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Origine :
Le Monde diplomatique
mai 2004
http://www.monde-diplomatique.fr/2004/05/
La tentation du « loft management »
Par Stéphane Haefliger
Sociologue, chargé de cours MBA-HEC, université de Lausanne.
De leurs salariés, les entreprises attendaient autrefois qu’ils
soient tout simplement présents. Désormais, elles exigent d’eux
qu’ils se montrent transparents. Hier, c’étaient les corps et les
mouvements dans les usines que Frédéric Winslow Taylor et Henry
Ford traquaient. Dorénavant, ce sont les valeurs des collaborateurs,
leurs croyances, leur intériorité, leur personnalité qui sont convoitées.
Une évolution sociologique majeure. Sous l’influence du management
postmoderne, la frontière entre la sphère privée et la sphère publique
devient un enjeu de lutte historique, à l’instar de l’émission « Loft
Story », qui expose médiatiquement ce qu’autrefois on cachait :
son intimité.
Les managers recherchent l’« efficacité totale », à
grands coups d’organisation matricielle, de logique de réseau, de
bureau virtuel, de team, de task force, d’incentive
et autres fringe benefit (1).
A ce modèle managérial correspond un collaborateur mutant, sorte
de superman dont les qualités personnelles (le « savoir-être »)
deviennent aussi importantes pour sa carrière que ses talents professionnels
(le savoir-faire).
Hier, hormis leur préoccupation pour les opinions politiques et
syndicales de leur futur employé, les chefs du personnel examinaient
avant tout les capacités « techniques » des candidats
– attestées par l’expérience et par les diplômes, validées
par les certificats de travail et sacralisées par le cahier des
charges. Actuellement, les directeurs de ressources humaines complètent
leurs investigations en étudiant avec une extrême attention le profil
de personnalité du candidat potentiel, ses compétences sociales,
son intelligence émotionnelle (ou QE), sa résilience, son talent
à créer des liens, à animer des réseaux internes, à communiquer,
à gérer des conflits. Bref, à incarner les nouveaux canons de l’excellence
organisationnelle...
Du coup, lors d’entretiens spécifiques (d’embauche, d’évaluation,
de correction, de licenciement), les entreprises s’autorisent ce
qui était interdit autrefois : interroger pseudo scientifiquement
le collaborateur sur ses valeurs personnelles (« Etes-vous
dominateur ou suiveur ? ») ; son psychisme (« Etes-vous
émotif ou rationnel ? ») ; son intimité
(« Avez-vous besoin de valorisation ? Pourquoi avez-vous
divorcé ? ») ; ses qualités personnelles (« Vos
trois points forts, brièvement, bien sûr ») ; ses
croyances (« Quelles sont vos valeurs ? ») ;
son réseau social (« Profession du père, métier de la compagne,
participation à des clubs de services : Rotary, Lions, Kiwanis ») ;
sa capacité de séduction, d’organisation, de communication (« Vous
considérez-vous comme intelligent émotionnellement ? »)...
Le management à la « Loft Story » exige la transparence
totale sur des registres personnels qui appartenaient jusqu’à présent
à l’individu, et à lui seul. Le « soi » n’est plus uniquement
à soi. Il est devenu terrain de conquête de l’entreprise.
Pour y parvenir, de nombreux « outils » managériaux
ont été mis au point et développés. Parmi lesquels les tests psychométriques
et autres joyeux assessment centers (centres d’évaluation).
A l’origine, la volonté des directions d’entreprise de ne pas se
tromper dans leur recrutement. Elles estiment qu’un mauvais engagement
coûte cher, et les managers ont tous lu des résumés du célèbre ouvrage
Le Principe de Peter (2).
Pour les rassurer, rien ne vaut un rapport délivré par un consultant
extérieur qui valide les mille et une compétences exigées par le
poste. Plus le rapport est cher, plus il est pris au sérieux. C’est
ainsi que des assessment centers sont régulièrement organisés,
parfois à l’intérieur des entreprises, parfois à l’extérieur ;
parfois de manière très professionnelle et éthique, parfois pas.
Ces dispositifs « savants » sont souvent censés vérifier
si le candidat « colle » au profil du poste, adhère aux
valeurs de l’entreprise, s’attache à ses clients tout en étant soudé
avec la team. On pourrait appeler cela le « management
anti-teflon », qui exige, in fine, que le collaborateur fusionne
avec l’entreprise dans une dyade naïve. Ces méthodes permettent
également de débusquer tout esprit un tant soit peu contestataire
et d’écarter en douceur d’éventuels syndicalistes (3).
A grand renfort de tests psychométriques, dont le plus connu reste
le Myers-Briggs Type Indicator (MBTI) (4),
les consultants rassurent les employeurs en leur proposant des synthèses
« scientifiques » sur la personnalité du candidat. Jeux
de rôle, interview structurée, confrontation, simulation informatique
sont également mobilisés pour accéder à certaines données personnelles
du candidat.
Sans remettre en question le bien-fondé de ces pratiques, il convient
de relever la naïve prétention « scientifique » de ces
démarches, alors que l’on nage en plein empirisme, le recrutement
demeurant une discipline très subjective. Il reste en effet très
complexe d’observer durant une demi-journée un ou plusieurs candidats,
afin d’en identifier les traits comportementaux principaux. Et de
les confronter aux exigences du poste concerné et, plus largement,
à la « culture d’entreprise » – autre concept sociologique
étrange.
Le recul scientifique dans ce type d’exercice demeure quasi nul.
A l’instar de la physiognomonie, de la graphologie et de la numérologie,
trois disciplines encore étonnamment mobilisées par les recruteurs.
Pour l’instant, tout semble permis, et les coachs côtoient les psychiatres
comme les psychanalystes au sein des organisations. Très étrange
pour une économie que l’on dit, par ailleurs, très rationnelle.
Les tests psychométriques ne constituent qu’un outil dans l’arsenal
managérial post-moderne. La formation en assure le relais. Inutile
de préciser qu’il ne s’agit pas ici de formation technique (par
exemple, un cours d’informatique destiné à maîtriser les rudiments
d’un logiciel), mais bien de formation comportementale, fortement
liée au développement personnel de l’individu.
Ainsi, les directions d’entreprise n’hésitent plus à envoyer leurs
cadres supérieurs suivre des stages de survie dans la forêt, portant
treillis de camouflage, déguisés en rangers et dormant sous la tente
durant une semaine entière. Récemment, les cadres d’une grande banque
suisse ont été conviés à passer une semaine dans un centre hospitalier
auprès de patients en fin de vie et atteints du sida.
L’analyse transactionnelle (AT), la programmation neurolinguistique (PNL),
le coaching centré sur la personne, l’ennéagramme (modèle empirique
de la structure de la personnalité humaine articulé en neuf types)
meublent tous les catalogues de formation des entreprises, même
les plus conservatrices et les plus frileuses. Les stages en extérieur
restent extrêmement prisés : le rafting en rivière de montagne
ou, plus chic, la marche sur les braises sous la houlette d’Anthony
Robbins (5), le dernier gourou
à la mode, ou encore le saut à l’élastique assorti de canyoning...
Sont également légion les stages de psychologie de la réussite,
de méditation, de libération d’énergie positive, de futurisation,
de management de soi-même, d’assertivité (affirmation de soi), de
gestion des conflits, d’identification des croyances « limitantes ».
Le management postmoderne est résolument un « psy-management ».
Il est devenu évangélique.
Les cours proposés ne poursuivent donc plus de banals objectifs
de formation, mais bien des objectifs de transformation de l’individu.
Rappelons pour mémoire – cum grano salis – que
formation et performance partagent la même racine étymologique.
« Enrichir le vécu des collaborateurs, développer leur
écoute, stimuler leur créativité »... autant de nobles
objectifs poursuivis par les managers contemporains.
Les salariés ne sont évidemment pas dupes de ce mouvement pervers.
Ils comprennent aisément que ce management relève d’une stratégie
destinée à « mettre les individus au travail, les contrôler,
les prendre au piège de leurs propres désirs, les manipuler, les
séduire (6) ».
La plupart savent très bien déjouer les stratagèmes et opposer des
tactiques résistantes à cette transparence nécessaire et à ce dévoilement
obligé. Ils sentent intuitivement que ce management vise à abolir
la distance entre le travailleur et l’entreprise et tente d’engendrer
l’adhésion aux valeurs des organisations. Ils ne désirent ni marcher
sur les braises, ni vivre des raids de survie, ni suivre des cours
de management de soi-même, ni enfin être psychanalysés sur leur
lieu de travail. Ils savent pertinemment que l’entreprise ne leur
offre pas un cadre de protection suffisant pour tout dire, tout
montrer, tout dévoiler et donner accès à leur employeur au plus
précieux d’eux-mêmes : leur identité de femme ou d’homme.
Stéphane Haefliger.
(1) Respectivement « équipe »,
« groupe de travail », « incitation » et « rémunération
accessoire » sous forme monétaire (par exemple une prime) ou
non monétaire (par exemple une formation).
(2) « Chaque employé tend
à s’élever à son niveau d’incompétence » : tel est
le principe du livre de Laurence J. Peter et al, publié
en 1969. Republié par le Livre de poche, Paris.
(3) La répression antisyndicale
n’a jamais été aussi forte, selon le rapport
2003 de la Confédération internationale des syndicats libres.
Dans des pays comme la Chine, la Corée ou la Colombie, mais aussi
aux Etats-Unis.
(4) On peut aussi citer le LIFO (Life
Orientations), le TMS (Team Management System), le Leonardo
345, le CAPP, l’Alter ego, le D5D, le 16 PF-R...
(5) Conférencier-formateur américain
qui anime des séminaires-spectacles de développement personnel devant
un parterre de plusieurs milliers de personnes.
(6) Eugène Enriquez, « Remarque
terminale », dans Les Jeux du pouvoir et du désir dans
l’entreprise, éditions Desclée de Brouwer, 1997, p. 397.
Origine : Le Monde
diplomatique mai 2004
http://www.monde-diplomatique.fr/2004/05/
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