|
La loi Perben mobilise le monde judiciaire français, qui y
voit un danger pour la démocratie parce qu'elle accorde des
prérogatives extraordinaires au pouvoir exécutif et
à la police
Le vote de la loi Perben (1), du nom du ministre français de
la Justice, le 11 février, a provoqué une mobilisation
sans précédent du monde judiciaire.
Toutes les organisations d'avocats, ainsi que le Syndicat de la
magistrature, sont descendus dans la rue et ont stigmatisé
ce qu'ils appellent «un Etat d'exception permanent».
Cette notion d'Etat d'exception s'applique parfaitement pour caractériser
les transformations qu'opère cette loi dans le code de procédure
pénale français. En fait, le rôle de cette dernière
est renversé. Comme l'exprime Stéphane Dhonte, de
l'Union des jeunes avocats: normalement, « le code de procédure
pénale édicte les obligations de l'Etat vis-à-vis
du citoyen. La loi Perben le transforme en un recueil des droits
de l'Etat sur le citoyen ».
La domination des procédures d'exception
En fait, cette loi entraîne une domination de la procédure
dérogatoire au droit commun sur ce droit lui-même.
Elle établit une notion floue de criminalité organisée
qui lui permet d'introduire un ensemble de procédures d'exception,
telles que les perquisitions de nuit en l'absence de la personne
suspectée ou la pose de micros ou de caméras dans
son domicile. Ces techniques d'exception sont généralisables
au niveau de la plupart des délits, puisqu'elles peuvent
s'appliquer à tout groupe d'au moins deux personnes. Ainsi,
elles ont la vocation de devenir la norme. Leur utilisation dépendra
de la volonté des forces de police de les mettre en oeuvre.
Ce sont elles qui, dans les faits, décideront que l'on a
affaire à une bande organisée et décideront
de mettre en oeuvre les procédures d'exception.
Dans le cadre d'une recherche préliminaire, les policiers
pourront mettre en oeuvre des techniques spéciales de recherches,
telles que la mise sous écoute, l'infiltration, la surveillance
rapprochée Il s'agit d'une procédure secrète,
non contradictoire et d'une durée illimitée. En opposition
avec les procédures habituelles, les policiers pourront,
en l'absence des personnes suspectées, procéder à
des perquisitions la nuit et saisir des pièces à conviction.
Les personnes interpellées pourront être placées
pendant 96 heures en garde à vue, au lieu des 48 heures prévues.
Grâce à la notion de criminalité organisée,
l'objectif déclaré de la loi Perben est de s'attaquer
aux mafias et à la traite des êtres humains, mais la
liste des délits concrets, susceptibles d'être identifiés,
ne comprend aucunement les infractions économiques ou financières.
Par contre, elle inclut la « dégradation de biens »
ou « l'aide au séjour irrégulier », commis
en « bande organisée ». Ainsi, les infractions
financières n'auraient pas de rapport avec la criminalité
organisée; par contre, cette définition pourrait s'appliquer
à des actions sociales, telle l'aide aux « sans-papiers
».
Une justice à géométrie variable
La loi met en place une justice à deux vitesses. D'une part,
elle installe une procédure de « plaider coupable »,
baptisée « comparution sur reconnaissance préalable
de culpabilité ». Il s'agit d'obtenir une réduction
des chefs d'accusation par une requalification des faits ou une
recommandation de clémence pour le juge de fond, en échange
d'un aveu de culpabilité. Ce procédé renforce
considérablement la domination de la procédure sur
la loi. Elle instaure une espèce de contrat entre les deux
parties qui s'oppose au principe de légalité. Il sera
aussi possible de juger une personne sur le seul témoignage
anonyme d'un officier de la police judiciaire.
D'autre part, la mise en place du « plaider coupable »
se double d'une autre procédure: la « composition pénale
». L'auteur du délit peut échapper aux poursuites,
en échange de l'indemnisation de la victime ou de travaux
d'intérêt général. Installée en
1999 et réservée au départ à des délits
dont la peine maximale d'emprisonnement est inférieure à
3 ans, la loi Perben porte le seuil à 5 ans. Ce qui a pour
effet d'inclure des délits tels que l'escroquerie, le trafic
d'influence ou l'abus de biens sociaux. Ces infractions, liées
à la criminalité financière, pourront être
l'objet d'une négociation qui permet à l'auteur des
faits d'échapper au jugement Cette loi met en place une justice
à géométrie variable, d'une part une présomption
de culpabilité pour ceux qui seront présentés
comme tels par l'appareil policier et d'autre part, la possibilité
d'échapper à la justice pour les auteurs de délits
économiques et financiers. Cette dualité ne résulte
pas de la non-application du droit, elle fait partie de l'ordre
juridique.
Une neutralisation du juge d'instruction
Non seulement l'organisation du jugement est profondément
transformée, mais aussi la mise en oeuvre des recherches.
Le choix des poursuites sera effectué par un procureur instrumentalisé
par le pouvoir exécutif. Sa stricte dépendance est
assurée grâce au contrôle de procureurs généraux
nommés en Conseil des ministres. Le rôle des procureurs
est formellement renforcé. Ils dirigent légalement
les enquêtes préliminaires de la police.
Les prérogatives du juge d'instruction sont réduites
au profit du procureur de la république, magistrat hiérarchiquement
soumis au Ministre de la Justice, et, dans les faits, en faveur
des forces de police. Le procureur n'a, en effet, pas les moyens
de contrôler étroitement les techniques particulières
de recherches mises en oeuvre dans le cadre de cette procédure.
La plupart de ces mesures prises dans le cadre de l'enquête
préliminaire seront placées sous la surveillance d'un
juge alibi, le «juge des libertés et de la détention».
État d'exception ou dictature
La notion « d'Etat d'exception permanent », mise en avant
par les syndicats d'avocats, est particulièrement pertinente
pour décrire la situation, elle est cependant une contradiction
dans les termes. Historiquement, l'Etat d'exception procède
à une suspension des libertés fondamentales, afin de
faire face à une menace momentanée. Ici, cette procédure
n'est pas liée à une situation déterminée,
ni limitée dans le temps, elle s'inscrit dans la durée
et a pour vocation de devenir la règle. Cependant, même
devenu permanent, ce type de régime n'est pas une figure juridique
stable. Il est généralement le premier pas d'une autre
forme de gouvernement: la dictature.
Dans l'Etat d'exception, les pouvoirs extraordinaires du pouvoir
exécutif, ainsi de la police, résultent du fait de
la suspension du droit, de la mise en veilleuse des mécanismes
de protection des libertés fondamentales. Dans la dictature,
il n'y a plus de séparation formelle des pouvoirs, l'exécutif
acquiert une fonction de magistrat. Les pouvoirs étendus
des autorités administratives leur sont donnés par
des lois et arrêtés spécifiques. Ils font partie
de l'ordre juridique.
La loi Perben, comme également la loi belge sur les méthodes
spéciales de recherches, adoptée le 20 juillet 2002
(2), fait partie de ce deuxième mode de gouvernement. Les
prérogatives extraordinaires accordées à la
police, la possibilité d'échapper elle-même
au code pénal, font partie de l'ordre de droit, elles sont
la base d'un nouvel ordre juridique. A travers l'ensemble de ces
procédures, le juge d'instruction est neutralisé,
le procureur instrumentalisé et la police acquiert un rôle
de magistrat. Elle fait davantage que d'appliquer le droit, elle
l'interprète.
C'est aux Etats-Unis que la domination de l'exécutif est
la plus évidente, puisque le président Bush se réserve
la possibilité de désigner les magistrats composant
les commissions militaires spéciales chargées de juger
les étrangers accusés d'activités terroristes.
Cependant, cette confusion des pouvoirs est également le
fait de l'Union européenne. Dans le cadre de la lutte antiterroriste,
toute personne peut être, sans jugement, soumise à
des mesures spéciales de surveillance ou faire l'objet de
mesures de blocage de comptes bancaires, si elle est soupçonnée
de faire partie ou de participer à des activités,
même légales, d'une organisation reprise sur une liste
établie par le Conseil, le pouvoir exécutif de l'Union,
ou mentionnée dans la liste secrète construite par
Europol, l'office européen de police.
Tous ces éléments nous indiquent que la mise en place
d'une dictature est bien une possibilité.
(1) Texte disponible sur Web http://www.assemblee-nationale.fr
(2) Lire: Damien Vandermeersch, «Un projet de loi particulièrement
inquiétant», Journal des Procès, n°440, 28
juin 2002.
Origine : La Libre Belgique 2004 - Mis en ligne le 26/02/2004
Publié sur la liste
Réseau RESISTONS ENSEMBLE
****************************************
+ Pour consulter le site :
http://resistons.lautre.net
|