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Des primes pour radier les chômeurs : L'ANPE au pays du blackjack

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Date 31 Dec 2003
Subject: [multitudes-infos] Des primes pour radier les chômeurs :L'ANPE au pays du blackjack
CQFD n°7 (15 décembre)

Des primes pour radier les chômeurs :
L'ANPE au pays du blackjack

Le 28 novembre, les agents ANPE de la région PACA étaient invités au casino Partouche d'Aix-en-Provence pour découvrir le nouveau logo de leur boîte, un napperon fadasse à 2,4 millions d'euros. Une belle occasion, entre loterie et machines à sous, d'évoquer les primes versées aux employés qui radient leur quota de chômeurs. Pour CQFD, une conseillère ANPE a lâché le morceau : " notre boulot, c'est d'exclure une grosse partie de la population pour faire peur aux autres. " Reportage et interview.

Mais qui a bien pu avoir cette idée de barjot ? Convoquer le personnel ANPE dans un casino, entre roulette et blackjack, pour inaugurer le nouveau logo de la boîte, une connerie à 2,4 millions d'euros alors qu'on s'apprête à sucrer leurs allocs à des centaines de milliers de chômeurs... Sans doute que le directeur de l'ANPE pour la région PACA, Jean-Pierre Lesage, n'a pas trouvé cette idée tout seul. Mais c'est quand même à lui qu'il faut dire merci pour la réception donnée le 28 novembre au " Casino " d'Aix-en-Provence, une grosse caisse en béton habitée par le rêve du gros lot, propriété d'un bandit pas manchot, le groupe Cartouche. Ils sont mille cinq cents conseillers à s'entasser dans la salle Enrico-Macias, à l'étage, juste au-dessus des galeries de machines à sous. Parmi eux, en tapinois, trois espions de CQFD.

C'est Lesage qui nous fait le speech d'ouverture : une béchamel indigeste où surnagent des bouts de guirlande comme " modernité ", " adaptation ", " management ", " confiance des entreprises ", " contrat de progrès ". Quelques ricanements ici ou là, mais le public se tient tranquille. Personne n'arrache son siège quand le directeur assimile le chômeur à un " client ". " Client, insiste-t-il d'un ton sentencieux, c'est un mot qui me plaît beaucoup ! " Comme le client est roi, on lui tirerait bien l'oreille à ce gros bonhomme, mais voilà pas qu'il s'égosille, comme s'il nous présentait la femme à barbe : " notre nouvelle identité visuelle ! " Un grand " ahhh ! " moqueur monte dans la salle tandis que l'écran géant s'illumine d'un rond divisé en quartiers ! A la tribune, la responsable communication déchiffre la symbolique inouïe du truc : " La couleur verte signifie l'espoir, le renouveau, l'ouverture, alors que le rouge renvoie à une idée de chaleur, de puissance. On est dans la rondeur, signe de féminité et de recherche de solution. " Rires nerveux dans la salle. Imperturbable, Anne Brancheau - c'est son nom - continue de jacasser dans son étrange dialecte : " message d'accessibilité. notion de souplesse. preuve de modernité. " Dans les dix jours qui suivent, dit-elle encore, toutes les agences du territoire devront avoir " changé de signalétique ". Et ça, on l'aurait parié, c'est un " vrai challenge ".

Autant l'avouer : nous, les chômeurs de CQFD, on attendait autre chose. Un discours sur les primes versées aux agents qui atteignent leur objectif de radiations, par exemple. Car il est bon de le savoir : pour motiver le personnel à tasser les chiffres, l'ANPE a inventé deux carottes. La première est directement liée aux objectifs nationaux de la direction générale, visant à raboter le nombre d'inscrits. Exemple : un employé d'une agence du sud-ouest s'est vu promettre un bonus au cas où il réduirait le nombre des chômeurs de longue durée dont il s'occupe " de 93 à 80 avant la fin de l'année ". Il faudra donc en dégager treize avant les fêtes, direction MacDo, stage bidon ou radiation. Le deuxième sussucre est plus conséquent : la " part variable individualisée ", ou PVI, allouée par le directeur de l'agence locale. Le nombre de PVI octroyées à l'agent est proportionnel à ses résultats.

Heureusement, à l'extérieur, il y avait Sylvie Combes. Conseillère ANPE à Istres et déléguée CGT, elle a non seulement décliné l'invitation mais appelé à son boycott. Un appel peu suivi, manifestement. Nous interceptons la réfractaire au moment où elle ne sait plus trop à qui tendre ses tracts : aux vigiles qui gardent la salle des jeux, ou aux bourgeoises soudées à leurs machines à sous ? Pendant que ses collègues, eux, font la claque devant leur directeur, Sylvie Combes a tout son temps pour répondre à nos questions et parler des sauces auxquelles se mangent les chômeurs. Attention, chaud devant.

On vient d'entendre votre directeur de l'ANPE utiliser la jolie expression de " contrat de progrès ". De quoi s'agit-il ?

Sylvie Combes, agente ANPE et élue syndicale : c'est un contrat que l'Etat et l'ANPE négocient tous les trois ans. Celui qui est en préparation actuellement prévoit notamment la décentralisation de certaines activités, comme celles qui concernent les allocataires du RMI, mais aussi la création de nouvelles filières externes pour commercialiser les services de l'ANPE auprès des entreprises. Par le biais des financements privés, on va vers une privatisation même plus rampante du service public de l'emploi.

Cela laisse augurer des temps radieux pour les chômeurs.

Des temps radiants, plutôt. D'autant que l'Unedic, contrôlée par le Medef, exerce une emprise de plus en plus forte sur notre travail, qui vise exclusivement à faire baisser les chiffres du chômage. En ce moment, par exemple, on procède à des radiations pour refus d'offre d'emploi, pour refus d'entrée en formation, voire pour refus d'une simple prestation. En clair : si un agent d'ANPE vous oriente en atelier pour apprendre à bien faire un CV, et que vous oubliez ou refusez d'y aller, vous risquez d'être radié. Avec, en prime, une sanction administrative de deux mois qui vous empêchera de vous réinscrire et de toucher vos allocations. On est dans une politique du tout-répressif.

Dans quelle mesure la mise en place du PARE [plan d'aide au retour à l'emploi] en 2001 a-t-elle accéléré ce processus ? On le voit bien : depuis la mise en place du PARE, chaque renégociation de la convention Unedic va dans le même sens, celui d'une diminution des allocations et d'une coercition accrue à l'égard des demandeurs d'emploi. C'est d'une logique imparable. Une fois sortis de l'ANPE, ils se retrouveront au RMI, et une fois au RMI, on les poussera au RMA pour les obliger d'accepter les petits boulots au rabais. Et s'ils ne jouent pas le jeu, on les dégagera du système et ils se retrouveront sans rien du tout. C'est ça, la finalité : exclure une grosse partie des chômeurs pour faire peur aux autres.

A quoi ont servi les trois mille embauches réalisées par l'ANPE en 2001 ?

Ce pic d'embauches a été financé directement par l'Unedic pour mettre en place le PARE. C'est du personnel qui sert avant tout à la coercition, puisque le PARE a eu pour conséquence d'élargir la mission initiale des agents ANPE - mettre en relation les demandeurs d'emploi et les chefs d'entreprises - à une mission comptable : faire baisser les statistiques, et cela non pas par le retour à l'emploi, mais par la sortie des listes.

Des agents ANPE nous ont dit qu'ils touchaient des primes liées au nombre de radiations effectuées. Vous confirmez ?

Il y a effectivement une prime d'objectifs qui existe depuis trois ans. L'un de ces objectifs est la diminution fixée en pourcentages de telle ou telle catégorie de demandeurs d'emplois. C'est plutôt une manipulation des esprits qu'un intéressement financier, parce que les primes sont faibles. Mais cela permet d'introduire le culte du résultat dans la tête des conseillers.

Le fait de se réunir dans un casino va peut-être leur donner des idées. Radier les chômeurs à la roulette, par exemple.

Vous savez, c'est pire qu'une loterie. L'exclusion qui se met en place vise spécifiquement les publics les plus en difficulté, ceux qui n'ont pas de compétences professionnelles pour se défendre. Dans le même temps, tout est mis en ouvre pour faire baisser le coût du travail. Il faut se rendre compte qu'en 2003, la moitié du budget du ministère du Travail destiné à l'emploi a servi à financer les aides et les exonérations fiscales offertes aux entreprises. La moitié ! Puisque la part du travail ampute la part du profit, celle-ci mène contre celle-là une guerre sans merci. Et cela, avec la complicité de l'établissement public ANPE. Non, ce n'est pas un jeu de hasard.

Comment le personnel réagit-il à cette pression ? On suppose qu'il doit y avoir de fortes résistances.

Pas tant que ça. Quand on voit qu'on n'est que 10 % d'agents syndiqués, comme dans n'importe quelle entreprise, quand on voit que l'appel au boycott que nous avons lancé contre la réunion d'aujourd'hui a été aussi peu suivi, quand on voit que nous n'avons pas été capables de lancer un mot d'ordre de grève faute de gens pour nous suivre, c'est que, globalement, ça passe. Certes, il y a des résistances individuelles et collectives, notamment par le biais des syndicats, mais c'est minoritaire. Les collègues s'accomodent.

Peut-être parce que leur profil a évolué, lui aussi.

Oui. Quand je suis entrée à l'agence, il y a dix ans, on cherchait des recrues qui avaient déjà travaillé à l'extérieur et qui possédaient une certaine connaissance du monde de l'entreprise. Puis on est passé à des profils plus " psy ". Aujourd'hui, c'est un autre type de profil que sélectionne la direction : des agents d'assurance, des techniciens de la vente qui vont faire du commercial sans trop se poser de questions.

A quoi servent les stages proposés par l'ANPE, type " remotivation " ou " relooking " ?

Toutes ces prestations servent à organiser les files d'attente du chômage. Tant qu'on occupe les chômeurs, ils ne sont pas dans la rue à casser les préfectures... Les stages qu'on impose aux chômeurs ont pour but non seulement de faire baisser les statistiques mais aussi d'empêcher les gens de se révolter. Cela participe aussi d'une guerre idéologique visant à imputer aux chômeurs la responsabilité de leur chômage. Quand on dit à quelqu'un qu'il trouvera un boulot s'il apprend à mieux rédiger son CV, on cherche à le convaincre que c'est de sa faute s'il n'en a pas.

François Fillon veut mettre l'ANPE en concurrence avec les agences de placement et d'intérim. Manpower, ce sera encore pire que l'ANPE ?

C'est un piège de croire ça : en réalité, ils font exactement le même travail. La seule chose qu'on peut se dire pour se rassurer, c'est que nous, nous restons rigoureux sur le respect du code du travail et des critères non discriminatoires à l'embauche. Mais pour le reste, Manpower ou Adeco ne sont ni meilleurs ni pires que l'ANPE. Il faut savoir que de nombreux accords ont déjà été passés avec les groupes d'intérim : on travaille régulièrement avec eux et on se partage les mêmes " clients ". Cette logique d'entreprise se traduit aussi par un recours de plus en plus massif à la sous-traitance : chaque année, l'ANPE augmente le budget alloué à l'externalisation de ses services. C'est un processus qui remonte à 1997, quand l'inscription des demandeurs d'emplois est passée de l'ANPE à l'Unedic. Ça a été le vrai tournant : l'Unedic devenait à la fois celle qui inscrit et celle qui paie. Et ça, ce n'est pas sain.

Y a-t-il encore du sens à défendre un service public à ce point dégradé ?

De temps en temps, et de manière individuelle, on peut encore avoir l'impression de rendre service. Mais une fois que l'on se place sur le plan collectif et que l'on réfléchit au rôle que l'on veut nous faire tenir, c'est assez pénible à vivre. Un service public de l'emploi ne peut pas, ne doit pas s'identifier à l'intérêt des employeurs. Sa mission devrait consister à orienter les gens en fonction de leurs goûts et de leurs capacités, à favoriser des formations qualifiantes et diplômantes qui leur permettraient d'être reconnus sur le marché du travail et de se faire payer décemment. Une vraie mission de service public, ce serait de dire aux entreprises : vous ne pouvez pas embaucher dans telle ou telle condition, parce que ce n'est pas réaliste, parce que ce n'est pas correct. Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'on ne s'en rapproche pas.
Propos recueillis par Stéphane Goxe et Lionel Raymond
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