problème de l’injustice. On retrouve
ici la question de la complexité de l’homme.
Par exemple, nous, dans les laboratoires sociaux, dans les expériences
que l’on mène ici, en Argentine ou au Brésil,
on s’est rendu compte que, pour que des gens lancent des projets
vraiment sérieux d’émancipation, il fallait
les rassurer, leur dire quasiment : « Allez les gars, ne vous
inquiétez pas, on n’est pas tout à fait libres...
» La liberté, c’est une frontière au-delà
de laquelle c’est à toi de jouer, à toi, avec
toutes tes incertitudes ; c’est un pari, un agir au bord du
gouffre des certitudes, et même s’il y a des passeurs,
des référents, c’est un cap très difficile
à franchir. Il faut savoir que les hommes et les femmes peuvent
accepter de mourir sans aucun problème dans un cadre de certitude,
alors qu’affronter l’incertitude est souvent très,
très douloureux. Je pense que c’est un des problèmes
actuels : nous devons construire de nouveaux cadres, de nouveaux
dispositifs qui permettent à de plus en plus de gens de faire
ce pari.
Mais simultanément, on lutte parce que, dans la lutte
elle-même, il y a l’exercice de la liberté.
Oui, pour moi, si tu veux, ce que l’on nomme la liberté
est quelque chose qui n’existe que périodiquement,
de façon éphémère et dans des contextes
particuliers. Je ne suis pas libre, je ne suis pas un sujet, je
ne suis même pas désirant, je n’agis pas cent
pour cent du temps pour la liberté. La liberté c’est
seulement à certains moments de ta vie, dans certaines activités
où tu es engagé dans un « devenir de libération
», comme dirait Deleuze. Je ne pense pas que l’oppression
soit le moteur de la libération ; ce qui fait bouger les
hommes, même les plus opprimés, c’est l’émergence
d’un désir, d’un espoir d’amélioration.
S’il n’y a pas ce plus, les gens ne sortent pas se battre.
C’est à ce titre-là que les différentes
époques dégagent ou ne dégagent pas des pratiques
de libération. Mais ce qui m’intéresse le plus
chez La Boétie, c’est cette idée que les hommes
et les femmes – l’humanité – ne fonctionnent
pas sur un mode rationnel : « Je sais que le tyran me fait
du mal, donc je m’oppose au tyran », « Je sais
que fumer donne le cancer, donc je ne fume plus », «
J’ai compris que le néolibéralisme était
mauvais, donc je me bats contre le néolibéralisme
». Une telle linéarité n’existe pas. Nous
savons aujourd’hui que ce qui touche au pouvoir, c’est
toujours du Shakespeare – le bruit, la fureur, les crimes,
la raison d’État –, qu’il y a des pouvoirs
plus ou moins pourris, mais qu’il n’y a pas de pouvoir
« propre ». Dans ces conditions, les mécanismes
de l’oppression et de la soumission – y compris volontaire
– sont permanents au même titre que les mécanismes
de libération et de résistance. L’asymétrie
entre les deux tient au fait que l’obéissance se fonde
sur l’auto-effacement – c’est-à-dire que,
dans l’obéissance, je n’existe pas ; dans l’obéissance,
un être humain se comporte comme des processus multiples agencés
à la discipline. Dans la résistance et dans la désobéissance,
il y a un mouvement, un mouvement joyeux ou douloureux, mais un
mouvement qui consiste, au contraire, à faire exister quelque
chose. Dans la désobéissance, il y a quelque chose
qui émerge, à commencer par soi-même en tant
qu’acteur d’une époque, membre d’un collectif,
d’une action. Il y a un éveil à soi, mais sous
la forme d’une prise de conscience qu’on n’est
pas individuel, qu’on est tissé par les processus de
son époque, des processus socio-historiques. C’est
un éveil à soi comme nœud de l’universel
; tu cesses de penser que ta vie c’est « papa-maman-mon-portefeuille
», parce que l’éveil à soi est un éveil
à un tout autre que soi. Tu découvres que tu n’es
jamais aussi singulier que quand tu te laisses traverser par l’époque.
Tu renonces à ce petit moi insignifiant, à affronter
la petite mort pour ne pas avoir la grande mort. Et cet éveil
à soi – il faut le voir comme quelque chose de banal,
sans héroïsme – met en danger ton petit moi, ta
survie : tu n’es pas né pour garder la voiture au garage
et la bichonner, tu es né pour partir sur la route avec ta
voiture... Dans ce sens-là, la désobéissance
et la résistance sont toujours asymétriques par rapport
à cet état de « pilotage automatique »
qui relève plutôt de la complexité organique
des humains que de la soumission. On est tous pris dans des circuits
automatiques qui, lus politiquement ou socialement, sont des circuits
d’obéissance. On vit comme des endormis, comme dirait
Héraclite. Mais l’être humain dans sa complexité
n’est pas fait que de ces circuits automatiques ; il y a aussi
des aspirations à l’éveil. La plupart des gens
les ignorent. Les aspirations au changement existent, mais elles
se traduisent par des comportements infantiles, comme l’achat
d’une nouvelle bagnole, etc. Et le mécanisme de soumission
volontaire est entretenu par la faculté qu’a la société
de re-capturer ces « excès désirants »,
comme à travers cette merde de Coupe du monde, pour ne prendre
qu’un exemple d’actualité. Les excès désirants
sont donc très facilement capturés : dans le communautarisme,
dans la recherche identitaire, dans le sport-spectacle, dans une
fantastique histoire d’amour avec ta secrétaire, celle-ci
étant souvent vécue comme un extraordinaire moment
de libération – le cinéma français ne
parle que de ça : « Avec toi j’ose manger une
glace au chocolat à cinq heures de l’après-midi
! ». Toutes ces conneries sont des micro-mécanismes
pour rattraper les excès désirants. Heureusement,
une partie des gens reste relativement imperméable à
ces mécanismes, et ça tient aux bonnes expériences
qu’ils ont vécues – avec des gens, avec des livres...
–, et qu’ils ont vécues non pas comme plus «
plaisantes », mais comme plus joyeuses.
C’est un peu la question de la philia, de l’amitié
dont parle l’helléniste et résistant Jean-Pierre
Vernant. Si l’inscription dans le jeu social repose moins
sur des « rôles » endossés dans les institutions
que sur des relations affectives et interpersonnelles fortes, c’est
beaucoup plus facile de se déprendre de tout ce cadre institutionnel.
Dans l’action collective, on se définit plutôt
par son appartenance aux groupes des pairs que par les postes qu’on
occupe dans la hiérarchie.
Tout à fait. Les expériences qui tendent à
atténuer le plaisir de la soumission – que Freud identifie
à la pulsion de mort –, qui ouvrent la voie à
une tangente désirante de liberté, d’amour,
de recherche, de pensée, etc., ces expériences renvoient
à des rencontres, pas uniquement intersubjectives, mais aussi
avec l’Histoire, avec un livre, avec un lieu, un paysage.
Je me souviens que, tout petit, je voyais des Indiennes boliviennes
qui vendaient, assises par terre, du citron et de l’ail, et
ça m’horrifiait ; et quand ma mère me disait
– c’était un peu cru, mais bon... – que
le jour de la révolte, les Blancs seraient écrasés,
elle me guérissait de ces horreurs en me transmettant du
désir. Elle me parlait de la beauté du jour où
ces Indiennes ne seraient plus humiliées, de la beauté
de la révolte des Mau Mau au Kenya [1]. Et je te jure que
la première fois que je suis rentré dans un commissariat
avec une mitraillette à la main, quelle joie ! Toutes ces
Indiennes, tous les Mau Mau de ma maman étaient avec moi.
D’après toi y a-t-il des moyens à mettre
en œuvre pour susciter ce désir positif, ce désir
de liberté, dès lors qu’on a fait le constat
qu’il y avait aussi un désir de soumission et de servitude
? Comment se dégage cette énergie dont tu parles,
cette énergie nécessaire au changement radical ?
Il y a trois désirs à distinguer. Le premier, c’est
le désir de liberté. La liberté comme désir,
comme moteur désirant comme ambition, qu’il faut définir.
Que pourrait être la liberté comme désir ? Ça
semble aller de soi, or, à vrai dire, c’est très
compliqué. Le deuxième est très simple : le
désir de changement de statut. Par exemple, les Noirs sont
opprimés/ils ne sont plus opprimés. Les homos sont
opprimés/les homos ne sont plus opprimés. Mais ce
deuxième désir est souvent confondu avec le premier
: j’étais au départ des collectifs de sans-
papiers, et depuis des années, beaucoup de copains et de
copines qui militent là ont l’impression d’être
trahis par ceux dont ils obtiennent la régularisation. Ils
se disent « merde, monsieur Abdou, dès qu’il
a obtenu les papiers, il a quitté le mouvement », et
du coup ils ont l’impression d’avoir été
pris pour des assistantes sociales. Or, le mec, ce qu’il voulait
c’était changer de statut parce que son statut était
indigne, pas forcément changer la société.
Ici, il y a deux désirs différents qui se croisent.
Le désir du militant qui travaille avec les sans-papiers
et le désir de la personne qui n’a pas de papiers,
qui est dans la merde, esclave. Ces deux désirs ne sont pas
les mêmes. Pourtant, on passe son temps à confondre
l’un et l’autre, et on s’expose donc à
être déçu. Je me souviens d’une scène
de l’époque de la guérilla : on était
en train de monter la garde ; toute une ville ouvrière était
occupée et les différentes organisations de guérilla
et de la population montaient la garde, pour prévenir les
attaques qui étaient régulières. Je montais
donc la garde avec cette fille, Lacille, qui n’avait pas vu
ses enfants depuis je ne sais pas combien de temps ; on ne bouffait
presque pas, c’était la merde, et tout d’un coup,
on entend qu’en bas, au cours d’une assemblée,
ils parlent de vacances, tu imagines ? Nous, on éclate de
rire, on était là, Lacille et moi, on risquait soit
d’être tués, soit – et c’est ce qui
est arrivé – d’être attrapés, torturés
à mort et envoyés en taule. Il y avait là un
croisement qui, sur le coup, m’a fait rigoler, mais qui, après,
dans ma vie, m’a fait réfléchir et sur lequel
j’ai travaillé. Ces gens-là – et c’était
légitime – voulaient une vie plus digne, différente,
tandis que nous, sur la terrasse, armés jusqu’aux dents,
on n’avait pas le même désir. Il y avait un croisement
de désirs. Enfin le troisième désir, qui est
lui aussi tout à fait clair, c’est le désir
de soumission. Quand on le dit comme ça, ça semble
moche, mais on le comprend mieux si on pense à cet ours qu’on
a mis dans une cage. Une cage impeccable, mais une cage quand même.
Au bout d’un certain temps, on lui ouvre la porte, mais on
se rend compte que l’ours ne sort pas. Sans vouloir rabaisser
la « dignité humaine » par cette comparaison
animalière, il faut comprendre que la frontière entre
liberté et servitude n’est jamais si claire que ça.
Les circuits cérébraux de l’ours ne distinguent
pas « ours » et « environnement ». Dans
l’anecdote qui précède, l’ours est donc
« ours » et « cage », et sortir de la cage
signifie en quelque sorte, pour lui, changer d’identité
et sortir de lui-même. C’est pour ça que les
téléphones portables et toutes ces merdes marchent
tellement bien, parce que, justement, ils te promettent que tu resteras
toujours dans le même circuit. Si je dis tout ça, c’est
pour faire comprendre à quoi renvoie aujourd’hui ce
que La Boétie, à dix-huit ans et en plein humanisme,
appelle la servitude volontaire. L’expression est moche et
désigne quelque chose d’indigne, mais en fait, ça
fonctionne comme ça. Il y a un narcissisme très fort
dans le fait de croire à l’unité de soi, de
croire qu’en tant que soi, on pourrait être libre, alors
qu’on n’est pas libre en tant qu’unité.
Au contraire, plus tu t’identifies à ton moi, ton rôle
social, plus tu es pris dans des circuits automatiques. La vérité,
c’est que, comme l’ours de tout à l’heure,
sortir de ces circuits automatiques, loin d’être une
bonne nouvelle, est un déchirement. La question est : que
fait-on une fois qu’on a fait ce constat ? La première
chose est de comprendre que l’objectif n’est pas du
tout de faire que tout le monde connaisse une sorte de liberté
abstraite totale – qui n’existe pas. J’ai beau
suivre un des courants de la psychiatrie alternative, j’admets
quand même une chose très forte, c’est que personne
ne se trompe dans sa vie. On ne doit pas éduquer les gens.
L’autre n’est pas quelqu’un qui se trompe et que
tu dois éduquer, guérir, redresser. Le fait qu’il
soit inscrit dans ces circuits automatiques – qui sont parfois
liés à la toxicomanie, par exemple – suffit
à l’expliquer, et du coup, on n’a pas le droit
de le lobotomiser, de l’écrabouiller, au nom du bien.
La psychanalyse, malgré la notion un peu conne de pulsion
de mort, pige ça, elle pige qu’il y a des circuits
automatiques qui ne tendent pas nécessairement vers ce qu’on
appelle le bien. Le désir de liberté, c’est
quoi ? C’est une sorte d’excès qui de façon
récurrente s’empare soit des individus, soit des groupes
humains. Cet excès pulsionnel, cet excès désirant,
peut se manifester individuellement, collectivement, voire à
travers les générations. Ça signifie que, tout
à coup, des gens pris dans des situations concrètes
vont éprouver cet excès. Ils vont, par exemple, en
musique ou en peinture, se sentir convoqués, appelés.
Et cette pulsion, soit ils l’étouffent, soit ils la
traduisent dans des comportements utilitaristes acceptables par
le marché, soit ils la contournent, soit ils l’assument.
S’ils décident de l’assumer, leur moi est un
peu dans la merde, parce que ça veut dire qu’une bonne
partie de leur énergie sera absorbée par cet appel,
au point, parfois de mettre en danger leur survie. Mais cet appel
correspond à une affinité élective totale,
qui ne vient pas seulement de la personne qui l’éprouve,
mais de la situation, de l’histoire, dans laquelle est prise
la personne. De sorte que quelqu’un qui est traversé
par la peinture ne pourra pas dire « la peinture c’est
comme ça » ; il devra aller jusqu’à la
frontière de la peinture, il devra questionner la chose,
créer, bien ou mal, peu ou beaucoup. Sa vie sera marquée
par cette qualité ou cette affinité élective.
Et ça vaut pour le penchant à la critique des normes
sociales autant que pour la peinture... Voila. Tu prends conscience
de ces Indiens qui sont là, qui vendent des citrons, de l’indignité
totale de la nation indienne – les descendants de l’empire
inca, tout de même ; cinq siècles d’oppression
–, et tout d’un coup, toi, pour x raisons, ça
te marque, alors que ta sœur ou ton frère qui sont passés
au même endroit n’ont rien remarqué. La question
sociale, comme passion, et non comme désir de changement
de statut, est quelque chose qui attrape des pauvres couillons,
comme la passion pour la peinture, pour la recherche scientifique
ou pour l’écriture. Tu sais bien, par exemple, que
90 % des chercheurs ne cherchent rien, ils sont bien installés
au cœur de la norme et ne questionnent jamais la légitimité
de ce qui est légal. Cette mise en question du « légal
» – légal, donc dominant dans l’art, dans
la recherche, légal historiquement – est pourtant légitime
à tout point de vue. Et tout d’un coup, certaines personnes
vont avoir cette passion de la recherche des limites. Je pense que
nous sommes des modes, des formes d’une époque, et
qu’il y a des époques obscures dans lesquelles il y
a très peu de puissance, dans lesquelles il est très
difficile de questionner la légalité au nom de la
liberté. L’époque actuelle, par exemple, est
totalement obscure. Mais il y a également des époques
plus lumineuses dans lesquelles ça va de soi. La luminosité
ou l’obscurité d’une époque dépend
de facteurs très concrets. Dans les années 1970, on
était dans le monde de la promesse, on luttait, on pouvait
se dire : « Certains d’entre nous vont mourir, mais
le monde de demain sera un paradis. » Ça favorise les
pratiques d’engagement même si on n’est pas très
puissant. Dans les époques obscures, la masse se retire.
Il faut savoir que, quand on parle de désobéissance,
on pense souvent à la désobéissance d’Antigone.
Mais, dans sa désobéissance, Antigone a la certitude
d’obéir à la loi de Dieu – qui est une
loi ontologique, une loi supérieure – et d’avoir
une responsabilité envers cette loi-là. Dans les époques
obscures, cette certitude s’effrite, et peu de gens ont la
capacité de désobéir à la loi de la
cité lorsque aucune autre loi ne s’impose pour s’y
substituer. Un organisme social fonctionne comme un organisme individuel,
il déploie des efforts terribles pour nier que les portes
de la cage sont ouvertes. Les idéologues, les nouveaux philosophes,
les réactionnaires, les postmodernes, tous ces gens dépensent
énormément d’énergie pour nous convaincre
de rester dans la cage. Ils contribuent à l’effort
que produit la société pour rester dans le circuit
familier, parce qu’il n’y a pas, par ailleurs, assez
de certitude, pas d’alternative clairement définie.
Imagine- toi un médecin qui dirait : « Comme je n’ai
pas trouvé de vaccins, je passe du côté de la
maladie ». Ce qui est sûr, c’est que, dans une
époque comme la nôtre, il faut plus de courage et plus
d’effort pour résister que dans une époque lumineuse.
Mais pour moi qui ai vécu les deux, l’époque
obscure est beaucoup plus intéressante. L’époque
lumineuse est une époque dans laquelle tu ne peux pas éviter
de devenir con, parce que tout semble tellement simple. Un organisme
social, dans son histoire, a besoin des deux, il a besoin des époques
obscures parce qu’elles ne sont pas pure négativité
; ce sont des époques d’élaboration profonde.
Après, quand vient l’époque lumineuse, on sait
bien ce qui se passe : c’est septembre 1944, tout le monde
est content, tout le monde a résisté, et nous on est
oublié. Mais on s’en fout. Nous, notre boulot, c’est
comment on résiste dans une époque obscure.
Comment faire pour qu’il en sorte malgré tout
quelque- chose, pour que « lumière » ne signifie
pas aussi « aveuglement » ?
Ça sort toujours. La lumière a un côté
aveuglant, mais elle est aussi le temps du changement social. Ce
n’est pas la même chose que les femmes vivent soumises
à des oiseaux de basse-cour et qu’elles deviennent
des sujets sociaux historiques, qu’un homosexuel doive se
cacher ou qu’il puisse vivre sa vie normalement... Ce n’est
pas du tout pareil. Mais le boulot des gens qui travaillent et qui
sont mordus par cette question de la libération est plus
intéressant dans les époques obscures, il faut arrêter
de pleurnicher. Dans chaque époque, notre boulot est de savoir
par où passe la liberté.
Miguel Benasayag, Paris, juin 2010 (Propos recueillis par Dominique
Bellec)
Ce livre est disponible à la vente sur les Espaces de l’édition
indépendante
Notes
[1] Mau Mau : groupe de rebelles kikuyus en lutte, dans les années
1950 contre l’emprise coloniale britannique au Kenya. Jomo
Kenyatta, élu président de la république en
1964 et considéré comme le père de la nation
kenyane, est un ancien leader de ce mouvement.
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