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Dans la continuité d'un processus long de mondialisation, la
globalisation exprime une rupture dans les modes de valorisation des
capitaux dont l'une des expressions, la privatisation des "biens
publics" (santé, formation, éducation, savoir,
patrimoine biologique, patrimoine naturel, patrimoines culturels et
artistiques, patrimoines urbains), ne peut pas être comprise
comme simple extension de la logique marchande à un secteur
jusque là protégé. Loin de voir réapparaître
l'économie de marché -mythe d'une société
atomisée d'individus égaux - face au déclin de
l'État, l'enjeu de cette privatisation est l'appropriation
monopoliste des droits de propriété sur le vivant, sur
la reproduction de la vie biologique et sociale de l'humanité.
Les stratégies des grandes entreprises multinationales dans
les secteurs de haute technologie sont relativement éclairantes
. Ces entreprises visent de plus en plus à recentrer leur
activité à deux niveaux : celui du "contrôle"
des connaissances (brevets, licences), celui de la "production"
de la clientèle (marketing, communication, publicité)
, en même temps qu'elles visent à céder les
usines de production. La propriété des "moyens
matériels de production" semble ainsi de moins en moins
au cœur des stratégies de globalisation des firmes.
Le cas de l'industrie pharmaceutique, qui connaît des taux
de rentabilité parmi les plus élevés et les
plus réguliers, est certainement très exemplaire.
Les choix des laboratoires pharmaceutiques sont largement déterminés
par les impératifs du capital financier : ce qui compte c'est
le "pipe-line", c'est à dire le temps qui s'écoule
entre les essais cliniques et la mise sur le marché de nouveaux
médicaments. Un tel critère de financement de la recherche
influence tant le tri des molécules, que les choix des méthodes
de la recherche . A la contrainte imposée par le capital
financier sur les temps de valorisation de la recherche s'ajoute
une deuxième contrainte, à savoir, l'existence d'une
demande payante. Les orientations de la recherche sont définies
prioritairement en fonction des besoins des clientèles à
fort pouvoir d'achat, ainsi, des champs entiers de la recherche
dans les secteurs peu rentables, notamment, mais pas seulement,
dans le domaine des maladies tropicales, sont délaissés.
Mais encore, en contradiction avec le discours dominant suivant
lequel nous vivrions une phase de grande accélération
du processus d'innovation, les données sur les découvertes
de nouveaux médicaments indiquent une forte décroissance
du rythme d'invention depuis 1975 , marquant une inversion de tendance
par rapport à la dynamique enclenchée depuis les années
30. En revanche, on constate la démultiplication du nombre
de brevets déposés et un allongement important de
leur durée . Parallèlement, un glissement fondamental
a lieu avec le passage de la brevettabilité des applications
à la brevettabilité des idées et aux brevets
sur le vivant.
Dans ce contexte, l'épidémie du Sida a d'une part,
montré la faiblesse des organismes internationaux tel l'OMS
-censé être porteur de l'intérêt public
et garant de l'accès pour tous à la santé-
face au pouvoir des grands laboratoires pharmaceutiques . D'autre
part, elle a été l'occasion de l'émergence
de formes de résistances multiples et originales. Dans les
pays occidentaux, les malades, en sortant de leur assignation à
être des simples consommateurs - clients, ont imposé
leur présence active et leur participation aux processus
de définition des protocoles des essais cliniques. Dans les
pays du sud, la mobilisation s'est organisée en faisant valoir,
contre l'arrogance des Etats-Unis et des grands laboratoires pharmaceutiques,
les droits de ces Pays à produire dans leurs propres usines
les médicaments génériques, leurs droits aux
importations parallèles et aux licences obligatoires .
Un conflit qui est loin d'être résolu et qui est aussi
l'expression de la nouvelle fracture Nord/ Sud dans l'économie
globalisée : en même temps que l'activité des
entreprises capitalistes se polarise dans la "Triade"
et dans les nouvelles économies émergentes, le pouvoir
qu'exerce le capital globalisé dans les pays du sud ne relève
plus essentiellement de l'"échange inégal"
mais est immédiatement pouvoir de décréter
qui a accès aux savoirs, à la santé, qui a
droit à la vie, et cela par le resserrement des dispositifs
de la propriété intellectuelle .
Dans les pays occidentaux, les débats autour de la privatisation
de l'Université et de la recherche dénoncent les risques
qu'impliquent des politiques de la recherche contraintes par les
critères de rentabilité financière et qui favorisent
ainsi prioritairement les savoirs immédiatement brevetables
: c'est la recherche fondamentale qui est menacée, des domaines
de la recherche sont abandonnés, mais aussi, des savoirs
sont détruits alors que d'autres, qui relèvent de
l'intérêt public, sont maintenus dans le domaine privé
par le système des brevets.
En fait, les batailles autour de la propriété intellectuelle
ne se limitent pas aux savoirs dans le domaine de la santé
et elles prennent d'autant plus d'ampleur que les nouvelles technologies
de l'information et de la communication modifient radicalement les
conditions de production et de diffusion de tout savoir. Le coût
de reproduction d'un logiciel étant pratiquement nul, seul
un régime "policier" de contrôle du respect
des droits de propriété intellectuelle peut bloquer
la libre circulation des savoirs, en même temps que l'allongement
de la durée de ces droits ralentit le rythme de l'invention.
Les procès engagés par les grandes multinationales
contre la diffusion des œuvres musicales sur le net, la démultiplication
des plaintes contre la diffusion libre des œuvres d'une part,
les batailles européennes contre le brevet logiciel, la démultiplication
des licences "libres" suivant le principe du copyleft
, le développement d'une culture "hacker" d'autre
part, révèlent un déplacement nécessaire
des lieux des conflits et leur transformation, car les mutations
du capitalisme comportent une révolution nécessaire
dans le régime de la propriété intellectuelle
et dans le concept de propriété tout court.
Nous avons essayé d'appréhender cette "discontinuité"
dans la continuité du processus de mondialisation capitaliste
à travers le concept de "capitalisme cognitif"
: une phase nouvelle et révolutionnaire du capitalisme comparable
à celle qui a marqué le passage du premier capitalisme
au capitalisme industriel et dans laquelle la sphère de production
de connaissances (scientifiques, artistiques, philosophiques, culturelles,
langagières…) devient une sphère d'accumulation
en soi pour le capital. Critiques vis-à-vis d'une approche
strictement "cognitiviste", qui substitue au paradigme
du travail celui de la connaissance, nous interrogeons de manière
critique le concept même de bien public et investiguons les
modes de production des connaissances.
Dans cette perspective analytique, le cas du logiciel libre présente
un intérêt majeur et cela pour au moins quatre raisons.
La première tient au fait que s'agissant de production logicielle,
la distinction qui fondait le système de la propriété
intellectuelle, à savoir la distinction entre
propriété artistique et littéraire d'une part
et propriété industrielle de l'autre, entre invention
(relevant du domaine public) et innovation ( les applications brevetables)
ne sont plus pertinentes, car avec la production de logiciels la
distinction entre "procédé logiciel" et
"méthode intellectuelle", entre invention et réalisation,
entre l'idée et sa forme, devient problématique. L'impossibilité
de maintenir une logique dualiste est aussi fondée sur le
fait que le milieu numérique (contenus et outils) engendre
une redistribution fondamentale des rapports entre réception
et production, positions historiquement disjointes dans la culture
de l'imprimé et de l'enregistrement. Grâce à
l'outillage numérique, aujourd'hui réceptionner c'est
immédiatement retraiter l'information reçue par couper
- coller - agencer - ajouter. Car, pour la première fois
dans l'histoire des techniques expressives, l'outil de production
et le système de réception sont les mêmes :
un ordinateur branché sur le réseau. La forme de production
du "logiciel libre" emprunte précisément
la voie de ce réemploi permanent de sources déjà
constituées et adaptées dans les différents
contextes par les développeurs. Il s'ensuit de profondes
modifications de la notion d'auteur (individuel ou collectif) ainsi
que des formes de propriétés afférentes .
La deuxième raison relève de la notion de "liberté"
de circulation des connaissances que fonde la culture du logiciel
libre et des conséquences de cette liberté sur l'évolution
des connaissances. Loin d'être un phénomène
à la marge de l'économie, les logiciels libres se
sont imposés sur les marchés en menaçant le
pouvoir monopoliste détenu par Microsoft. La supériorité
du logiciel libre par rapport au logiciel propriétaire ne
repose pas seulement sur son moindre coût (voire sur sa gratuité)
mais aussi et avant tout sur les performances techniques que permet
l'ouverture des codes sources et la possibilité qui est donné
à chaque usager / coopérant d'apporter des modifications
et de les diffuser. Ainsi, la coopération libre garantit
des rythmes d'innovation soutenus et des solutions plus fiables.
La troisième raison a à voir avec les formes de coopération
qui émergent dans les communautés du libre et qui
sont irréductibles aux formes de coopération d'usine
propres à la logique de la reproduction matérielle
de marchandises du capitalisme industriel. Les logiciels libres
permettent la libération des forces de coopération
sociale à l'intérieur même du marché
et des institutions capitalistes mais comme forces qui lui résistent
et qui ne peuvent être subsumées par le capital qu'au
prix de la perte de leur puissance créatrice. Ils constituent
une forme puissante de résistance au nouveau mouvement d'"enclosures"
que représente l'extension et le durcissement du régime
des droits de propriété intellectuelle.
Finalement, une quatrième raison relève du fait qu'à
l'origine du logiciel libre il y a une innovation institutionnelle
: les licences libres. Elles comportent un renversement des principes
qui fondent les systèmes de la propriété intellectuelle,
tout en restant à l'intérieur de ce même système
et en garantissant le respect des droits de l'auteur.
Dans les paragraphes qui suivent nous essayerons de développer
l'analyse de ces caractéristiques d'un logiciel libre qui
le distinguent d'un logiciel propriétaire. Cette démarche
nous permet d'avancer sur le terrain d'une critique des fondements
économiques des droits de propriété intellectuelle
mais aussi, elle nous oblige à repenser tant la spécificité
de la connaissance par rapport aux marchandises, que la notion de
richesse et les modes de sa production et répartition.
Les logiciels libres : une innovation juridique
"Un logiciel libre vous garantit plusieurs libertés
:
• la liberté d'utiliser le logiciel, pour quelque usage
que ce soit (liberté 0)
• la liberté d'étudier le fonctionnement du
programme, et de l'adapter à vos propres besoins (liberté
1). L'accès au code source est une condition pour tout ceci
• la liberté de redistribuer des copies de façon
à pouvoir aider votre voisin (liberté 2)
• la liberté d'améliorer le programme, et de
diffuser vos améliorations au public, de façon à
ce que l'ensemble de la communauté en tire avantage (liberté
3). L'accès au code source est une condition pour tout ceci.
Avec un logiciel libre, vous avez le plat, la recette, le droit
de redistribuer (ou de vendre) le plat, la recette, et même
de la modifier." (http://www.april.org/articles/intro/ll.html)
Ces quatre libertés définissent, en même temps
que les spécificités d'un logiciel libre par rapport
à un logiciel propriétaire, les principes éthiques
qui fondent les communautés de développeurs /utilisateurs
de logiciels libres et le mode opératoire de la production
/circulation de ceux-ci .
Frédéric Couchet, développeur, fondateur et
aujourd'hui président de l'April, Association pour la Promotion
et la Recherche en Informatique Libre, en parlant de l'époque
où, étudiant, il découvrait les logiciels libres
à l'Université, nous raconte :
"On travaillait dans un environnement où on partageait
tout et on disposait des codes sources des outils avec lesquels
on travaillait. On ne savait pas pourquoi, mais on avait ainsi accès
à tout, notamment au niveau des logiciels. Il n'y avait pas
de secrets de fabrication et il y avait un esprit d'apprendre ensemble".
La condition institutionnelle préalable à l'épanouissement
des réseaux de coopération et à la production
du logiciel libre a été une innovation juridique :
la General Public Licence (GPL). Cette licence formalise, du point
de vue du droit de la propriété intellectuelle, l'éthique
de la libre circulation des connaissances comme condition préalable
à la coopération et à l'accroissement virtuellement
infini d'un "fond commun", suivant l'expression de Torsten
Veblen chère aux communautés du libre.
Loin de transgresser aux principes de la propriété
intellectuelle, la GPL détourne ces principes pour réaffirmer,
contre la logique des droits d'auteur, les droits "de l'auteur"
et du public : à la fois, la reconnaissance par la communauté
de l'apport singulier de chacun et le respect du principe éthique
de la libre circulation des connaissances. Elle se rapproche, dans
l'esprit, du projet élaboré pendant le Front Populaire
par Jean Zay sur la propriété littéraire et
artistique : garantir l'intérêt de l'auteur mais aussi
celui de la collectivité .
Le "logiciel libre" met en avant les principes de diffusion
libre des sources et de liberté de réutilisation /modification
de celles-ci. En effet, la GPL renverse l'usage établi du
monopole de l'auteur sur son œuvre, sans pour autant mettre
en cause les droits de propriété intellectuelle. Ainsi,
le logiciel libre s'écarte de la logique classique de la
propriété en rendant l'usage libre : le propriétaire
ne défend pas ses droits d'auteur dans le but de contrôler
la diffusion et les usages de l'œuvre. Au contraire, il utilise
ses droits pour permettre une appropriation libre de son bien par
d'autres. Ainsi, la licence de copyleft utilise les lois du copyright
non de manière à privatiser le logiciel mais de manière
à le laisser "libre". De par ce renversement du
principe du droit sur la propriété intellectuelle,
le modèle du logiciel libre reconnaît le rapport nouveau
entre producteur et utilisateur -client et intègre l'utilisateur
-client comme agent actif du processus créatif.
Si les connaissances évoluent dans un environnement ouvert,
si elles sont le produit d'une coopération entre producteur
et utilisateur, autrement dit, si la circulation/ diffusion des
connaissances participe de leur production, est-ce que la notion
de bien public est adéquate pour caractériser la connaissance
par rapport aux marchandises ?
Le statut de la connaissance /invention : bien public ou
bien commun ?
Que l'invention ne soit pas un produit comme les autres est affirmé
par l'économie depuis 1962. Arrow faisait remarquer la difficulté
pour la science économique d'intégrer la spécificité
de l'invention car il s'agit d'une ressource "indivisible",
"inappropriable" de manière privative, et de ce
fait s'élevant au statut d'un bien public.
Mais encore, les inventions et les connaissances s'opposent, point
par point, et de manière bien plus radicale, aux marchandises
matérielles. Ces dernières sont tangibles, appropriables,
échangeables, consommables, tandis que les premières
sont intelligibles, inappropriables, inéchangeables, inconsommables.
Les connaissances sont des biens gratuits mais aussi indivisibles
et infinis. Inappropriable signifie que la connaissance, assimilée
par celui qui l'acquiert, ne devient pas pour autant sa propriété
exclusive et trouve même dans son caractère partagé
sa légitimité. Seules les marchandises matérielles
impliquent nécessairement une appropriation individuelle,
puisque leur consommation les détruits, ce qui rend impossible
leur jouissance par quelqu'un d'autre. Elles sont des "biens
rivaux" : la possession implique l'opposition de ceux qui y
prétendent. Elles ne peuvent être que "à
moi ou à toi" et la tentative de les mettre en commun
échoue systématiquement face à la nature de
l'objet.
Le fait que la connaissance soit inéchangeable découle
de son caractère indivisible et "inappropriable".
Nous ne pouvons pas échanger une connaissance contre une
autre car, non divisible, la connaissance ne connaît pas d'équivalent.
Dans l'échange économique, chacun, comme nous l'enseigne
l'économie politique, trouve son compte, mais en aliénant
ce qu'il possède. Dans l'échange de connaissances,
celui qui les transmet ne les perd pas, il ne s'en dépouille
pas en les socialisant, au contraire, leurs valeurs augmentent en
organisant leur diffusion et leur partage . Le concept d'échange,
construit sur le penchant à échanger smithien, est
donc inadéquat pour rendre compte de la communication de
connaissances. La transmission d'une connaissance n'appauvrit en
rien celui qui la possède, au contraire, sa diffusion, au
lieu de "dépouiller son créateur", contribue
à en augmenter la valeur. L'invention (et la connaissance)
n'est donc pas consommable selon les critères établis
par l'économie politique. Seul l'échange de bien matériels
conduit à satisfaire les désirs par la "consommation
destructive" des produits échangés. La consommation
de connaissance n'est pas destructrice, mais créatrice d'autres
connaissances à l'ampleur de diffusion variable : la circulation
devient le moment fondamental du processus de production.
Plutôt que des biens publics, les connaissances constituent
des biens communs. Les biens communs ne sont pas seulement des biens
inappropriables, indivisibles et donc collectifs comme l'eau, l'air,
la nature. Ils sont crées et réalisés selon
les modalités que Marcel Duchamp utilise pour parler de la
création artistique. L'œuvre d'art est, en effet, pour
moitié le résultat de l'activité de l'artiste
et pour l'autre moitié le résultat de l'activité
du public, celui qui regarde, lit, écoute. Les règles
de "production, circulation et consommation" des biens
communs ne correspondent pas à celles de la coopération
d'usine et de son économie.
Les connaissances et l'invention, en tant que biens communs, ont
deux propriétés remarquables :
1) elles se soustraient à la logique de la rareté
et de la mesure économique puisque, même si elles peuvent
s'accumuler, se substituer et se détruire comme les marchandises,
elles sont régies par des lois spécifiques ;
2) l'"échange" n'entraîne pas un sacrifice,
dans le sens économique du terme, mais une "addition
réciproque". Ce rapport est "gratuit", ce
qui ne signifie pas qu'il ne coûte rien, mais que le principe
de fonctionnement de la mémoire -outil de production des
connaissances- est "anti-économique". Seul un pouvoir
arbitraire- tel le régime policé de la propriété
intellectuelle- peut empêcher l'usage public des connaissances
acquises. Ce pouvoir arbitraire introduit un principe de rareté
artificiel dont la fonction est anti-productive puisqu'il parvient
ainsi à stériliser l'agencement collectif de production
et la diffusion des connaissances.
Cependant, le régime de la propriété intellectuelle
trouverait sa légitimité dans les critères
d'incitation. L'hypothèse étant qu'en l'absence d'une
incitation pécuniaire personne aurait de motifs pour s'investir
subjectivement dans une activité créatrice.
Recherche du profit ou de la joie de co-créer ?
L'économie du logiciel libre a seulement tardivement attiré
l'attention des économistes. Pour certains (J.Lerner et J.Tirole
), le logiciel libre "n'existe pas", c'est à dire
qu'il ne constitue en rien une exception qui invaliderait les hypothèses
fondamentales de la science économique, et notamment celles
suivant lesquelles tout individu est guidé par le désir
égoïste et seule l'espérance d'un profit est
le mobile de son investissement subjectif dans la création
et l'invention. L'engagement des développeurs du libre se
réduirait alors à un simple investissement pour la
valorisation de soi en tant que capital humain afin d'améliorer
ses propres conditions d'employabilité ou d'accroître
ses propres possibilités d'accéder à des stocks
options.
Suivant l'analyse schumpeterienne , le profit est le résultat
de l’activité entrepreneuriale innovante et c’est
la perspective du profit qui constitue l’incitation à
innover : le "mobile" de la dynamique du capitalisme repose
en définitive sur le profit. Par les jeux de la concurrence
dynamique, l'innovation se diffuse par imitation et avec elle le
profit. Mais en se diffusant, le profit disparaît comme profit
de l’entreprise pour réapparaître comme richesse
sociale sous forme d’un progrès technique. Le processus
de diffusion joue ainsi un rôle fondamental pour que la richesse
potentielle d’une découverte ou d’une invention
soit "appropriable" par la société. Cependant,
si les mécanismes de la concurrence ne fonctionnent pas,
le profit peut rester "bloqué" dans l’entreprise
et il s’apparentera alors plutôt à une "rente
de monopole".
Cette perspective théorique préfigure le débat,
développé à la suite de l’ouvrage pionnier
de Arrow , sur la spécificité de la connaissance,
en tant que bien public, et sur le régime propriétaire
(système des brevets et des droits de propriété
littéraire et artistique). En l'absence d'un système
de droits régissant la propriété intellectuelle,
garantissant une protection temporaire de la création et
donc une rente temporaire, les créateurs ne seraient pas
incités à créer et diffuser leurs créations,
ce qui comporterait une situation macroéconomique sous-optimale.
Le droit de la propriété intellectuelle assurerait
la compatibilité, autrement impossible, entre intérêt
individuel et intérêt de la collectivité.
Cette approche pose aujourd'hui un certain nombre de problèmes
théoriques et politiques qui tiennent tout d'abord à
la distinction qui est opéré entre invention et innovation.
Si chez Schumpeter l'invention ne relève pas de l'économique,
l'économique ne commençant qu'avec l'innovation, donc
avec l'application industrielle de l'invention, chez Arrow, il existe
une ambiguïté avec un glissement sémantique entre
invention et innovation. Un glissement dont les conséquences
théoriques ne sont pas des moindres. Comme nous l'avons souligné
ci-dessus, la frontière entre invention et innovation, entre
l'idée et sa forme deviennent de plus en plus floues en général,
et de manière très problématique dans le cas
de la production logicielle. Le risque -qui n'est déjà
plus un risque mais une réalité dangereuse- étant
alors d'une extension des droits de la propriété intellectuelle
des applications aux idées.
C'est en ce sens que se qualifié l'hypothèse du passage
du capitalisme industriel au capitalisme cognitif : la valorisation
des capitaux repose de plus en plus sur une prise de contrôle
direct sur la production des idées et la "clôture"
de celles-ci, autrement dit, par la production d'une "rente
de monopole", celle dont parlait Schumpeter, empêchant
le progrès social par l'appropriation de tous des découvertes
et des inventions, par leur développement potentiellement
continu et sans limites. En d'autre terme, le capitalisme cognitif
serait ce processus de subsumption de l'économie de la connaissance,
en tant qu'économie de l'abondance.
Le deuxième problème théorique tient au fait
que, en ayant considéré l'invention en dehors du champ
de l'économique, la science économique nous laisse
complètement dépourvus d'outils d'analyse de la production
des connaissances, et de ses modes de production, lorsqu'il ne s'agit
pas d'applications industrielles.
Le troisième problème est celui du rôle moteur
de l'entreprise et du profit comme mobile dans le processus de production
des connaissances.
L'histoire du logiciel libre semble démentir radicalement
les théories économiques en niant tant le rôle
moteur de l'entreprise capitaliste que celui du profit comme raison
et motif qui impulse l'innovation. Le comportement égoïste
de valorisation de soi comme capital humain semble difficilement
pouvoir rendre compte de l'histoire de milliers de développeurs
bénévoles engagés dans la production de logiciels
libres. Il ne s'agit pas ici de recomposer et retracer cette histoire
dans tous ses moments et complexités , mais de restituer
les quelques passages qui forgent le projet, en tant que projet
éthique (permettre la libre circulation des savoirs), projet
social (ouvrir les possibilités d'une coopération
libre) et projet politique (détourner les institutions capitalistes
de la propriété intellectuelle).
Les premiers moments de cette histoire remontent au début
des années 1970, lors de l'invention, dans les universités
américaines, de UNIX, un système d'exploitation rendant
possible la coopération. Au début des années
80, Richard Stallman, informaticien et hacker au MIT, a lancé
le projet d'un système d'exploitation de type UNIX reposant
intégralement sur des logiciels libres et il a crée
en 1985 la FSF (Free Software Foundation), une association ayant
pour but le développement du logiciel libre. Le logiciel
libre comme forme de résistance radicale à la logique
privative et marchande des entreprises du secteur. Les quatre principes
de liberté sont alors affirmés comme condition nécessaire
pour que le logiciel libre puisse devenir "un projet auto-organisé,
dans lequel aucune innovation ne serait perdue à travers
l'exercice des droits de propriété" (Eben Moglen).
Au début des années 1990, le projet connaît
une étape fondamentale de son histoire avec l'apport essentiel
de Linus Torvalds : c'est la naissance du GNU/Linux. Comme le soulignent
à juste titre Moineau et Papathéodorou, le projet
n'aurait pas pu voir le jour sans le développement d'Internet
: les réseaux de hackers peuvent s'étendre dans un
espace potentiellement planétaire, et avec les réseaux
c'est la philosophie du libre qui se diffuse, celle de la libre
circulation des connaissances, celle de la coopération.
Le travail bénévole de milliers de hackers a produit
une réalité économique qui constitue la véritable
et seule alternative au monopole de Microsoft et menace aujourd'hui,
de par la diffusion de sa philosophie, d'autres monopoles de droits
de la propriété intellectuelle.
" Les faits prouvent - écrit Moglen- qu'il y avait une
erreur dans la métaphore de l'incitation. […]D'après
la vision de l'écononain, chaque être humain est un
individu possédant des "motivations" qui peuvent
être rétrospectivement exhumées, en imaginant
l'état de son compte en banque à des moments différents.
Ainsi, de cette manière, l'écononain est obligé
d'objecter que sans les règles que je tourne en dérision,
il n'y aurait pas de motivation pour créer ce que ces règles
traitent comme de la propriété".
Quelques extraits des interviews réalisés lors de
l'enquête qualitative de terrain peuvent illustrer les propos
de Moglen :
"Ce n'est pas un intérêt financier, mais plutôt
un intérêt qui ressemble à celui de la recherche
scientifique […] dans le libre il y a énormément
de travail bénévole […] Il y a peut-être
une autre façon d'envisager la création de la valeur
dans la société. La somme des richesses qui ont été
crée chez Debian … c'est stupéfiant ! Des millions
de lignes de code. C'est une richesse crée de façon
nouvelle. C'est une autre façon de voir le travail. Un jour,
peut-être, ça remettra en cause la façon de
travailler dans l'entreprise et l'entreprise elle-même "
(Christophe Le Bars )
"La première motivation c'est la passion, les programmeurs
sont comme des musiciens. Si on vivait dans une société
de l'abondance il ne serait pas nécessaire de payer les programmeurs…ils
feraient de la programmation pendant douze heures par jour, comme
ils le font maintenant. […] Pour certains, ce sont des motivations
politiques, d'autres personnes sont attirées par le côté
"artistique" de la programmation […] Tout se passe
au niveau de la coopération. Les taches sont réparties
suivant un processus pas très formel car on ne peut pas assigner
des taches de façon autoritaire. […] Notre travail
est gratuit parce que c'est en même temps un temps de loisir
" (Stéphane Bortzmeyer )
"Je suis arrivé à Linux par des intérêts
intellectuels. Je pouvais descendre dans le système puisque
les limites n'étaient que les limites de ma connaissance.
Il n'y avait pas d'autres limites (posés par la propriété,
par exemple). J'avais accès à tout. C'est donc l'attrait
de la connaissance. […] Il y a pas mal d'étudiants,
des gens très jeunes, de moins de 25 ans et toute une fraction
de plus de 45 qui sont venus là pour des questions presque
idéologiques, pour l'aspect communautaire. L'attrait principal
ce n'est pas la carrière, c'est presque l'orgueil d'être
un hacker. L'attrait est plus intellectuel, que financier."
(Thierry Laronde )
Déjà au début du vingtième siècle,
Gabriel Tarde mettait en exergue le rôle des passions, du
désir de savoir, le plaisir d'apprendre ensemble, dans l'émergence
du nouveau . Ce sont beaucoup plus les besoins de connaître,
la curiosité, que les besoins organiques qui incitent les
progrès de l'humanité. C'est le pouvoir de création
des hommes, lorsqu'ils coproduisent en composant leurs différences
selon une logique immanente à leur coopération sympathique
qui constituent un véritable moteur de l'histoire sociale
et économique. C'est par la capacité de combinaison
et d'association des forces, par leur capacité d'agir ensemble,
que le progrès économique a lieu. Ce sont l'action
commune, l'esprit de combinaison, la capacité d'agencement
qui s'expriment dans l'invention et dans la coopération,
qui créent quelque chose de nouveau, un surplus. Chez Tarde,
le travail est source de peine, alors que l'activité d'invention
est source d'une grande joie. Dans chaque activité, qu'elle
soit matérielle ou immatérielle, il distingue la joie
que procurent l'invention et la coopération, de la tristesse
que génère le travail de répétition
dans la reproduction. Ce n'est donc pas la soif d'enrichissement,
mais bien plutôt le refus de la tristesse et la recherche
de la joie dans l'invention et la coopération qui poussent
les hommes à se libérer de la nécessité
du travail. Et ce n'est pas justement la liberté de partager
et de co-créer, la liberté d'accéder ensemble
à cette joie, qui sont les fondements de cette invention
majeure qui est la culture du libre ? La force qui anime la coopération
dans les communautés du libre n'est pas celle de l'intérêt
égoïste, mais celles des passions. Les passions ne sont
pas seulement "rivales", mais aussi "sympathiques".
Les finalités de l'action ne sont pas "économiques",
mais passionnelles et sociales. C'est la théorie de l'homo
œconomicus qui est en discussion pour appréhender les
justifications et les incitations au sein des communautés
du libre.
En guise de conclusions : liberté et gratuité
Détourné des fonctions de production, le capital globalisé
se présente aujourd'hui comme gestionnaire de portefeuilles
de titres de "propriété intellectuelle",
comme producteur de la rareté par la "clôture
des biens communs" . Comme l'argumente Michel Vivant , si la
fonction du droit est souvent de gérer la rareté,
aujourd'hui il semble plutôt la fabriquer.
Si l'économie est la science de l'allocation optimale des
ressources rares, et si la rareté n'est pas une condition
naturelle mais un produit du droit, il apparaît nécessaire
de jeter les bases d'une réflexion pour des nouveaux droits
et une nouvelle économie, c'est-à-dire une différente
manière de penser la richesse.
L'économie du logiciel libre nous permet de préfigurer
cette autre économie, non plus fondée sur la rareté
mais sur l'abondance, la libre circulation des savoirs étant
la condition d'une production virtuellement infinie de richesse.
L'ambiguïté que porte en lui le terme anglais qui distingue
un logiciel libre d'un logiciel propriétaire -free software-
peut être un angle d'approche de ces questions.
Le terme en anglais, "free" software, renvoie à
deux concepts différents : liberté et gratuité.
Les communautés du logiciel libre insistent sur le fait qu'un
logiciel libre se définit par la liberté plutôt
que par la gratuité, ainsi, affirme Richard Stallman : "Free
(software) means free as in "freedom", not as in "free
beer". Ceci veut dire qu'il peut y avoir des logiciels propriétaires
qui sont gratuits, les freeware, tel est le cas de certains logiciels
Microsoft. En même temps, un logiciel libre peut ne pas être
gratuit. Cette distinction est fondamentale car problématique.
Cependant, il est important de souligner que lorsqu'on parle de
prix associé à l'usage d'un logiciel libre, cela concerne
le service et non pas le logiciel. L'accès gratuit à
un logiciel propriétaire accroît la dépendance
de l'utilisateur vis-à-vis de la gamme de logiciels proposés
par la firme productrice, alors que l'accès, même si
payant, à un service sur un logiciel libre, produit les conditions
de son indépendance. Ce n'est donc pas la gratuité
qui est importante, mais les possibilités qu'ouvre la liberté
d'accéder, de modifier et de diffuser le code source et les
améliorations, et cela à titre gratuit ou pas peu
importe, pourvu que les codes sources restent ouverts et tous les
principes de liberté soient respectés.
Un logiciel libre met l'utilisateur dans une situation potentielle
-car cela demande un engagement spécifique de l'utilisateur
- de liberté et d'indépendance. Lors de notre enquête
de terrain, un entrepreneur proposant des services informatiques
uniquement dans le domaine du libre, soulignait le caractère
paradoxal de son activité : il s'agit d'apprendre au client
le bon usage de la liberté, lui apprendre l'indépendance
vis-à-vis du fournisseur de services, devenir co- producteur.
Si la distinction entre liberté et gratuité est claire,
leur séparation - liberté sans gratuité- est-elle
compatible avec une économie de l'abondance ? La science
économique nous apprend que tout bien étant abondant
n'a pas de prix, il est "non-économique", et les
économistes pouvaient utiliser l'exemple de l'air pour exemplifier
leurs propos. Le prix est une mesure de la rareté.
Nous avons essayé de démontrer qu'en l'absence d'un
régime propriétaire, la connaissance peut être
assimilée à un bien non rare, car indivisible, inéchangeable,
inconsommable, incommensurable et non-rival. Il nous semble alors
légitime de se demander si la gratuité n'est pas au
fond la forme adéquate de l'échange dans une économie
de l'abondance, s'il ne faudrait pas plutôt penser une nouvelle
économie où "Free means free as in freedom and
free as in free beer".
Une économie de l'abondance ne signifie pas que la richesse
produite soit sans coûts. Au contraire, les coûts sont
exorbitants. Nous sommes alors confrontés à deux conceptions
différentes de la richesse, celle qui s'exprime dans des
biens rares et celle qui s'exprime dans des biens communs (abondants),
qui renvoient à deux principes hétérogènes
de mesure et de répartition.
Le principe du copyleft s'il crée localement les conditions
pour une économie de l'abondance, il ne dit rien quant aux
problèmes de la nature, de la mesure et de la répartition
de la richesse de biens communs dont il organise la libre circulation.
La propriété intellectuelle n'est pas seulement un
dispositif juridique pour contrôler la création et
la circulation du savoir (reconnaître le droit moral de l'auteur
et le droit du public), mais aussi un mode de régulation
de la répartition de la richesse que la création et
la diffusion d'une invention ou d'une œuvre, génèrent
(droits patrimoniaux).
Si les fondateurs du logiciel libre sont très attentifs à
garantir les "libertés" des auteurs et des publics,
le copyleft semble négliger singulièrement cette fonction
du droit.
Des lors, comment qualifier la richesse dégagée par
la production des biens communs ? Quelle peut être la mesure
d'un bien indivisible et incommensurable ? Comment calculer les
coûts des logiciels libres, si comme nous avons vu les conditions
de production renvoient à d'autres biens communs comme la
formation, la santé, la science, Internet, etc.? Sur quelles
bases établir la distribution de la richesse dont la production
dépend à la fois de la coopération et de l'invention
d'une multiplicité de producteurs et d'utilisateurs ?
Dans les conditions de la production des biens communs, la création
et la circulation des savoirs et la création et la circulation
de la richesse tendent à coïncider. Sans prétendre
de pouvoir porter des réponses à ces questions, nous
pensons que les perspectives qu'ouvrent les licences libres imposent
une nouvelle économie de la répartition, des nouvelles
règles de droit, assurant la prise en charge collective des
coûts de reproduction de la vie biologique et sociale des
populations, une répartition de la richesse à l'échelle
de la planète permettant à tous d'accéder à
la liberté pour créer avec les autres.
Texte diffusé sur la liste Multitudes
2003, Antonella Corsani, Maurizio Lazzarato. Ce texte est publié
suivant les termes de la Licence de Libre Diffusion des Documents
-- LLDD version 1
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Liste transnationale des lecteurs de "Multitudes"
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