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Origine : http://agora.qc.ca/reftext.nsf/Documents/Don--Conference__La_logique_du_don_par_Jacques_T_Godbout
Jacques T. Godbout est professeur honoraire à l'Institut
national de la recherche scientifique (Université du Québec)
Il a longtemps étudié le rapport entre les organisations
et leurs clientèles, ce qui l'a conduit à publier
La participation contre la démocratie (Montréal, Saint-Martin)
et La démocratie des usagers (Montréal, Boréal).
C'est dans le prolongement de ces études qu'il s'est intéressé
au don et a publié en 1992, en collaboration avec Alain Caillé,
L'Esprit du don. (Paris et Montréal, La Découverte
et Boréal), ouvrage traduit en plusieurs langues (anglais,
italien, espagnol, portugais, turc), et, chez les mêmes éditeurs,
Le don, la dette et l'identité, en 2000. Il a également
publié deux livres en italien sur ce thème, et Le
langage du don chez Fides. Il poursuit actuellement ses recherches
sur le don, notamment en analysant le don d'organes, le don humanitaire
et le don dans le monde des affaires.
Présentation
«On m’a invité à vous parler de la logique
du don. L’embêtant c’est que le don n’est
pas logique. À tout le moins il n’obéit sûrement
pas à la logique dominante actuellement, celle de la rationalité
instrumentale et de l’intérêt propre au néo-libéralisme.
Le don est un peu fou, il répond à des impulsions
émotives; il laisse aller les choses, il suppose l’abandon
actif.
Il s’oppose au contrat, où on essaie de tout prévoir;
dans le don, au contraire on libère l’autre de ses
obligations contractuelles.
Ça fait même partie des multiples définitions
du don: donner c’est une forme de circulation des choses qui
libère les partenaires de l’obligation contractuelle
de céder quelque chose contre autre chose. Comme l’écrivait
déjà Sénèque: un bienfait est un service
rendu par quelqu'un qui eût été libre, tout
aussi bien, de ne pas le rendre (t.1, p. 77)
Donner, c’est donc risqué. Si on donne, on peut se
faire avoir, et à force de se faire avoir, on n’a plus
de biens et on ne survit pas… Or l’humanité aspire
à avoir le plus de biens possibles, et de plus en plus. Et
pour y arriver, il faut se fier sur soi seulement, il ne faut chercher
que son intérêt, lequel consiste à augmenter
la quantité de biens, et c’est d’ailleurs ce
que les humains font, depuis toujours. Ce faisant on arrivera au
plus grand bonheur du plus grand nombre, affirme Bentham. Telle
est la logique qui aspire à dominer la planète, la
logique néolibérale exposée magnifiquement
chaque semaine dans la revue The Economist. C’est une logique
contraire au don, une logique qui s’oppose même au don;une
logique qui affirme qu’on doit tout produire pour tout contrôler;
une logique de contrôle sur les choses.»
Présentation
Texte d'une conférence prononcée le 18 octobre 2003,
dans le cadre d'un colloque organisé par L'Agora sur le thème
suivant: Colloque Philia, Par-delà l'interventionnisme et
le laisser-faire, une inspiration pour la société.
Parmi les autres conférenciers que l'on a pu entendre à
ce colloque: Majid Rahnema, auteur de Quand la misère chasse
la pauvreté.
Extrait
«Il y a une attaque du don sans précédent dans
l’histoire de l’humanité. Nous assistons actuellement
à l’ultime effort de l’humanité, le dernier
stade pour enfin éliminer entièrement le don et faire
en sorte qu’on contrôle tout, que tout soit produit,
que rien ne soit donné, et que triomphe l’homo oeconomicus.»
Texte
«Si les citoyens pratiquaient entre eux l'amitié, ils
n'auraient nullement besoin de la justice; mais, même en les
supposant justes, ils auraient encore besoin de l'amitié.»
ARISTOTE, Éthique à Nicomaque
Le don n’est pas logique
On m’a invité à vous parler de la logique du
don. L’embêtant c’est que le don n’est pas
logique. À tout le moins il n’obéit sûrement
pas à la logique dominante actuellement, celle de la rationalité
instrumentale et de l’intérêt propre au néo-libéralisme.
Le don est un peu fou, il répond à des impulsions
émotives; il laisse aller les choses, il suppose l’abandon
actif.
Il s’oppose au contrat, où on essaie de tout prévoir;
dans le don, au contraire on libère l’autre de ses
obligations contractuelles.
Ça fait même partie des multiples définitions
du don : donner c’est une forme de circulation des choses
qui libère les partenaires de l’obligation contractuelle
de céder quelque chose contre autre chose. Comme l’écrivait
déjà Sénèque: un bienfait est un service
rendu par quelqu'un qui eût été libre, tout
aussi bien, de ne pas le rendre (t.1, p. 77)
Donner, c’est donc risqué. Si on donne, on peut se
faire avoir, et à force de se faire avoir, on n’a plus
de biens et on ne survit pas… Or l’humanité aspire
à avoir le plus de biens possibles, et de plus en plus. Et
pour y arriver, il faut se fier sur soi seulement, il ne faut chercher
que son intérêt, lequel consiste à augmenter
la quantité de biens, et c’est d’ailleurs ce
que les humains font, depuis toujours. Ce faisant on arrivera au
plus grand bonheur du plus grand nombre, affirme Bentham. Telle
est la logique qui aspire à dominer la planète, la
logique néolibérale exposée magnifiquement
chaque semaine dans la revue The Economist. C’est une logique
contraire au don, une logique qui s’oppose même au don;une
logique qui affirme qu’on doit tout produire pour tout contrôler;
une logique de contrôle sur les choses.
Une telle attitude a des racines très profondes. Elle ne
date pas d’hier. Ordinairement on la fait remonter à
Mandeville, Adam Smith; à quelques siècles. Il m’arrive
de me demander si ce n’est pas l’aboutissement ultime
d’un processus beaucoup plus long, dont les germes sont dans
le néolithique, soit au moment où l’espèce
humaine s’est mise à produire elle-même au lieu
de recevoir ce que la nature lui offrait, lui donnait. Les chasseurs-cueilleurs,
commes disent les anthropologues, ceux qui nous ont appris que l’humanité
a vécu de cette manière pendant des dizaines de milliers
d’années, avant de se mettre à cultiver eux-mêmes
leurs légumes et à faire de l’élevage
(néolithique).
J’ai été frappé récemment par
le fait que dans la Bible, la Genèse, il n’y a pas
de chasseurs-cueilleurs, sauf Adam et Ève. Une seule génération,
la première. Ils sont heureux. Ils sont au paradis. Mais
la faute condamne l’humanité à produire, à
ne plus se fier à personne: ni à son frère,
ni à la nature. Leurs enfants, Caïn et Abel, cultiveront
la terre et feront de l’élevage. Ils ne se fient déjà
plus entièrement au don de la nature. Ils sont condamnés
à travailler. C’est le fondement de la philosophie
de la production et du contrôle. Entre les premiers cultivateur
et éleveur (Caïn et Abel) et les procès que le
président de Monsanto intentent aujourd’hui à
un cultivateur de l’ouest canadien et à une petite
entreprise de l’État du Maine, il y a une filiation
directe, il y a une logique similaire. Monsanto nous dit : «c’est
vraiment fini, les dons de la nature, il faut produire même
les semences, et les acheter de Monsanto à chaque année,
les semences produites étant stériles; c’est
un continuum qui a pour principe : ne pas se fier au don de la nature,
au contraire la dominer pour qu’elle produise, et produire
nous-mêmes, on n’est jamais mieux servi que par soi-même,
et par Monsanto... Interdire tout don. Bientôt la vie humaine
elle-même ne sera plus un don, elle sera aussi produite en
laboratoire, in vitro… selon les spécifications des
parents, devenus des acheteurs de bébés.
Il y a une attaque du don sans précédent dans l’histoire
de l’humanité. Nous assistons actuellement à
l’ultime effort de l’humanité, le dernier stade
pour enfin éliminer entièrement le don et faire en
sorte qu’on contrôle tout, que tout soit produit, que
rien ne soit donné, et que triomphe l’homo œconomicus.
Mais le don se défend. L’homo donator se défend.
La logique du don est encore présente, comme ce colloque
le montre.
Mais est-ce négligeable? Êtes-vous des exceptions,
des êtres exceptionnels sans doute, mais l’exception!
Je ne crois pas. Après 10 ans de réflexion sur le
don, j’en suis venu de plus en plus à penser qu’on
est fait pour donner autant que pour recevoir, et que très
souvent on reçoit pour donner. Et que c’est ce que
l’on fait, même si le marché, le système
de valeur dominant nous dit le contraire. Il nous dit qu’on
est fait pour acquérir, acheter, accumuler, consommer, i.e.
payer et détruire. Pourquoi doit-on nous faire croire cela?
Parce que la grande hantise du marché, depuis ses débuts,
c’est qu’il manque un jour de consommateurs. Pourquoi?
Parce que le marché a besoin d’accroître en permanence
la quantité de choses produites.
La force du principe de réciprocité
Une des façons de mettre en évidence cette logique
du don, ce que j’ai appelée l’appât du
don, par opposition à l’appât du gain, c’est
de montrer la force de la réciprocité. Qu’est-ce
que la réciprocité? C’est la tendance à
donner quand on a reçu un don. Le fait de recevoir quelque
chose sous forme de don provoque chez celui qui reçoit une
envie de donner à son tour, et non de se dire: «Ah,
quelle bonne affaire!», comme le prévoit la théorie
de l’intérêt. Le don transporte avec lui une
impulsion à donner chez celui qui reçoit. Tel est
le principe de réciprocité.
Il est très important. Il constitue une force sociale élémentaire.
La norme de réciprocité est aussi forte que le tabou
de l’inceste, a écrit Gouldner, et aussi présente
aujourd’hui qu’hier, et chez nous que dans les sociétés
exotiques.
Mais attention! Caveat. Car la réciprocité peut être
conçue de différentes manières, certaines étant
fort éloignées du don, comme celle qui voit la réciprocité
comme une structure symétrique d’équivalence
à long terme entre ce qui est donné et ce qui est
«retourné». Je donne quelque chose et je reçois
l’équivalent. Dans la mesure où la réciprocité
contient cette idée d'équilibre quantitatif entre
ce qui circule dans un sens et dans l'autre, il faut s’éloigner
de cette idée pour penser le don. Dans ce sens précis
la réciprocité est à la limite du don, presqu’étrangère
au don, et relevant d’un autre paradigme, celui de la symétrie.
Sur le plan philosophique, nous sommes ici en face d’un problème
beaucoup plus général que le don, problème
que Lévinas a défini comme l’impossibilité
de penser l’asymétrie et la tendance à la réduire
à la symétrie. «The difficulty of thinking asymmetry
without reducing it to symmetry arises from the tendancy within
the tradition of philosophy that began with Parmenides to impose
unity on multiplicity.» (Bernasconi, 1997, p. 265) (On pourrait
dire aussi l’obsession du cercle, du modèle circulaire)
(Koestler). Shapiro cite Lévinas : «To the myth of
Ulysses returning to Ithaca, we wish to oppose the story of Abraham
who leaves his fatherland forever for a yet unknown land, and forbids
even his servants to even bring back his son to the point of departure.»
(Bernasconi, 1997, 266). C’est la difficulté de penser
l’excès. «There are dominant forms of thought
that force asymmetry into symmetry, desire into need, alterity into
the same, the gift into exchange..» (Bernasconi, 1997, 268)
Cet équilibre-là n’est pas le don. Le don n'est
jamais équilibré à un moment X. Cet équilibre
définit la fin du don et le passage à un autre type
de relation, ou la fin de la relation. L'équilibre, c'est
la sortie du don. Nous l’avons constaté dans nos enquêtes.
Mais ce n’est pas difficile à comprendre. Chacun sait
bien que si mon nouveau voisin venu m’emprunter du sucre revient
me rendre la même quantité le lendemain, il y a tout
lieu de penser qu'il ne veut pas instaurer un rapport avec moi,
qu'il souhaite «garder ses distances».
Le don est un système de dette, lequel, à la différence
de la dette économique, peut être positif ou négatif.
«...the ‘balance of debt’ must never be brought
in equilibrium, for a perfect level of distributive justice is typical
of the economic rather the social exchange relationship.»
(Schwartz, 1996, p. 77). La fin de la dette est la fin du don.
Ce que j’entends par réciprocité ici ce n’est
donc non pas le fait de l’équivalence entre les choses
qui circulent, ni même la recherche d’une telle équivalence
chez les partenaires (on parle toujours du sens, pas seulement de
ce qui circule), mais cette force qui incite celui qui reçoit
à donner à son tour (et non pas à rendre, ce
terme contenant la notion d’équivalence, et même
d’identité, comme lorsqu’on « rend »
un objet emprunté), soit à celui qui lui a donné,
soit à un tiers.
Entendu de cette façon, la réciprocité est
beaucoup plus importante. De nombreux auteurs s’y sont attardés.
C’est la grande question de départ de l’essai
de Marcel Mauss sur le don : quelle est la force qui pousse à
donner quand on a reçu? Mauss a analysé la force de
cette loi qui oblige l’autre à donner surtout dans
les sociétés archaïques. Mais la force du principe
de réciprocité s’étend bien au-delà
du don agonistique décrit par les ethnologues. Sa généralité
dans le don peut être mise en évidence en observant
sa présence dans le type de don où on l’attend
le moins : le don défini a priori dans notre société
comme unilatéral, -et donc non réciproque-, le don
à des inconnus : philanthropie, don humanitaire, etc Donnons-en
quelques illustrations dans les cas les plus extrêmes.
Don d’organes
On l’a constaté chez les personnes ayant subi une transplantation
d’organe. (Godbout, 2000). Dans ce cas, l’aspect le
plus intéressant et spécifique est le fait que ce
désir de donner après avoir reçu un don d’une
telle importance, -littéralement un don de vie pour une transplantation
cardiaque- ne se dirige pas vers ceux qui ont rendu le don possible
(la famille du donneur), mais vers d’autres personnes ayant
vécu la même expérience. Ils affirment avoir
une dette éternelle envers le donneur, mais ils souhaitent
donner à d’autres qu’à sa famille.
Aide d’urgence
Au moment de la tempête de verglas à Montréal,
une des regions qui le plus aide a été le Saguenay.
Quand on leur demandait pourquoi, ils répondaient qu’ils
avaient reçu beaucoup d’aide des gens de Montréal
quelques années plus tôt au moment des inundations
et étaient contents de les aider aujourd’hui.
Dans le même ordre d’idée, le cas suivant, rapporté
par Cialdini (2001, p. 21) est encore plus spectaculaire. En 1985
la Croix-Rouge d'Éthiopie (peut-être le pays le plus
pauvre de la planète à ce moment) envoie un chèque
de 5000$ au Mexique pour aider les victimes d’un terrible
tremblement de terre. La raison: en 1935, le Mexique avait aidé
l'Éthiopie envahie par l'Italie fasciste.
Philanthropie
Depuis quelques années, plusieurs organismes de philanthropie
ont pris l’habitude d’accompagner leur demande de don
d’un petit présent symbolique. On a constaté
que ce geste augmente de façon importante le nombre de dons.
Par exemple, l’association américaine des Vétérans
a doublé le nombre de donneurs en envoyant, avec sa demande,
des auto-collants contenant le nom et l’adresse de l’éventuel
donateur. «American Disabled Veterans organisation reports...that
when the mailing includes an unsolicited gift (...individualized
address labels) the success rate (taux de réponse) nearly
doubles to 35 percent.» (avant: 18%) (CIALDINI 2001, p. 30).
Aujourd’hui on en reçoit tellement que l’efficacité
du don a dû diminuer.
Ce cas de figure illustre de manière extrême le fait
que la réciprocité à laquelle je réfère
n’a pas grand chose à voir avec l’équivalence.
Il serait carrément ridicule de vouloir comparer la valeur
monétaire du « cadeau » purement symbolique de
l’organisme, au don que fera le donateur. Il n’en manifeste
pas moins de manière spectaculaire la présence de
cette force qui incite à donner quand on a reçu, au
cœur même de ce qu’on considère généralement
comme un don unilatéral, donc non réciproque.
La force de ce principe peut même être pour ainsi dire
détournée pour obliger l’autre à donner.
On observe ce phénomène dans tous les types de société,
autant dans les sociétés archaïque et moderne
: ainsi Elster (1990, p. 48) cite longuement Colin Turnbull décrivant
le don chez les Ik comme constituant essentiellement un moyen d'instaurer
des dettes à son égard. Les receveurs acceptent les
dons contre leur gré et se sentent malgré tout endetté
et dans l’obligation de donner à leur tour.
Est-ce un phénomène exotique inconnu dans nos sociétés?
Cialdini a observé ce qui se passait à l’aéroport
de Toronto il y a quelques années. Il a constaté que
les disciples de Krishna offraient une rose aux passagers. Ce dernier
se sent obligé de l'accepter et de donner de l’argent
en retour, même si la plupart du temps, il jette la fleur
dans la première poubelle qu'il rencontre.... et que le disciple
de Krishna la récupère pour la recycler dans le cycle
du don... (p. 25, 31-32)
Ces constatations illustrent certes la force de l'obligation de
rendre, mais aussi de recevoir. Car quand le passager refuse dans
un premier temps la fleur, le disciple lui dit: « mais monsieur,
c'est un don, c'est pour vous. » Alors très peu se
permettent de refuser, sauf s'ils se sont déjà fait
faire le coup plusieurs fois.
Que ce soit chez les archaïques ou dans les aéroports
modernes remplis de gens d’affaires dont on peut supposer
qu’ils sont imbus, justement, du « sens des affaires
», la force du principe de réciprocité est manifeste,
et s’applique même à un don non voulu (Cialdini,
p.33)
En affaires, pas d’amis (de philia…)
D’ailleurs à l’intérieur même de
ce monde des affaires où l’intérêt serait
la seule force selon les économistes — même là
— cette force du don est importante, et peut parfois être
plus grande que la force de l’intérêt.
On en effet constaté l’importance du don entre gens
d’affaires (pas seulement philanthropie, mais dans les relations
d’affaires elles-mêmes, où, dit-on, il n’y
a pas d’amis…). Et c’est ce que mettent en évidence
les résultats de la recherche suivante où on a comparé
« l’efficacité » respective du don et du
contrat marchand ordinaire motivé par l’intérêt.
(voir la définition du don plus haut) Un questionnaire identique
a été envoyé à deux ensembles de personnes.
Dans le premier cas on a envoyé un chèque de 5$ accompagnant
la demande de réponse, chacun étant libre d’y
répondre ou non, tout en gardant l’argent; dans l’autre
la même demande de réponse au même questionnaire
est accompagnée d’une promesse signée de retour
d’un chèque de 50$ si la personne répond au
questionnaire. On a constaté que le cadeau de 5$ accroît
le taux de réponse deux fois plus que le chèque de
50$ envoyé après, et donc assimilé à
un contrat par le receveur! (Cialdini, p.25) Appât du don
est ici plus fort que l’appât du gain.
Cette force, une incitation, une invitation, n’est pas explicable
par l’intérêt, comme le mettent en évidence
tous ces exemples. On ne retire rien en donnant à son tour.
Elle n’est pas vraiment rationnelle, sans être irrationnelle.
Elle est même parfaitement raisonnable puisqu’elle met
fin à la guerre, comme l’a montré Mauss. Voir
Sahlins là-dessus, 1977, p.224-236, qui compare L’esprit
du don au Léviathan de Hobbes.
Je crois avoir montré jusqu’à maintenant que
le postulat de l’intérêt est limité et
que l’appât du don n’est pas un phénomène
négligeable.
Le don est même au coeur de la nouvelle économie.
Actuellement la nouvelle économie s’en nourrit, comme
le montre le succès de l’encyclopédie de l’Agora…
; mais les phénomènes du copyleft, de Linux, etc (WERSHLER-HENRY,
2002)
Il l’est d’autant moins que –ce qui est un comble
pour ceux qui partagent le postulat de l’intérêt-
si on poursuivait l’analyse on constaterait que le don rapporte
souvent à condition de ne pas le vouloir, de ne pas vouloir
le retour, de ne pas le faire dans ce but, de ne pas chercher son
intérêt.
C’est le genre de paradoxe devant lequel le postulat de l’intérêt
est impuissant. J’ai retrouvé ce paradoxe en étudiant
le don dans le monde des affaires. Les articles dans les revues
d’affaires commencent par dire: donnez, car c’est payant;
et se terminent en criant haut et fort qu’il ne faut surtout
pas le faire pour ça. Le don vu comme non intéressé
(à la fin d’un contrat, par exemple; c’est d’ailleurs
ce qui est recommandé dans les revues) est d’ailleurs
important entre gens d’affaires.
Don instrumental ou non? L’ambiguité est permanente.
Mais une chose est certaine, et bien embêtante pour la théorie
de l’intérêt : lorsqu’on ne cherche que
son intérêt, on rate de très bonnes affaires!
Si bien qu’on peut conclure avec un auteur américain
Frank: «As the rationalist emphasize, we live in a material
world and, in the long run, behaviors most conducive to material
success should dominate. Again and again, however we have seen that
the most adaptive behaviors will not spring directly from the quest
for material advantage. (...) in order to do well, we must stop
caring about doing the best we can.» «The rationalist’s
problem, which the self-interest model repeatedly overlooks, is
that he (the pure rationalist) tends to be excluded from many profitable
exchanges.» (1988, p.229)
L’idée qu’on est fait en partie pour donner
vient même d’avoir un premier fondement biologique.
Dans un article publié en 2002, des chercheurs de l’Emory
University (Atlanta) rapportent les résultats d’une
recherche récente qui montrerait qu’il y aurait un
plaisir biologique à donner! En partant du jeu du dilemme
du prisonnier, dans lequel les joueurs ont la possibilité
soit de jouer de manière égoïste, soit de coopérer,
ils ont observé ce qui se passait dans le cerveau des joueurs
avec les techniques les plus récentes de résonance
magnétique. Ils ont constaté à leur grande
surprise que le comportement altruiste active les même régions
du cerveau que les expériences de plaisir comme la cocaïne,
le chocolat, etc. On est fait pour coopérer, concluent les
chercheurs. «We are wired to cooperate.»
Recevoir la vie
Le don est donc une force sociale élémentaire. D’où
vient cette force qui pousse à donner quand on a reçu?
En partie du fait que dans notre existence, on ne commence pas par
donner, mais on commence par recevoir. Tout commence par le fait
qu’on reçoit : la naissance, la vie. La vie n’est
pas (encore) produite, elle n’est pas achetée, elle
est donnée; plus précisément elle est transmise.
Et pendant plusieurs années on continue à recevoir.
Les autres dons sont une répétition de ce don de la
naissance. Nous, on ne peut que donner à notre tour, ou plutôt
qu’on transmet ce qu’on a reçu. Même quand
on donne la vie à notre tour, on se sent vraiment transmetteur.
Donner c’est transmettre, et donc, le premier don que l’on
fait, c’est déjà rendre. Seul un Dieu peut initier
le don.
C’est pourquoi quand on donne on vit une expérience
double : à la fois très personnelle, mais en même
temps on a le sentiment que ça vient d’ailleurs. C’est
ce qu’on ressent quand on donne la vie. C’est aussi
ce que ressent l’artiste. Le don, l’inspiration, ce
qui fait que ça se met à marcher, on ne sait pas d’où
ça vient. On ne le mérite pas, on a beaucoup travaillé,
bien sûr, mais quelque chose arrive, hors de notre contrôle.
On entre dans un certain état, un autre état. On s’abandonne,
on se laisse aller, et tout vient tout seul tout à coup.
Ça vient d’ailleurs, tout en étant profondément
soi-même. C’est un don.
Danger: don!
Cette force non négligeable, non marginale, très importante,
peut aussi être dangereuse. Elle peut être manipulée.
On a vu par exemple comment les personnes donnent sans la volonté
du receveur pour créer une dette. On ne peut pas ne pas parler
des dangers du don. (Les libéraux se méfient de cette
force et tout en la reconnaissant; ils croient qu’on devrait
la fuir au profit du seul contrat, qui nous en libère. Ils
la considèrent comme une dette qu’il faut éviter
et dont il faut absolument s’acquitter pour être libre.
Le droit libère le receveur du don. C’est une grande
conquête moderne: aboutissement de la révolution bourgeoise
fondée sur la valorisation de l’utile puis sur les
préférences. C’est pourquoi on aime le marché,
outre l’infinie variété des produits.)
En fait, non seulement le don n’est pas sans problème,
mais c’est la façon la plus difficile, la plus risquée
de faire circuler les choses entre nous. Difficile pour le donneur,
qui risque de se faire avoir. Mais difficile surtout pour le receveur.
Pourquoi? Pour plusieurs raisons. Mais une première raison
découle de ce qu’on vient d’avancer. Car s’il
existe une telle chose que cette impulsion à donner quand
on a reçu, un problème important se pose si le receveur
se sent dans l’incapacité de donner. Ou encore si le
donneur lui transmet ce message dans son don. Car le don transmet
toujours quelque chose, un message, un sens. Il n’est pas
neutre comme le marché ou même l’État.
À la différence des autres formes de circulation,
le don transporte notamment quelque chose du donneur, un message,
sur ce que le donneur est et ce qu’il pense que le receveur
est. Pensez au difficile choix d’un cadeau. Le don est toujours
un don de soi… comme on le décrit couramment. «Le
vase, c’est ma tante», disait une héritière
à Anne Gotman.
Et donc le don affecte toujours l’identité. Positivement
ou négativement, il renforce ou affaiblit, ou même
détruit l’identité si le donneur transmet un
tel message négatif en donnant, un message à l’effet
que le receveur n’a rien à donner, ne peut rien donner.
Les rapports de l’Occident avec les colonies et avec le tiers
monde aujourd’hui en sont une triste illustration. «Plus
encore que par le marché, c’est par les dons non rendus
que les sociétés dominées finissent par s’identifier
à l’Occident et perdent leur âme.», écrit
l’économiste Serge Latouche. Le don leur transmet le
message que ce qu’ils ont n’a aucune valeur. Vous n’avez
rien à nous donner, sauf du folklore…
Le message est plus important que le fait de donner ou non en retour.
On peut parfaitement ne pas donner en retour et que ce ne soit pas
un problème. Par exemple un intervenant déplore les
conséquences néfastes du don alimentaire à
Montréal. Il introduit une distinction: “L’aide
d’urgence est très importante, c’est le don à
long terme qu’il faut combattre. ....Car plus ce don ...s’installe
dans la durée, s’institutionnalise en quelque sorte,
plus il est risqué que les personnes aidées le perçoivent
comme une confirmation de leur incapacité personnelle, voire
de leur incompétence...” (Lachapelle, Le Devoir, 9
novembre 1999). Ils en arrivent à “concevoir le dépannage
alimentaire comme un droit” (id.) Ce qui est très positif
en un sens.
Pourquoi cet auteur accorde-t-il autant d’importance à
la distinction entre l’aide d’urgence et celle “qui
s’installe dans la durée”? L’aide d’urgence
est aussi unilatérale que l’autre, la distinction pertinente
n’est donc pas là, elle est dans l’esprit, elle
est dans la perversion du don qui s’instaure chez quelqu’un
lorsque le don le définit ou le confirme comme incapable
de donner. Le don unilatéral est négatif lorsqu’il
signifie au receveur qu’il ne peut pas donner, contribuer.
Certains dons unilatéraux ont ce sens, mais d’autres
non. C’est toute la différence entre donner du poisson
et apprendre à pêcher pour reprendre un aphorisme célèbre.
Apprendre à pêcher contient la confiance en l’autre
en sa capacité de donner, de contribuer. C’est ce que
l’auteur présume que l’aide d’urgence contient
aussi. Tout en étant aussi unilatérale que d’autres
dons aux inconnus, l’aide d,urgence n’affecte pas la
capacité de donner du receveur parce que son besoin unilatéral
de recevoir est défini comme temporaire et circonstanciel
et n’ayant en quelque sorte rien à voir avec lui. Le
receveur n’est pas défini comme quelqu’un en
incapacité permanente de donner. L’aide n’affecte
pas son identité. Au contraire. Le problème n’est
donc pas dans l’unilatéralité réelle,
mais dans la manière de percevoir le receveur, dans le sens
que les partenaires accordent au don.
Comment éviter cette dimension négative du
don destructeur du receveur?
Comment éviter cette négation du receveur?
Il existe plusieurs solutions, pas toutes d’égale
valeur:
1. On peut transformer le don en droit; c’est pour ainsi
dire la spécialité de l’État, et constitue
souvent un progrès.
2. Le donneur peut considérer qu’il reçoit
une gratification dans le fait même de donner, un plaisir,
un soulagement, et considérer en conséquence que le
receveur n’a pas à donner puisqu’il reçoit
déjà en donnant.
Cette gratification peu prendre plusieurs formes. À une époque
c’était le soulagement de la conscience. De nos jours
c’est le plaisir du don qu’on met de l’avant.
À la fin d’une conférence sur le don à
des bénévoles, un homme s’est approché
du micro et m’a dit : « Je ne sais pas pourquoi vous
parlez du don. Quand je fais du bénévolat, ce n’est
pas un don; je le fais pour mon plaisir. » Ce faisant, il
offrait un double don au receveur : le service qu’il lui rendait,
et le fait de le dispenser d’un retour qu’il était
incapable de faire, de le dispenser de ressentir l’envie de
lui donner.
Est-ce un retour? Certes, mais ce qu’il faut noter, c’est
que ce retour ne vient pas du receveur. C’est une distinction
essentielle qui fait que ce don perd sa dimension agonistique. Il
ne se situe plus dans la réplique. Mais ce retour peut avoir
pour conséquence de rendre le don acceptable pour le receveur.
Aujourd’hui on a remplacé le don fait par devoir par
le don fait par plaisir. Que ce soit par devoir ou par plaisir,
l’important c’est, paradoxalement, de ne pas le faire
pour le receveur, chaque fois que ce dernier se trouve dans l’impossibilité
d’entrer dans le jeu de la réplique.
3. Rôle des intermédiaires comme vous
Le don aux inconnus, souvent, peut circuler positivement à
cause des intermédiaires. N’oublions pas qu’ils
sont, chronologiquement, les premiers receveurs, et que ce statut
est important pour les donneurs. Ils attendent d’alleurs souvent
un retour d’eux (voir A.Henrion, 2003, p. 99 pour le don du
sang). Les intermédiaires font souvent en sorte que le don
soit recevable par le receveur à qui le don est destiné,
parce que ce sont eux qui sollicitent, eux qui font la demande,
et eux qui peuvent ainsi absorber en quelque sorte la dimension
négative du don unilatéral, celle qui signifie l’impossibilité
de donner pour le receveur.
Au point où le receveur pourra parfois, grâce à
ces intermédiaires, transformé le don en un dû.
4. Ou lui donner un sens positif
Tous ces moyens diminuent l’aspect négatif potentiel
du don. Mais ce qui est préférable, c’est que
le receveur soit perçu comme donneur et puisse donner. Cela
se produit selon différentes modalités. Et les intermédiaires
peuvent ici aussi jouer un rôle important.
Ainsi, un organisme de placement pour les aveugles affirme travailler
dans un esprit d’efficacité, de plus-value pour les
entreprises, et non de charité envers les aveugles. Les aveugles
sont très contents de cette approche, ce qui peut paraître
étonnant à première vue, puisqu’ils affirment
travailler pour les entreprises et non pour eux, les aveugles. «
Un handicapé change l’atmosphère d‘une
entreprise, vous n’avez pas idée. C’est une force.
» me dit le directeur de l’organisme. (colloque HEC
sept. 98). On ne met en avant que son utilité, ce qu’il
donne, pas ce qu’on lui donne. Mais ces derniers sont satisfaits
parce qu’on leur donne en fait ce dont ils sont le plus privés:
la possibilité de donner; on ne les regarde plus comme des
receveurs ayant besoin d’aide, mais comme des membres utiles
à la société, comme une ressource (sic); C’est
en étant utilitaire que, souvent, on donne le mieux. Mais
cette méta-intention d’aider les handicapés
est évidemment présente, mais on n’en parle
pas. Le non-dit du don prend toutes sortes de détour. Le
dernier no de l’Agora (article de Al Etmanski, et plusieurs
autres) , et ce colloque nous fournit de nombreux exemples extraordinaires
de cet approche.
Rejoint l’abbé Pierre qui raconte que son mouvement
Emmaüs est né le jour où un ex-prisonnier voulant
se suicider est venu lui demander de l’aide. L’abbé
Pierre lui a répondu : « Pour l’instant, viens
m’aider à trouver un logement à cette famille,
demain on parlera. » "Sans réflexion, sans calcul,
j'ai fait, pour ainsi dire, le contraire de la bienfaisance. C'est
alors qu'Emmaüs est né." (Le RU, Hervé,
1986, p.19)
5. Le retour peut aussi être dans le lien lui-même,
dans la valeur de lien. Ce retour vient, lui, du receveur, même
si ce dernier ne donne rien d’utile. Ainsi, une personne recevant
les services d’une bénévole nous disait :«
Il aime venir me voir, je le sais ». Le plaisir du don pour
le donneur est alors attribué au receveur par lui-même,
autre façon de se dispenser d’entrer dans le jeu de
la réplique lorsque ce n’est pas possible.
6. Enfin on peut aussi le faire par solidarité. L’esprit
de solidarité est très intéressant, il ne détruit
pas l’identité parce que la solidarité transmet
au receveur le double message suivant : je te donne parce que nous
sommes semblables, et étant semblables, cela signifie que
rien ne dit que je ne pourrai pas avoir moi aussi besoin de toi
à mon tour. Tu es dans une mauvaise passe maintenant, mais
cela peut aussi m’arriver. Donc nous sommes semblables. Le
retour est donc possible, car je sais que tu ferais la même
chose si les situations étaient renversées. Et nous
avons vu combien cette vision était réaliste et combien
le receveur avait la mémoire longue avec l’Éthiopie
et, dans une moindre mesure, la tempête de verglas.
Ce cas de figure s’applique notamment au don d’urgence
en cas de catastrophe. L’esprit de solidarité y neutralise
les effets négatifs du don.
Conclusion
On est peut-être à un point tournant: la fin de l’humanité
comme on l’entend, celle qui accorde plus d’importance
aux liens qu’aux biens. Fukuyama se pose cette question dans
son dernier livre (Le dernier homme).
Comme si les humains s’intéressaient maintenant plus
aux biens qu’aux liens. Or tous les grands penseurs l’ont
constaté : les liens sont plus importants que les biens.
Qu’est-ce qu’on perdrait si cela se produisait? Tout
ce qui est décrit dans ce numéro du magazine L’Agora
(vol 10 no 2, automne 2001) notamment. Ce qui nous tient ensemble,
ce qui nous nourrit, souvent dans tous les sens.
La philia, l’amitié, la valeur du lien voulu pour
lui-même, du lien non fonctionnel, non rationnel, non logique…
si on le voit comme un instrument. On perdrait le don, on ne ferait
plus l’expérience d’être dépassé
par ce qui passe par nous.
L’appât du don est aussi important que l’appât
du gain.
Je termine comme j’ai commencé, avec Aristote, qui
se demandait comment il se fait que les donneurs aiment souvent
plus les receveurs que l’inverse, ce à quoi on devrait
s’attendre rationnellement. Dans les mots d’Aristote
:
«Les bienfaiteurs aiment plus vivement, semble-t-il, leurs
obligés, que ceux-ci n'aiment ceux qui leur ont fait du bien.
Il y a là comme une offense à la raison qui mérite
examen.» (p.246). C’est cet examen que nous avons essayé
d’entreprendre ici.
Cette idée de l’appât du don, si on la prend
au sérieux, conduit à renverser le sens de la question
qu’on pose habituellement à propos du don en partant
du postulat de l’intérêt, de l’appât
du gain.
On ne se demande plus pourquoi on donne, mais pourquoi on ne donne
pas, pourquoi on résiste à cette impulsion, à
ce plaisir qui active les mêmes régions du cerveau
que le chocolat !»
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