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Date: 08 Avril 2003
Sujet: [Lmsi] Irrecuperables?
IRRECUPERABLES ?
(Vingt-deux remarques autour de l'acquittement de Pascal Hiblot, de
l'impunité policière et des propos que cela inspire à
M. Jacques Heuclin, Maire socialiste de Pontault Combault.)
S'attarder un peu sur la lettre ouverte que m'a adressée Jacques
Heuclin [Lette reproduite en fin de ce message] m'a semblé utile,
car cela permet à nouveau de prendre la mesure de ce que des
élus socialistes sont désormais prêts à dire
ou écrire pour gagner les élections. Je sais, pour avoir
suivi de près les discours et les politiques d'immigration depuis
plusieurs années, que les dérives démagogiques,
racistes et sécuritaires ne datent pas d'aujourd'hui, mais il
me semble qu'en ce moment, un nouveau cap est en train d'être
franchi : ce qui se prépare ressemble à une légitimation
de la mise à mort pure et simple de certaines populations.
Le texte que Jacques Heuclin m'a adressé en réponse à
un "rebond" publié par Libération est trop agressif
pour que je lui réponde directement, et surtout trop odieux (lorsqu'il
accuse la famille Khaif de laxisme voire de complicité de vol,
trafics, etc.). Je me suis donc fixé comme règle de faire
quelques commentaires, au fil de la lecture, en m'interdisant deux procédés
auquel Jacques Heuclin, lui, n'a pas répugné recourir
: - l'attaque personnelle, l'injure - le procès d'intention (la
plupart des attaques de Jacques Heuclin portent sur des propos qu'il
me prête mais qui sont absolument absents de mon article ; je
me contenterai pour ma part de m'exprimer sur ce que Jacques Heuclin
a réellement écrit, en citant les passages en cause).
1. Jacques Heuclin me fait porter un jugement de valeur moral sur les
beurs ("gentils") et sur les policiers ("méchants"),
alors que, si on relit attentivement mon article, on n'en trouvera aucun,
ni sur les beurs ou les policiers en général, ni sur les
beurs délinquants ou sur les policiers assassins. On pourrait
le faire, mais ce n'était pas l'objet de mon texte : il porte
un jugement moral et politique sur la justice, sur la classe politique
et sur les grands médias, c'est tout.
2. Second procès d'intention : Jacques Heuclin, en parlant de
"flics" entre guillemets, fait comme s'il me citait. Or, là
encore, si on relit mon article, ce mot n'apparaît pas.
3. La première "preuve" que Jacques Heuclin trouve
de "la perversité" de mon propos est que je m'attarde
sur "des faits pour certains vieux de plus de dix ans". Il
n'a manifestement pas compris le propos de l'article. Cet article (comme
je vais être amené à le répéter, car
cela n'a manifestement pas été compris) n'était
pas consacré aux "jeunes des banlieues" ou aux policiers,
mais à la justice, et au regard qu'elle porte sur différents
types d'actes et différents types de personnes ("jeunes
des banlieues" ou policiers). Par conséquent, il est normal
que je ne cite pas de cas de brutalités ou de crimes policiers
plus récents, puisque ces faits plus récents n'ont pas
encore été jugés, et que je ne peux par conséquent
rien en dire du point de vue qui m'intéresse ici. Ma problématique,
je le répète, est la suivante : que dit et que fait la
justice sur les violences policières ? Or, sur cette problématique,
les faits que je rapporte sont les plus récents qu'on puisse
trouver : je fais allusion à des faits déjà anciens,
dont certains remontent à plus de dix ans, mais dont les jugements
n'ont été rendus que ces dernières semaines.
Jacques Heuclin n'a par ailleurs pas compris que cette ancienneté
qu'il m'objecte, je la mentionnais moi-même dans l'article, afin
de faire apparaître l'un des aspects du scandale : l'extrême
lenteur de la justice pour instruire un certain nombre d'affaires.
4. Jacques. Heuclin se dit "interrogatif" sur les "graves
négligences" et "certains excès" commis
contre Aissa Ihich à Mantes-la-Jolie en 1991, et il voudrait
manifestement qu'on le remercie pour cette concession. Mais n'est-ce
pas un peu euphémique, quand ce dont il parle est le tabassage
en règle (devant témoins CRS) d'un jeune garçon
asthmatique de 17 ans, pesant moins de cinquante kilos ? Jacques Heuclin
ne s'embarrassera pas de ce type d'euphémismes, plus loin dans
sa lettre, quand il parlera de sauvageons, de jeunes "totalement
irrécupérables", "assassins en puissance"...
5. Sous la plume de Jacques Heuclin, les victimes des crimes policiers
n'ont pas été tués, ils sont simplement "morts".
Et qui plus est, morts "dans des conditions d'agression de leur
fait". La formule n'est pas claire, mais elle semble dire (on a
du mal à le croire) que les jeunes tués par des policiers
sont les agresseurs. Rappelons que si les jeunes tués dont je
parle dans l'article étaient parfois en train de commettre un
acte illégal (vol de voiture ou d'autoradio), on ne peut pas
raisonnablement qualifier ces actes d'agression, et surtout pas d'agression
contre des policiers. On peut parler de préjudice commis à
l'encontre des propriétaires de la voiture, c'est tout. Je le
répète : les cas dont je parle sont des cas où
le policier en cause n'était pas en situation de légitime
défense. En laissant entendre le contraire, puis en disant plus
loin explicitement le contraire, Jacques Heuclin ment, tout simplement.
6. Jacques Heuclin m'objecte que des dizaines de policiers sont morts
ces dernières années, ce que mon article ne nie pas, je
commence même par là : "la manifestation des policiers
à la suite de la mort de l'un des leurs".
Je ne possède pas de chiffres, mais il est fort probable que
le nombre de jeunes tués ces dernières années lors
d'une course poursuite avec des policiers soit aussi de l'ordre des
"dizaines". De toute façon, qu'est-ce que signifie
ce recours aux chiffres ? Cela signifie-t-il qu'il est normal, à
chaque fois qu'un policier "tombe", qu'un "jeune des
cités" paye ? J'ose espérer que ce n'est pas cela
que sous-entend Jacques Heuclin, et je ne voudrais pas à mon
tour lui faire de procès d'intention, comme il m'en fait plusieurs
dans sa lettre. Mais franchement, je ne vois pas d'autre explication,
d'autre réponse à cette question : pourquoi, lorsque j'évoque
des crimes policiers avérés, et impardonnables, et que
je pose le problème de la clémence de la justice face
à ces crimes, me répond-on en changeant de sujet, et en
parlant des policiers tués pendant leur service ? Je précise,
et je le repréciserai car Jacques Heuclin, plus loin, continue
dans ce genre de sous-entendus douteux, que Youssef Khaif n'est pas
Saidi Lhadj, qu'il n'a pas renversé et tué Marie-Christine
Baillet. Et quand bien même il l'aurait fait, la peine de mort
est abolie, on n'a pas à l'abattre sans procès. Je rappelle,
pour finir, que Saidi Lhadj, le conducteur de la voiture qui a renversé
Marie-Christine Baillet, est allé se rendre spontanément
le lendemain des faits, lorsqu'il a appris qu'elle était morte.
Pour conclure, Youssef Khaif et Saidi Lhadj sont deux "jeunes des
banlieues", d'origine maghrébine tous les deux, mais pas
interchangeables pour autant, ce que beaucoup ont tendance à
croire (comme Jacques Heuclin, mais aussi Max Clos, qui écrivait
récemment dans le Figaro que Youssef Khaif avait renversé
Marie-christine Baillet ; ou encore Philippe Marchand, ministre de l'intérieur
à l'époque des faits, qui s'était empressé
de déclarer Youssef "tueur de flic" ; ou encore la
juge Mme Muller, qui lors du procès Hiblot, s'adressant au témoin
Yazid Kherfi, a eu ce lapsus révélateur : "M. Youssef
(Khaif), parlez nous de Yazid (Kherfi)".)
7. M. Heuclin me reproche de ne pas rappeler que, le soir où
Youssef Khaif a été abattu par Pascal Hiblot, Saidi Lhadj
avait renversé Marie-Christine Baillet. Là encore, il
suffit de relire mon texte : je le mentionne. Donc Jacques Heuclin ment.
8. Jacques Heuclin décrit comme un "phénomène
datant de la dernière décennie" la "violence,
incivilité, et parfois la folie agressive de certains de ces
jeunes".
Là encore c'est absolument faux. Il est très difficile
d'évaluer avec précision l'évolution de la délinquance,
de la violence, etc. mais le croisement des chiffres du ministère
de la justice, de l'intérieur et des enquêtes sociologiques
permet d'avancer un certain nombre de certitudes : si certains faits
semblent en augmentation (certains vols, les rapports conflictuels avec
la police, l'usage de drogue ; en revanche, le nombre d'homicides volontaires
reste stabilisé autour de 600 par an depuis plus de quinze ans
(ce qui fait que le taux baisse, puisque la population totale augmente)
[1]. Voilà pour la "folie agressive" soit-disant apparue
depuis dix ans.
Précisons que le nombre d'homicides commis par des mineurs est
lui aussi stable depuis quinze ans, autour de 30 cas par an. Enfin,
le nombre de policiers tués n'est pas non plus en augmentation.
Cela a toujours existé : je ne dis pas cela pour relativiser
la gravité du phénomène (un meurtre, celui d'un
policier, d'un citoyen ordinaire ou d'un voleur de voiture, est un acte
ignoble), mais simplement pour montrer que Jacques Heuclin ment. Et
qu'il ment pour susciter et entretenir une psychose face à une
"déferlante" de violence, et justifier par la panique
la mise à mort des jeunes délinquants (je n'extrapole
pas, Heuclin le dit plus loin).
9. Jacques Heuclin sous-entend que je trouve normal que les policiers
se fassent caillasser ou insulter. Non, je ne trouve pas cela normal,
je n'ai rien écrit qui aille dans ce sens. De même que
je ne trouve pas normal que des policiers insultent des jeunes lors
de contrôles d'identité à répétition
(car cela aussi est fréquent).
Il me semble par ailleurs que les policiers innocents qui se font caillasser
sont dans une large mesure les victimes du laxisme de la justice face
aux policiers fautifs. Si les "brebis galeuses" étaient
normalement sanctionnées, d'abord cela dissuaderait et leur nombre
tendrait à diminuer, ensuite les rapports jeunes-police commenceraient
à se pacifier. Pour être plus clair : ce n'est pas en couvrant
les "bavures" comme le fait Jacques Heuclin que ce dernier
assurera la sécurité de ses deux gendres policiers ; ma
position, bêtement républicaine, consistant à demander
l'égalité devant la loi entre tous les citoyens de ce
pays, me semble bien plus efficace pour assurer la paix sociale et la
sécurité de ces deux gendres.
10. Sous la plume de Jacques Heuclin, Youssef Khaif, abattu d'une balle
dans la nuque alors qu'il s'éloignait, devient un jeune qui est
"mort" dans des conditions où "il s'est lui même
mis en situation d'agression". Une balle dans la nuque = une simple
"mort". S'éloigner en voiture = "situation d'agression".
Sans commentaire.
11. Nous atteignons ici des sommets d'obscénité : Jacques
Heuclin, socialiste, nous explique qu'une dizaine de jeunes de sa commune
sont "totalement irrécupérables". Ils volent,
agressent, menacent, intimident, ce qui est effectivement condamnable
; mais de là à prononcer un mot aussi chargé de
sens que "irrécupérable"... Irrécupérable
veut dire : il faut les empêcher de nuire, prison à perpétuité
ou peine de mort. Or, la perpétuité pour des vols ou des
coups et blessures, ce n'est pas très socialiste, ni même
très humaniste, ni même très démocratique.
Quant à la peine de mort, les socialistes l'ont abolie. C'est
pourtant son rétablissement que Jacques Heuclin, sans le dire,
sans doute même sans se l'avouer à lui-même, est
en train de demander lorsqu'il écrit que cette dizaine d'"irrécupérables",
ce sont "à terme des morts ou des assassins en puissance".
Autrement dit : soit ils nous tueront, soit nous les tuons. Bref : légitime
défense, tuons pour ne pas être tués. Ce passage
est monstrueux.
12. Jacques Heuclin me fait la leçon : "La compassion des
hommes politiques que vous évoquez, vous n'êtes pas qualifié
pour vous exprimer dessus". Une simple présence ou absence
à des obsèques est un critère insuffisant, poursuit-il.
Le problème, c'est que je n'ai pas parlé d'obsèques,
mais de rassemblement en hommage à Youssef Khaif. Je rappelle
que nous sommes dix ans après les faits, et qu'il n'est donc
plus question d'obsèques.
Mais surtout, le mot "compassion" ne figure pas dans mon article.
Je ne me prononce pas sur la sensibilité et les pensées
intimes de Lionel Jospin ou de Marc Blondel, parce que cela ne m'intéresse
pas. Ce qui m'intéresse, comme citoyen, c'est le message public
qu'un homme public décide de faire passer auprès de ses
administrés. En politique, il n'y a pas de compassion, seulement
des preuves de compassion. Que Lionel Jospin souffre ou non de la mort
de Youssef Khaif n'a aucune importance, et ne change rien à sa
responsabilité et à sa culpabilité s'il ne se décide
pas à agir et à parler, ne serait-ce que pour manifester
l'importance d'une vie de "jeune des banlieues". Mais tout
cela, Lionel Jospin le sait, et Jacques Heuclin le sait aussi : ce qui
compte, c'est ce qu'on déclare publiquement, et c'est d'ailleurs
pour cette raison que Lionel Jospin a déclaré publiquement
"partager la révolte" des policiers. Si Lionel Jospin
a le droit de déclarer cela et de ne rien dire sur le verdict
du procès Hiblot, moi j'ai le droit de dire qu'il entretient
un système de représentation extrêmement pervers,
voire criminel : une vie ne vaut pas une vie. Une vie de Youssef ne
vaut pas une vie de policier. Le verdict de Versailles, après
de nombreux autres, le rappelle, et le silence de Jospin vaut confirmation
officielle.
13. Non content d'excuser le meurtrier de Youssef Khaif, Jacques Heuclin
se retourne contre les parents de la victime pour les mettre en accusation
: "ces familles de ces jeunes que vous soutenez" [c'est-à-dire,
en l'occurrence, la famille Khaif, seule famille évoquée
dans mon article], "que pensez vous lorsque pendant des années
elles ont regardé (si ce n'est profité) des actes délictueux
à répétition de ces gamins qui à 14 ans,
15 ans, 16 ans, n'étudiaient plus, volaient, dealaient, semaient
la contagion aux portes de nos établissements scolaires, au vu
et au su de ces malheureux parents que vous plaignez tant aujourd'hui
? Le vrai laxisme il est là..." Il y aurait là matière
à procès en diffamation : Youssef Khaif accusé
post mortem de trafic de drogue. Et ses parents accusés de laxisme,
voire de complicité. Sans commentaire.
Pas de commentaire non plus sur "la contagion" que Youssef
et ses semblables sont accusés d'avoir porté aux portes
de "nos" lycées.
14. Jacques Heuclin en vient à dire qu'à cause d'une "escalade
de l'incivilité, de la violence et du meurtre pour certains",
"un jour, en situation de panique et de défense, un policier
use de son arme, pour sauver sa vie ou celle de ses collègues".
Là encore, Jacques Heuclin ment : dans les affaires dont il est
question dans mon article, il n'y avait pas de situation de légitime
défense. Une balle dans la nuque d'un homme en train de s'éloigner,
ce n'est pas une situation de défense. Il n'y a aucun collègue
à sauver quand les policiers sont tous derrière le véhicule
en fuite et qu'aucun coup de feu n'est tiré depuis ce véhicule.
15. Jacques Heuclin me fait dire que la presse a été partisane
en faveur des policiers. Nous sommes là encore dans le pur procès
d'intention : pas un mot de mon article n'allait dans ce sens. Je reconnais
d'ailleurs que les médias ont été plus ou moins
honnêtes dans le traitement du procès Hiblot. Certains
ont fidèlement retranscrit ce que l'audience a fait apparaître
: Youssef Khaif a été abattu d'une balle dans la nuque
alors qu'il se trouvait à une distance d'au moins douze mètres
(d'après l'expertise balistique et l'autopsie). Certains, comme
Le Monde ou France soir, ont même publié des éditoriaux
engagés, critiquant sans ambiguïté le scandale que
constitue l'acquittement de Hiblot. Je n'ai jamais dit le contraire.
Si on relit mon article, je dis autre chose : le problème que
je pose n'est pas le contenu des articles sur l'affaire, mais la place
qu'on lui donne, ou plus précisément la disproportion
entre la place accordée à une mort de policier et la place
accordée à une mort de jeune des banlieues tué
par un policier. Cette disproportion, Jacques Heuclin ne s'aventure
pas à la nier.
16. Le meurtre de Youssef est requalifié, par Jacques Heuclin,
en "acte de légitime défense, puisque reconnu comme
tel par un jury populaire". C'est un double mensonge : d'abord
parce que le jury a acquitté Hiblot, mais sans qualifier les
faits de "légitime défense". En fait, le jury
s'est contenté de répondre "non recevable" à
une série de questions proposant divers modes de culpabilité.
On ne lui a pas demandé de motiver ses réponses, ce qu'il
aurait eu du mal à faire, et ce que les journalistes, dans les
jours qui ont suivi, ont eu eux aussi beaucoup de mal à faire.
Par ailleurs, quand bien même le jury aurait prononcé ces
mots, "légitime défense", cela ne changerait
rien au fait qu'abattre un homme en fuite d'une balle dans la nuque,
alors qu'il se trouve à plus de dix mètres, ne constitue
pas un acte de légitime défense. Le principe du vote a
ses limites, même un élu doit essayer de le comprendre.
17. À plusieurs reprises, au cours de sa lettre ouverte, Jacques
Heuclin oppose les "intellectuels", "philosophes"
et autres hommes de "plume" aux hommes "de terrain"
que sont supposés être les policiers ou les élus.
Il m'invite à "laisser de côté ma plume"
(et la liberté d'expression ?) et à aller passer quelques
nuits avec les policiers pour voir ce qu'ils endurent. Je vais y réfléchir.
Mais je ne comprends toujours pas pourquoi ces difficultés du
métier de policier (qu'encore une fois je veux bien reconnaître)
sont objectées lorsqu'on dénonce l'impunité de
plusieurs crimes policiers. Là encore, je m'interroge : faut-il
comprendre que ces difficultés justifient les crimes policiers
et leur impunité ? Plusieurs dérapages de Jacques Heuclin
le laissent entendre (sur les "jeunes totalement irrécupérables",
les "assassins en puissance" ou encore, à plusieurs
reprises, sur la prétendue "légitime défense").
18. En parlant de "ces salopards" de policiers, entre guillemets,
Jacques Heuclin laisse entendre que c'est ainsi que je parle des policiers
dans mon article (ce qui n'est pas le cas), ou du moins que c'est ainsi
que je pense tout bas (ce qui est un procès d'intention). Dans
tous les cas, c'est un procédé malhonnête.
19. Jacques Heuclin, faisant allusion à l'affaire Khaif, parle
d'un "policier qui tire en état de légitime défense
sur un véhicule qui tente de l'écraser". Or, ni la
reconstitution, ni les expertises, ni les témoins, ni les audiences
n'ont établi cela. Encore une fois, un véhicule en fuite
qui se trouve à plus de douze mètres n'est pas "en
train de tenter d'écraser" qui que ce soit. A nouveau, Jacques
Heuclin ment.
20. Jacques Heuclin me fait dire, ou "sous-entendre", ou vouloir
"faire croire", que Hiblot a commis un crime raciste, et il
me répond que Hiblot n'a sans doute pas vu le faciès du
conducteur. Le problème, c'est que jamais je n'ai dit que ce
crime était raciste ou que Hiblot avait délibérément
abattu Youssef Khaif parce qu'il l'avait identifié comme "beur".
Je le répète : mon article ne portait pas sur les "beurs"
ni sur la police, il ne portait aucun jugement moral sur les uns ou
les autres, ni sur les voleurs de voiture, ni sur Pascal Hiblot. On
pourrait le faire, on pourrait porter un certain nombre de jugement
sur certaines franges de la police, ou sur les missions données
à la police par ses ministres de tutelle, mais ce n'était
pas le propos de mon article. Je n'ai posé qu'un problème
: celui du laxisme de la justice, du traitement de faveur qu'elle accorde
aux policiers fautifs et du statut de "sous-homme" qu'elle
semble donner aux "jeunes des banlieues".
Par conséquent, si j'ai fait allusion à l'origine maghrébine
de Youssef Khaif (en parlant de "jeune des banlieues", entre
guillemets, qui est le nouveau nom de code des ex- "FMA",
Français Musulmans d'Algérie, "bougnoules",
"ratons", etc.), ce n'est pas pour charger Pascal Hiblot,
déjà coupable de meurtre, en l'accusant en prime de racisme,
mais pour poser le problème d'un autre racisme : le racisme de
ceux qui ont eu connaissance, après les faits, de l'identité
et de l'origine de Youssef Khaif : la justice, les médias, les
jurés, les dirigeants politiques. Et là, oui, il y a une
indifférence ou un laxisme qui n'existent pas lorsque la personne
assassinée est "française de souche", et encore
moins quand cette personne exerce le métier de policier. Je conclus
qu'il y a beaucoup de mépris, et qu'il existe un système
de représentation inégalitaire, au sommet duquel trônent
les vies qui ont plus de prix que les autres, celles des policiers,
et dont l'échelon le plus bas est celui de la "vie nue"
qui peut être enlevée sans qu'il y ait crime [2] : la vie
du "jeune de banlieue". En d'autres termes, plus simples :
le racisme est bien un élément-clef de cette affaire,
mais je ne dis pas qu'il se situe au niveau de l'acte de Hiblot. Nous
ne savons pas si Hiblot a su ou non sur qui il tirait, ni par conséquent
si le racisme a été ou non une motivation. Mais il y a
un racisme avéré, qui se situe ailleurs, sous diverses
formes : dans la manière dont la juge Muller a mené les
audiences, dans le ton et le contenu de ses questions à Madame
Khaif ("que faites vous pour l'avenir de vos enfants ?"),
dans la désinvolture de l'avocat général qui s'est
permis de faire des plaisanteries sur la ville de naissance d'un des
témoins (Agadir). Le racisme est enfin dans le verdict rendu
à Versailles par dix français tirés au sort sur
les listes électorales. Le crime raciste, c'est cet acquittement.
21. Jacques Heuclin me dit à deux reprises qu'il s'inquiète
pour ses gendres policiers. Moi aussi, très sincèrement,
je m'inquiète pour eux, car ils ont en la personne de Jacques
Heuclin un piètre défenseur, qui ne fait qu'attiser les
haines : son discours sur les sauvageons totalement irrécupérables
(ce sont ses mots), l'extension délirante qu'il donne au concept
de légitime défense, sa manière de couvrir systématiquement
les policiers, même quand il est avéré qu'ils ont
gravement fauté (comme c'est le cas dans toutes les affaires
que j'évoquais dans l'article), et plus largement la surenchère
sécuritaire qu'il soutient, tout cela risque, si ce n'est pas
contrecarré, de transformer beaucoup de jeunes, qu'ils soient
voleurs de voiture ou écoliers assidus, en enragés. Légitimement
enragés, mais enragés quand même, et donc tentés
par une violence aveugle. Et alors, ce sont tous les policiers, y compris
les policiers irréprochables, qui risquent de faire les frais
de cette rage.
Je m'inquiète donc pour les policiers, mais je m'inquiète
aussi (ce que ne fait pas Jacques Heuclin) pour tous les jeunes qu'on
est d'ores-et-déjà en train de briser en les envoyant
en prison pour un vol de voiture. Je m'inquiète enfin du permis
de tuer que constitue l'acquittement d'un meurtrier.
22. Je suis, pour finir, accusé de me poser en "spécialiste
des jeunes des banlieues" tout en me désintéressant
de la majorité de ces jeunes : ceux qui sont "respectueux",
qui "étudient et travaillent". Plus largement, Jacques
Heuclin décrète que ces jeunes "n'intéressent
pas les philosophes". Nouvelle pique anti-intellectualiste : c'est
maintenant toute une corporation qui est sur la sellette, une corporation
que je n'ai par ailleurs pas spécialement envie de défendre,
car contrairement à Jacques Heuclin, j'essaye d'éviter
les jugements à l'emporte-pièce mettant tout le monde
dans le même sac. J'oublie donc "les philosophes", et
je me contente de parler de mon cas, et plus précisément
encore de mon article, puisque c'est lui qui a fait sortir Jacques Heuclin
de ses gonds.
Tout d'abord, nulle part je ne me prétends "spécialiste
des jeunes de banlieue". Je me suis même fixé comme
règle de ne jamais écrire quoi que ce soit "sur"
les "jeunes de banlieue", estimant que les "spécialistes",
plus ou moins pertinents, occupaient trop de temps de parole, et les
principaux intéressés (ces jeunes eux-mêmes) pas
assez. Je n'ai donc pas écrit un texte "sur les jeunes des
banlieues", mais sur le regard porté sur eux par la classe
politique, les grands médias et l'institution judiciaire. Autrement
dit : l'article portait sur la classe politique, les grands médias
et l'institution judiciaire - et c'est d'ailleurs cela, le fait d'être
ainsi objectivé, qui fait perdre son sang froid à M. Jacques
Heuclin. Je ne suis certes pas spécialiste de la justice, je
n'ai pas fait d'études de droit, mais il se trouve que je suis
allé à Versailles, et que ce que j'ai vu lors des audiences
m'a consterné et écoeuré, au point que j'ai éprouvé
le besoin d'écrire. Par ailleurs, et de toute façon, nul
besoin d'être spécialiste de quoi que ce soit pour se scandaliser
de l'acquittement d'un meurtrier et pour l'écrire et le faire
publier. C'est une liberté fondamentale.
Ensuite, les "jeunes sérieux" dont parle Jacques Heuclin,
il se trouve que je ne m'en détourne pas et qu'au contraire j'en
côtoie un certain nombre depuis maintenant sept ans comme professeur
de philosophie en lycée, à Dreux puis à Drancy
; mais voilà, j'ai écrit une tribune pour soulever un
problème particulier : l'impunité policière, et
pas pour traiter de questions scolaires, ni pour raconter ma vie.
Cela dit, puisque Jacques Heuclin m'interpelle sur ce point, je peux
parler de mon expérience de professeur, et dire que je suis bien
placé pour savoir que les "jeunes des banlieues" qui
vont au lycée ne sont pas les bêtes féroces que
l'on décrit trop souvent. Mais je refuse de me servir d'eux,
comme le fait Jacques Heuclin, pour les opposer aux voleurs de voiture
ou aux sauvageons "irrécupérables", décrétés
bons pour la prison à vie ou la balle dans la nuque. Un peu comme
on se sert des musulmans "bien intégrés" pour
vilipender les "dangereuses" collégiennes qui portent
un foulard - ou comme on fait l'éloge des "beurettes"
pour mieux enfoncer "les mecs", tous décrétés
arrogants, stupides, machos, voire violeurs en puissance. Cette opération
porte un nom : pourrir les rapports sociaux, diviser pour mieux régner.
Il se trouve que les choses ne sont pas aussi simples. Il n'y a pas
d'un côté les gentils qui étudient et qui respectent
la police, et de l'autre les méchants qui la calomnient. Parmi
les élèves sérieux dont parle Jacques Heuclin,
nombreux sont ceux qui, en classe, me font part de leurs griefs contre
la "justice à deux vitesses", les contrôles d'identité
à répétition, la brutalité des interventions
policières dans leurs cités, et l'impunité dont
bénéficient les policiers en cause. À tel point
que je me trouve obligé de répondre qu'il ne faut pas
généraliser, qu'il ne faut pas incriminer "les"
policiers en général, etc. À quoi il m'est répondu,
en terminale littéraire, par des jeunes filles sérieuses
et assidues (83% ont eu leur bac !) : "oui, bon, d'accord, il peut
y avoir un policier bien, mais c'est l'exception qui confirme la règle".
Mais - pour paraphraser Jacques Heuclin - ces témoignages-là,
est-ce que cela intéresse les élus?
Lettre ouverte à Monsieur Tevanian Monsieur,
Dans un pamphlet absolument démagogique et intolérable,
vous vous livrez à une caricature et à des procès
d'intention politique qui ne peuvent laisser le citoyen, mais aussi le
Maire d'une ville de 35 000 habitants, indifférent. Que pour étayer
vos belles théories de ces jeunes " beurs " tout beaux
et tous gentils d'un côté et de ces " flics " assassins
et protégés de l'autre, vous soyez obligé de vous
appesantir lourdement sur des faits ayant plus de 10 ans pour certainsd'entreeux,
démontre déjà la perversité de la réflexion
et la provocation de l'écriture. Sur l'un des cas cités,
j'étais à l'époque et je suis encore aujourd'hui
interrogatif sur les graves négligences et certains excès
commis sur ce jeune " beur " mort d'une crise d'asthme. Mais
je ne peux accepter que pour tous les autres faits cités, on insiste
lourdement sur 4 ou 5 cas de jeunes " beurs ", morts dans des
conditions d'agression de leurs faits ou de tentatives d'homicides, en
oubliant dans le même temps que depuis 1991, c'est plusieurs dizaines
de policiers, dont les femmes, les parents ou les enfants ont accompagné
dans une tombe, leur sens du devoir, suite aux risques souvent inacceptables
qu'ils ont du prendre face à certains jeunes (et pas tous des "
beurs ") qui au volant de voitures volées ont tué certains
de ces policiers (ou jeunes policières, comme ce fut le cas d'un
des exemples que vous citez mais pour lequel vous oubliez, ces faits s'étant
s'étant déroulés une demi-heure avant celui que vous
citez). Parlons clair, Monsieur, Maire depuis 25 ans d'une ville de 35
000 habitants de la région parisienne, je constate aujourd'hui
et le phénomène date d cette dernière décennie
que la police, mais aussi grand nombre de nos concitoyens sont confrontés
à la violence, aux incivilités et parfois même à
la folie agressive de certains de ces jeunes. Beau-Père de 2 simples
policiers jeunes, exerçant avec conviction leur métier,
je peux vous dire, qu'à 26 ou 27 ans, lorsque l'on remplit cette
fonction, on ne la remplit pas pour se faire tuer, ni agresser, ni caillasser,
ni insulter, ni cracher dessus, comme ces deux jeunes gens qui sont mes
gendres, le subissent régulièrement dans l'exercice de leurs
fonctions, comme bon nombre de leurs collègues. Vous tentez de
lancer un débat de caractère général, opposant
certains " beurs " morts dans des conditions où ils s'étaient
eux-mêmes placés en situation d'agression et d'une manière
générale, la police qui serait tueuse et assassine. La réalité
est hélas plus simple. Il y a dans ce pays et dans certaines de
nos cités, des jeunes totalement associables et je vous le dis
comme je le vis dans ma commune, pour une dizaine d'entre eux, totalement
irrécupérables et qui sont, par le mépris des autres,
par l'agressivité permanente qu'ils leur manifestent, par leur
manière de vivre faite de vols, d'agressions, de menaces et d'intimidation,
à terme des morts ou des assassins en puissance. Et votre pamphlet,
Monsieur, mettant en cause, pêle-mêle, Jospin, Nota , Hollande,
Hue ou d'autres est d'un ridicule, qui pour un professeur de philosophie,
m'écoeure profondément tant il démontre un côté
politiquement partisan et m'inquiète sur ce que cette malhonnêteté
intellectuelle pourrait produire auprès des jeunes que l'on vous
confie. La compassion de ces hommes politiques que vous évoquez,
vis à vis des familles, vous n'êtes pas qualifiés
pour vous exprimer dessus. A quel titre, d quel droit et en fonction de
quels critères le faîtes vous ? Sur une simple absence physique
à des obsèques ? Mais alors Monsieur, que pensez-vous, qu'écrivez-vous
sur ces familles de ces jeunes que vous soutenez, lorsque pendant des
années, elles ont regard (si e n'ait profité) les actes
délictueux à répétition de ces gamins qui
à 14, 15 ans, 16 ans, n'étudiants plus, volaient des véhicules,
dealaient, semaient la contagion aux ports de nos établissements
scolaires, au vu et au su de ces malheureux parents qu vous plaigniez
tant aujourd'hui. Le vrai laxisme il est là, il a de fait encouragé
ces jeunes à cette escalade de l'incivilité, de la violence
et du meurtre pour certains d'entre eux, amenant à ce qu'un jour,
en situation de panique et de défense, un policier use de son arme,
pour sauver sa vie ou celle de ses collègues. Enfin, quant à
la presse, que vous dîtes partisane contre ces jeunes et en faveur
des policiers, je vous invite à parcourir la presse seine et marnaise
pour une affaire que vous évoquez. Je n'(y ai pas vu, loin s'en
faut, un soutien à l'égard du policier acquitté par
la juste, suite à un acte de légitime défense, puisque
reconnu comme tel par un jury populaire. Mais plutôt une manière
imbécile d mettre en avant les jeunes de la commune d'origine d'où
ce drame était parti et où depuis des mois, pour ne p as
dire des années, les policiers sont régulièrement
caillassés lorsqu'ils interviennent, les pompiers agressés
et les établissements publics incendiés. Vous-vous, Monsieur,
le laxisme dont vous parlez, c'est certainement celui que l'on trouve
chez certains qui se veulent intellectuels, professeurs de philosophie
ou autres, et qui devraient de temps en temps, laisser de côté
la plume d'écrivain qu'ils se veulent être et passer quelques
nuits aux côtés de ces policiers ou de ces pompiers pour
vivre de visu, les agressions de toute nature, dont ils font systématiquement
l'objet. Quand une patrouille de police ne peut engager son véhicule
dans les rues d'une cité, sans être immédiatement
victime de projectiles de toute sorte, quand à Strasbourg sur une
intervention, 4 policiers se trouvent confrontés à une bande
d'une cinquantaine de " sauvageons ", qu'ils se mettent en situation
de meurtre à l'égard de ces policiers, il est admirable
que ces policiers ne fassent pas l'usage de leurs armes, alors qu'ils
sont en légitime défense. Car là encore, Monsieur,
si tel était le cas, je pense que nous aurions encore droit à
un pamphlet de votre part sur ces 4 " salopards " de policiers
qui auraient fait usage de leurs armes à feu sur une cinquantaine
de jeunes, les caillassant, les insultant, les agressant et leur jetant
des bidons d'essence enflammés. Et lorsque un policier tire en
légitime défense sur un véhicule qui tente de l'écraser,
c'est malhonnête de faire croire qu'il tire sur un " beur ".
Il tire avant tout sur un conducteur dont il n'aperçoit que la
silhouette au volant d'un véhicule avec lequel il tente de l'assassiner.
Ce n'est qu'après et en dehors du contexte de la dangerosité
de l'action qu'on constate les " qualités " du conducteur.
Il est arrivé qu'il soit " beur " comme vous l'écrivez,
mais il est d'autres cas ces 10 dernières années où
il s'agissait aussi de truands patentés non " beurs "
et pas forcément jeunes. Il n'y a pas de délit de faciès
comme vous le sous-entendez, mais tout simplement réaction instantanée
en quelques dixièmes de secondes, face à une situation dramatique.
Je suis au regret de vous dire, parce que je suis inquiet aujourd'hui
pour mes deux gendres avec lesquels je vis et dont je connais la réalité
de ce qu'ils subissent sur le terrain, que je préfère lorsque
cela doit se produire, un policier debout vivant et pas décoré,
que le même policier honoré post-mortem devant femme, enfants,
famille et collègues, parce qu'il n'aura pas osé, pu ou
su se défendre. Ce qui nous différencie, vous et moi, Monsieur
c'est que philosophe vous êtes et philosophe je pense vous resterez.
Pour ma part, 25 ans de responsabilité municipale dans une commune
de banlieue parisienne, m'amènent à une réalité
de vie quotidienne, qui n'a rien de philosophie, mais qui est journellement
confrontée à des réalités intolérables.
Ah j'oubliais Monsieur, les jeunes des banlieues, puisque vous semblez
vous en faire un spécialiste, il y en a tout de même des
dizaines de meilleurs qui sont respectueux et respectés, qui sont
pleinement intégrés dans leurs banlieues, qui y étudient,
y travaillent ou y vivent autrement que ces quelques drames malheureux
qui font la une de l'actualité. Mais cette immense majorité
de jeunes là, n'intéresse pas les philosophes... Recevez,
Monsieur, mes salutations.
Jacques Heuclin Maire de Pontault-Combault Député de Seine
et Marne octobre 2001
Pierre Tévanian
pierre.tevanian (at) lmsi.net
Notes:
[1] Cf. Laurent Mucchielli, Violence et insécurité, fantasmes
et réalités dans le débat français, La découverte,
2002
http://www.laurent-mucchielli.org
[2] Cf. G. Agamben, Homo sacer, Seuil, 1992
http://lmsi.net/article.php3?id_article=89
Collectif Les Mots sont importants http://lmsi.net
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