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Massenpsychologie et logique du sujet,
ou Pourquoi l’on ne se sauve pas seul
STÉPHANE THIBIERGE



FREUD, AU TOUT DÉBUT DE L’ARTICLE « PSYCHOLOGIE COLLECTIVE ET ANALYSE du moi », fait remarquer qu’il n’y a pas véritablement de différence entre la psychologie individuelle et la psychologie collective. Ce sont les mêmes lois qui déterminent l’une et l’autre : c’est ce qu’entend montrer cet article publié peu après la Première Guerre mondiale, en 1921. Freud y fait valoir notamment comment le Ich – à entendre ici comme le moi, ou l’individu – peut facilement devenir homogène à une foule, et être du même coup aboli en tant que tel : il suffit pour cela qu’une marque ou un objet distinctifs (chef, totem, trait, insigne, etc.) vienne occuper exactement la place de ce que ce moi aime comme son idéal. Lorsque cette substitution réussit, une foule ou une masse se constitue, où chaque Ich s’identifie à tous les autres.
Cette analyse indique le caractère très précaire de ce que l’on voudrait parfois faire valoir, et cela reste tout à fait actuel, au titre de l’identité ou de l’autonomie du moi. En effet ce moi ne tient sa consistance que de la série hétéroclite de ses diverses appartenances collectives ; qui plus est, remarque Freud, il peut toujours abolir cette consistance dans une nouvelle entité collective, dans une nouvelle foule rendant possible au moins pour un temps « la disparition complète de toute particularité individuelle »1.
Lacan a établi d’une manière structuralement plus précise cette identité de la psychologie individuelle et de la psychologie collective. Il l’a fait dans la suite de Freud, mais en s’appuyant sur la mise au jour de la structure spéculaire – autrement dit à partir d’un remaniement de la théorie du narcissisme qui n’obligeait plus à confier au moi la mesure de la réalité, point où vient achopper la conception freudienne du moi (dont Freud n’a d’ailleurs pas caché les difficultés ni les contradictions).

La reprise  par Lacan de cette question de la psychologie des masses, à partir d’appuis différents de ceux de Freud, nous paraît pouvoir appeler deux remarques.

La première consiste à observer que Lacan confirme la thèse de Freud et sa radicalité, tout en en déplaçant sensiblement la portée et la signification. Lacan montre en effet que la psychologie entendue au sens de la tradition classique, mais aussi bien dans l’acception ordinaire du terme, est exactement la même et commandée de la même façon, qu’elle soit individuelle ou collective.
Que désigne ici la psychologie ? Il s’agit essentiellement, dirons-nous, de ce qui ordonne la structure identificatoire, tout comme la perception et les objets, du moi, tels que Lacan en a rendu compte tout d’abord par sa conception du stade du miroir. Autrement dit il s’agit là, et c’est ce qui nous importe, de la psychologie la plus ordinaire, celle qui nous est pour ainsi dire spontanée.

Or il est intéressant de noter, et c’est la seconde remarque, comment l’enseignement de Lacan s’attache à montrer, tout au long, en quoi cette psychologie-là – la psychologie telle qu’elle s’entend le plus habituellement – est tout à fait distincte de ce à quoi lui-même essayait de donner statut au titre très différent d’une logique du sujet : d’une logique susceptible d’inscrire, dans la pratique et dans la théorie, la structure du sujet comme autre que celle du moi, en même temps que nécessairement méconnue par celle du moi.
Nous ne nous arrêterons pas davantage ici sur les modalités de cette méconnaissance, ni sur ce qui fait qu’elle nous oriente de manière quasi systématique 2. Indiquons seulement qu’elle est l’effet d’une structure complexe, qui n’est pas duelle en elle-même, mais qui peut venir à l’occasion se réduire à une dualité spéculaire.

Lacan soulignait le caractère paranoïaque de notre rapport à l’espace et aux objets, y compris à nos objets de pensée, dans la mesure où ce rapport est toujours tributaire d’une identification au semblable, c’est-à-dire à l’autre du miroir. Du coup cet autre, comme totalité imaginaire me désignant mon être tout en m’excluant potentiellement de ce fait même – exclusion régulièrement prévalente et quelquefois effective dans la psychose –, cet autre risque toujours de saturer par quelque côté l’espace où je me déplace.

L’espace en effet est tributaire nécessairement, dès lors que la structure spéculaire est mise en place, et quand bien même les effets de la parole et du symbole y introduisent une place vide, un jeu possible, des déplacements, etc. – l’espace est tributaire, du seul fait de cette structure où le moi s’aliène primordialement, d’une tension agressive appelant ordinairement dans les relations à autrui les diverses formes de la ruse, de la tactique et de la stratégie, etc. : généralement toutes les modalités selon lesquelles chaque partenaire tente de s’assurer la maîtrise d’un champ qui est tout autant et aussi bien, potentiellement, celui de l’autre.

Cette incidence et cette prévalence imaginaire du spéculaire, et de la forme totale et instantanée qu’y présentifie le moi, expliquent pour une grande part le privilège conféré par notre psychologie au regard comme maîtrise, vision maîtrisée, appréhension totale de la forme du corps, ou pensée saisie spontanément comme « intuition » : toutes modalités conférant à la forme intuitive et unitaire du regard (« d’un coup d’œil ») une fonction dominante et privilégiée.

On comprend dans ce contexte notre souci de la reconnaissance – où s’entend l’inquiétude de ne pas bien « voir » la réalité, de ne pas y retrouver ce qu’on est habitué à y reconnaître, mais aussi le souci de demeurer dans la tension de l’espace imaginaire, où le moi doit pouvoir toujours être reconnu par l’autre, dans une tentative évidemment insoluble d’homogénéiser l’espace de l’un et de l’autre. Ce souci de la reconnaissance lie donc l’inquiétude récurrente de reconnaître la réalité et la demande de reconnaissance régulièrement renouvelée à l’autre, dans un circuit qui en lui-même – dans l’espace imaginaire où il se situe – ne peut trouver de fin.

Ce sont précisément ce souci et cette inquiétude qui permettent de distinguer, dans le mouvement d’une foule, dans le précipité de sa formation, dans le collectif qu’elle offre au regard, une tension spontanée et anxieuse vers la reconnaissance momentanément impossible, pour ce regard qui lui donne forme et l’anime, d’une réalité devenue obscure, opaque ou trouée. Le désarroi et l’angoisse suscités par une telle déchirure dans la réalité – dans la reconnaissance – peuvent expliquer l’aspect toujours potentiellement menacé et quelquefois passionnel d’une foule.
D’une façon peut-être inattendue, mais pas si surprenante compte tenu de ce qui précède, la psychologie ici sollicitée – celle de la totalité imaginaire – trouve sa forme logique traditionnelle dans le concept, entendu comme rassemblement ou subsomption du particulier sous l’universel 3.

Revenons maintenant à notre seconde remarque, pour relever en quoi Lacan tente une articulation de la psychologie des masses, ou des groupes, qui permette d’inscrire aussi la fonction du sujet telle que la psychanalyse en rend compte d’une façon nouvelle, c’est-à-dire distincte de tout ce qui relève du moi et de ses conditions. Il s’agissait de pouvoir articuler la question du sujet sans qu’elle soit prise en masse, c’est le mot, dans l’illusion d’un groupe, d’un collectif, ou d’une synthèse perceptive formant totalité. Remarquons que chez Freud, cette illusion est lucidement expliquée, mais sans que l’on distingue bien comment l’on pourrait éventuellement se passer de ce qui en constitue le principe – l’idéal du moi.
Lacan a réalisé cette tentative, ou du moins posé ses principes, dans un article publié juste au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, en 1945, et prenant son départ dans un problème de logique que lui avait soumis un ami mathématicien 4.

De quoi s’agit-il ? Les conditions du problème – un directeur de prison mettant à l’épreuve trois co-détenus – situent ici d’emblée le rapport entre le sujet et le groupe dans les termes les plus classiques de la Massenpsychologie : un maître, un groupe formé par la volonté du maître, et une compétition que propose celui-ci, dont un seul détenu en principe doit sortir vainqueur. Lacan va reprendre toute cette problématique d’une manière radicale, puisqu’il y saisit l’occasion d’indiquer ce que devrait et pourrait être, tout différemment, une logique collective correctement posée.

Le directeur d’une prison convoque donc « trois détenus de choix » pour leur annoncer qu’ils vont, s’ils en sont d’accord, passer une épreuve devant déterminer la libération du premier qui l’aura résolue. Cinq disques leur sont alors présentés, trois blancs et deux noirs. Ensuite on fixe au dos de chacun des détenus l’un de ces disques, sans qu’il puisse voir lequel, l’espace où ils sont retenus tous les trois ne comportant aucune sorte de surface réfléchissante : « absence ici d’aucun moyen de se mirer », écrit Lacan.

Cela fait chacun a loisir d’observer, mais en silence, quel disque porte chacun des deux autres. Le premier, indique le directeur, à pouvoir en conclure la couleur du disque qu’il porte lui-même dans le dos pourra bénéficier de la mesure libératoire disponible, pour autant que sa réponse soit fondée logiquement, et pas seulement sur une probabilité.

« Ce propos accepté, écrit Lacan, on pare nos trois sujets chacun d’un disque blanc », en laissant de côté les deux disques noirs.

Nous renvoyons ici le lecteur à la suite de l’article, que nous ne reprendrons pas dans le détail. Nous souhaitons seulement relever ce qui concerne plus précisément la Massenpsychologie à travers le groupe des trois prisonniers, et la manière dont Lacan réarticule cette question en la liant étroitement à celle du sujet.

On notera qu’il en reformule entièrement la problématique, et cela d’une façon qui intéresse directement les analystes et les modalités de leurs liens sociaux, mais aussi bien, au-delà, les fonctions de l’individuel et du collectif dans la cité.

Lacan évoque en commençant ce qu’il appelle « la solution parfaite » du problème.

Cette solution, que l’on trouvera p. 198 des Écrits, pose que les trois prisonniers vont se considérer entre eux « un certain temps », puis faire ensemble quelques pas, qui vont les amener de front à franchir la porte, pour ensuite exposer les raisons qu’ils ont eues de conclure qu’ils étaient chacun un blanc, ces raisons étant les mêmes pour chacun, et exposées à l’identique dans les trois cas.

Chacun pourra se reporter à l’énoncé de ces raisons. Ce qu’il nous paraît important de souligner tout d’abord en l’occurrence, c’est que cette solution « parfaite » est précisément celle que la logique classique récuserait comme un sophisme, au motif que la simultanéité des trois moments conclusifs, et la présence des trois prisonniers simultanément au même point de l’espace déterminé par leur réponse, c’est-à-dire exactement au point de sortie, est impossible. C’est là ce que Lacan va s’employer à récuser, en montrant que la nécessité logique ici en jeu n’est pas seulement de l’ordre du regard et de l’espace, du visible d’un seul coup, mais qu’elle inclut nécessairement une scansion temporelle qui n’est pas spatialisable, et par où seulement peut se réaliser la logique produisant le sujet : ce sujet est identique, dans les conditions de sa vérité ne pouvant se produire que de sa relation aux deux autres, à chacun des deux autres précisément.

La manière dont Lacan lie ici la question du collectif – ce que Freud appelait Massenpsychologie – et celle du sujet, appelle aussi l’attention par le contexte où elle est présentée. Lacan la propose en effet dans les termes d’une fiction dont « les images sinistres », écrit-il, « répondent à quelque actualité de notre temps ». Autrement dit, c’est en corrélation nettement indiquée avec le lien social concentrationnaire et paranoïaque de l’homme contemporain, effectivement réalisé par le nazisme entre 1933 et 1945, que Lacan développe les éléments d’une logique du sujet dont l’enjeu est véritablement inédit : comment fonder la possibilité d’une responsabilité singulière, qui non seulement prenne en compte l’appartenance à un groupe, mais intègre nécessairement cette appartenance et les relations qui la définissent dans le processus par où elle se décide ? La réponse classique, celle que Freud analyse, passe comme nous l’avons vu par ce qu’il nomme l’idéal du moi – avec la conséquence que comporte cet idéal, de boucher nécessairement ce qui se trouve engagé, à partir d’une responsabilité et d’une décision individuelles, d’une vérité du sujet. Cette vérité est en effet régulièrement colmatée dans notre psychologie ordinaire par la fonction de l’idéal – en quoi, nous l’avons vu, nous évoluons presque systématiquement dans la Massenpsychologie.

La logique qu’indique ici Lacan est autre. L’énoncé du problème pose que chaque prisonnier porte un rond blanc : ce qui, outre l’identité de condition que cela indique, oblige chacun à consacrer « un certain temps » à un raisonnement pouvant lui faire trouver la solution logique. La nécessité de ce temps montre en quoi nous avons affaire en l’occurrence à une structure qu’il est impossible de réduire à une spatialité instantanée.

Le seul cas où cette réduction serait possible serait en effet celui où nous aurions deux ronds noirs et un rond blanc. Alors le prisonnier au rond blanc, sachant qu’il n’y a que deux ronds noirs et les voyant au dos des deux autres prisonniers, saurait immédiatement qu’il est blanc et sortirait sans hésitation. Mais ce n’est pas le cas retenu par les termes du problème. Ce qui le rend intéressant et permet à Lacan d’en faire le support d’une logique du sujet, telle qu’elle va se découvrir comme nécessairement articulée à l’autre, c’est le fait que les trois prisonniers portent chacun un rond blanc. C’est en effet cela qui va obliger chaque sujet – nous ne faisons que l’indiquer ici, en priant le lecteur de se reporter à l’article – à passer par une interrogation sur ce que l’autre peut savoir, de la place où il se trouve, pour pouvoir lui-même, le sujet, conclure éventuellement, c’est-à-dire décider de ce qu’il doit en être de sa couleur 5, et agir en se dirigeant vers l’issue.

L’on saisit par là même en quoi ce qui donne à cette logique les conditions de sa vérité subjective, c’est que les prisonniers sont trois : s’ils étaient deux, il n’y aurait aucun moyen pour chacun de trouver sa couleur à partir d’une réflexion sur le savoir de l’autre. S’ils sont trois c’est possible, comme on peut le montrer assez simplement.

Si nous désignons par A, B et C chacun des sujets, A verra donc devant lui B blanc et C blanc. Et il commencera à raisonner en posant : « Prenons l’hypothèse où je suis noir. Alors B voit : C blanc + A noir. Et B doit se dire : puisque A est noir [hypothèse de départ de A], alors si C qui nous voit, A et moi, voyait que je suis noir, C devrait sortir aussitôt et sans hésiter, puisqu’il verrait deux ronds noirs. » Sans poursuivre ici davantage cette logique, relevons qu’elle suppose : trois termes, représentant chacun un sujet ; la nécessité d’un temps d’articulation logique passant par un savoir qui est supposé à l’autre ; enfin la décision, nécessaire à un moment donné pour A (ou chacun des deux autres aussi bien), de se hâter de conclure : car l’identité de condition, le trait commun des trois sujets, c’est ici de ne pouvoir agir (trouver l’issue) en devinant sa propre couleur, qu’à partir d’une cogitation passant nécessairement par la supposition du savoir interrogé chez l’autre. Mais précisément, ce trait étant commun aux trois, A (ou chacun des deux autres) doit se hâter de conclure sur ce qu’il est, à partir de ce qu’il suppose que les autres sont, avant que ces autres ne soient eux-mêmes en mesure de faire exactement la même chose que lui. En d’autres termes, le statut du sujet n’est ici possible qu’à partir d’un acte, d’une décision sur un savoir prêté à l’autre, et posé d’abord du côté de l’autre.

Ce statut et cet acte sont très différents de ce que produit habituellement la Massenpsychologie : ils ne reposent en effet sur aucun trait positif – idéal ou universel – dont l’autre serait porteur ou garant, mais seulement sur la logique articulée dans le temps d’un savoir qui est d’abord supposé à cet autre.

De fait, il s’agit bien ici de l’un et de l’autre ensemble, puisque le sujet (chacun des trois pris isolément) ne peut déduire les conditions réelles de ce qui serait son « être » d’aucun universel ni d’aucun idéal – d’aucune objectivité assurée ou garantie donc –, mais d’une décision à prendre dans le temps d’un passage nécessaire par l’autre, où l’acte vient ici à la place d’un défaut d’être qui fait précisément le réel du sujet.

Lacan substitue par là même à la maîtrise imaginaire de la vision – l’instant de voir – la scansion temporelle et symbolique d’un manque affectant l’espace comme visible : non seulement l’espace n’est pas entièrement donné au regard, ou donné au regard comme une totalité sans reste, mais surtout ce n’est pas l’observation, positivement, de ce que sont et de ce que font les autres – autrement dit l’interrogation de leur image ou de leur réalité empirique, et de ce que je suis en mesure éventuellement d’y reconnaître – qui peut motiver l’acte décisif du sujet. Ce sont bien plutôt la logique et le raisonnement induits à partir de ce qu’ils ne font pas, qui pourront être conclusifs. Qui plus est : la décision du sujet – lorsqu’il conclut sur sa couleur et peut trouver l’issue – est étroitement articulée à l’autre, comme nous l’avons vu, mais cette articulation n’est ni celle, fondamentalement mortifiante pour le sujet, de l’idéal, ni non plus celle de la fascination et du figement spéculaires indéfinis et réciproques. Il s’agit bien plutôt d’une anticipation, dans la mesure où c’est seulement s’il devance la définition que lui assigneraient cet idéal, ou l’image figée de la dualité spéculaire, que le sujet donne chance à la vérité qu’inscrit l’issue trouvée – vérité qui n’est rien d’autre que cette issue anticipée, ce que Lacan appelle une « assertion de certitude anticipée », puisque le sujet y va d’une décision assurément certaine, mais assertive, dans la mesure où elle ne peut se déduire d’aucune généralité ni d’aucune objectivité déjà connue. C’est seulement à cette condition que le rapport du sujet à l’Autre, et sa question, ne seront pas obturés par un universel ou une forme. Et l’on voit en quoi la relation du sujet à l’autre, telle que Lacan l’illustre ici sur son double versant collectif et individuel, peut laisser place à une logique prenant bien acte de la question reçue de l’Autre singulièrement par chaque sujet – pour autant qu’il accepte de parier, pour s’exprimer ainsi, sans trop attendre, c’est-à-dire sans attendre d’être pris, comme il est de règle, dans le figement totalitaire de la relation spéculaire ou de l’idéal.

Relevons pour conclure la portée tout ensemble logique et éthique de ce que Lacan non seulement propose, mais inscrit dans ce texte. Il est remarquable qu’il parvienne à y articuler une logique qui n’est pas seulement de l’ordre du constat formalisé, dont le sujet n’aurait plus qu’à prendre acte, mais qui ramène aussi chacun, et justement dans la prise en compte de cette logique, à sa responsabilité. Que dit en effet Lacan ? Cela ne peut que nous intéresser, et tout particulièrement aujourd’hui. Il énonce ceci, qu’il n’y a de solution pour un sujet que collective, même si c’est toujours en même temps de façon singulière, et chacun pris un par un, que cette logique peut trouver effet. Ce collectif-là n’est pas du même ordre que la psychologie des foules ou Massenpsychologie, dans la mesure où il fait droit à une vérité qui ne saurait s’énoncer que singulière. Mais ce que Lacan articule dans le même temps, c’est que cette vérité du sujet n’est pas isolable du processus par lequel l’autre s’exerce aussi à en trouver l’issue. Il y a là une solidarité logique qui implique chaque sujet pour lui-même et dans son rapport au social.

Il n’est pas besoin de souligner la portée contemporaine de cette solidarité logique pour le sujet de la cité, comme pour le sujet de la psychanalyse tel que l’indique Lacan.

Les enjeux sont ici à la mesure des impasses actuelles où nous conduit la Massenpsychologie : l’une de ces impasses étant de croire comme on le croit souvent, et parfois chez les psychanalystes, qu’on peut se sauver seul. Il vaut de savoir pourquoi c’est une impasse : cela seul justifierait que la logique ici évoquée, que Lacan appelait de ses vœux à côté de la logique classique, soit mieux prise en compte aujourd’hui, aussi bien chez les psychanalystes dans leurs groupes que dans notre vie politique.


Article publié dans la Revue La célibataire printemps 2003

STÉPHANE THIBIERGE est Psychanalyste (Paris) et maître de conférences en psychopathologie à l’Université de Poitiers


1. Cf. « Psychologie collective et analyse du moi », in Essais de psychanalyse, Petite Bibliothèque Payot, p. 157.
2. Nous l’avons fait dans notre ouvrage L’image et le double.
La fonction spéculaire en pathologie, Erès, 1999, auquel nous nous permettons de renvoyer ici le lecteur.
3. Ce n’est pas ici une critique, qui serait facile et complaisante, du concept comme tel – mais seulement la remarque que la fonction traditionnelle du concept est au moins autant, sinon davantage, psychologique que logique.
4. « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée – un nouveau sophisme », contribution donnée à la revue les Cahiers d’Art, reprise dans les Écrits, p. 197-213.
5. Avec l’équivocité féconde que comporte ici « ce qu’il doit en être » en français, puisque cela peut s’entendre aussi bien comme un constat que comme une décision ou un acte.

Le lien d’origine : http://www.edk.fr/archive/celibat/2003/1/89-96.pdf