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Date: 28 Fevrier 2003
Subject: [Lmsi] De Creil à Flers : anatomie d'un scandale
DE CREIL A FLERS: ANATOMIE D'UN SCANDALE
Une partie de ce texte est parue le 21/10/1999 dans L'Humanité
sous le titre "Foulard : pourquoi punir les victimes?"
En confirmant l'exclusion de deux collégiennes de Flers, le 15
octobre 1999, le tribunal administratif de Caen a porté un coup
redoutable à la loi d'obligation scolaire, sans qu'aucune personnalité
politique ou intellectuelle ne manifeste sa désapprobation. Tout
se passe donc comme si, désormais, l'exclusion était unanimement
considérée comme allant de soit.
Il n'en a pourtant pas toujours été ainsi, loin s'en faut.
Au début des années 1980, les élèves portant
le foulard étaient acceptées en cours au même titre
que celles et ceux qui portaient une croix, une étoile ou une kippa,
et personne ne songeait à s'en offusquer. C'est en septembre 1989
qu'intervient le premier tournant : un proviseur (qui s'avérera
proche de l'extrême droite [1]) lance la première "affaire
du voile" en refusant de scolariser deux jeunes lycéennes.
Des enseignants et des intellectuels de gauche joignent leur voix à
la droite dans une grande campagne médiatique en faveur de l'exclusion.
Jean-Pierre Chevènement écrit dans Le Monde que "cet
Islam n'a pas sa place dans l'école de la République",
mais Lionel Jospin, alors ministre de l'Éducation Nationale, répond
avec fermeté qu'il est "exclu d'exclure", et invite le
corps enseignant à la négociation.
Le Conseil d'État est finalement saisi, et rend le 27 novembre
1989 un avis très clair, qui sera confirmé le 2 novembre
1992 : "Le port, par les élèves, de signes par lesquels
ils entendent manifester leur appartenance à une religion n'est
pas par lui-même incompatible avec la laïcité".
Le port d'un foulard n'autorise donc pas un chef d'établissement
à passer outre l'obligation de scolariser tous les enfants. Seul
un comportement provocant ou un refus de suivre certains enseignements
autorise à prononcer un renvoi.
Il est toutefois arrivé à plusieurs reprises, ces dernières
années, que des enseignants oublient cet avis du Conseil d'État,
qu'ils exigent et qu'ils obtiennent l'exclusion d'une ou plusieurs élèves
voilées. Mais à chaque fois, les recours déposés
par les familles devant les tribunaux administratifs se sont conclus par
des annulations - à une exception près.
UN PRECEDENT: L'AFFAIRE DE CLERMONT FERRAND.
Le tribunal de Clermond-Ferrand avait déjà confirmé
une exclusion en 1994, en affirmant que "[le foulard] est un signe
d'identification marquant l'appartenance à une obédience
religieuse extrémiste d'origine étrangère ; cette
obédience a des visées internationales, et se réclame
d'une orientation particulièrement intolérante, elle refuse
aux personnes de sexe féminin le bénéficie de l'égalité,
elle cherche à faire obstacle à une intégration des
Français et des étrangers de confession musulmane à
la culture française en s'opposant au respect de la laïcité,
et prône la prééminence des règles religieuses
dont elle se fait la zélatrice sur le droit français, au
profit du triomphe espéré d'institutions nouvelles subordonnant
à la religion la conduite des affaires de l'État".
Si l'on résume : porter un morceau de tissu sur les cheveux, c'est
comploter contre la République!
Depuis, on dénombre quelques centaines d'élèves portant
un foulard, dont une centaine qui "pose des problèmes".
Encore faut-il s'entendre sur ce que signifie "poser des problèmes"
: est-ce l'élève ou le corps enseignant qui fait problème?
À Flers, nulle ambiguïté : les professeurs, quasi-unanimes
pour exiger le renvoi de Belgin et Esmanur, deux collégiennes voilées,
étaient tout aussi unanimes à reconnaître qu'elles
n'avaient jusqu'à présent posé aucun problème
de discipline [2]. En exigeant l'exclusion, en allant jusqu'à se
mettre en grève et convoquer les médias, les enseignants
de Flers ont donc refusé de se plier à l'avis du Conseil
d'État et se sont mis hors-la-loi.
On peut toujours, il est vrai, invoquer le droit à la désobéissance
civique. Sauf qu'en l'occurrence, le "civisme" a consisté
à priver d'enseignement des jeunes filles sérieuses et assidues.
De plus, la désobéissance civique consiste à assumer
son désaccord avec la loi, à le porter sur la place publique
et à l'argumenter, afin de faire changer la législation
[3]. Les enseignants de Flers ont au contraire agi de manière biaisée.
Ils n'ont pas remis en cause l'avis du Conseil d'État, qui était
pourtant le vrai point de litige : ils se sont au contraire appliqués
à construire de toutes pièces un motif de renvoi conforme
à cet avis, en convoquant un conseil de discipline pour absentéisme
aux cours d'éducation physique - alors que les élèves
s'étaient toujours présentées et s'étaient
à chaque fois vues interdire l'accès du cours par les professeurs.
Les jeunes filles acceptaient même de porter un bonnet, leur permettant
de se livrer à tous les exercices physiques demandés.
Le renvoi a donc finalement eu lieu, sans que personne, mises à
part deux enseignantes de Flers, ne se pose de questions. En voici pourtant
quelques unes qui s'imposaient.
Tout d'abord, pourquoi des élèves qui se présentent
en cours sont-elles qualifiées d'absentéistes? Comment exiger
des élèves le sérieux et la rigueur alors que, pour
les besoins de leur cause, leurs professeurs se permettent de détourner
ainsi le sens des mots?
Comment ces professeurs peuvent-ils répéter à longueur
de cours qu'il y a des règles communes à respecter, tout
en prenant de telles libertés avec la loi française?
Pourquoi, si le motif du renvoi est le port d'insignes religieux, accepte-t-on
d'autres insignes religieux?
Pourquoi, si c'est au nom de l'égalité des sexes, fait-on
ce qu'on ne fait jamais dans le droit : punir celles qu'on considère
comme les victimes ?
Pourquoi les enseignants invoquent-ils toujours, contre toute raison,
les risques de "contagion" auprès des autres élèves,
sans jamais envisager l'hypothèse inverse : l'influence qu'exercerait
sur ces élèves "voilées" un entourage différent?
Pourquoi revient-il au conseiller du ministre de l'Intérieur (Sami
Naïr) de commenter l'exclusion, comme s'il s'agissait d'une affaire
de police ? Pourquoi, par sa voix, le gouvernement se rallie-t-il aux
positions de Jean-Pierre Chevènement, alors que l'actuel premier
ministre s'y était publiquement opposé en 1989 ? Pourquoi,
enfin, Ségolène Royal, ministre des écoles au moment
des faits, approuve-t-elle une exclusion qu'elle combattait dix ans auparavant?
L'INQUIETANT REVIREMENT DE SEGOLENE ROYAL.
Ségolène Royal, qui avait en 1989 lancé une pétition
contre l'exclusion des élèves voilées et "pour
le pari de l'école", a tenu lors des événements
de Flers d'étonnants propos : "Je ne vois pas pourquoi on
devrait respecter les convictions d'un côté et pas de l'autre.
Les convictions des enseignants doivent être prises en considération
de façon prioritaire, car ce sont eux qui sont appelés à
transmettre les valeurs de la République." [4] En disant cela,
ce n'est pas seulement à ses idées d'il y a dix ans que
la ministre tourne le dos, mais aussi aux principes qui sont censés
animer actuellement la politique éducative de la France : tous
les discours et toutes les circulaires ne cessent de répéter
que c'est l'intérêt de l'élève qui doit être
placé "au centre des préoccupations". Ségolène
Royal tourne enfin le dos aux textes fondateurs de Jules Ferry, qui concevaient
la laïcité comme une obligation des maîtres et non des
élèves : - les convictions des élèves doivent
être respectées ; - les enseignants doivent être neutres
- et non demander que leurs "convictions" soient "prises
en considération de manière prioritaire" [5].
Autre question : pourquoi ce silence complice des syndicats enseignants
[6] ? Pourquoi deux enseignantes de Flers se retrouvent-elles à
ce point isolées, alors qu'elles réclament ce minimum qu'est
la scolarisation de tous les élèves ?
Enfin, pourquoi ce foulard, qui ne posait pas de problème il y
a vingt ans, en pose-t-il un aujourd'hui ? Pourquoi cette singulière
évolution :
- en 1980, personne ne songe à exclure une élève
voilée ;
- en 1989, des intellectuels de gauche se mettent à réclamer
l'exclusion;
- en 1999, l'exclusion a lieu, sans qu'aucun ministre, aucun syndicat,
aucun parti politique et aucun intellectuel renommé ne proteste
[7]. Que s'est-il passé en vingt ans?
Pierre Tévanian
(pierre.tevanian@lmsi.net)
(Extrait de "Le racisme républicain", L'esprit frappeur,
2002)
Origine : http://lmsi.net/article.php3?id_article=92
Notes:
[1] Il s'agit d'Ernest Chenière, qui deviendra député
RPR, proche du Front National. Le canard enchaîné a révélé,
sans être démenti, qu'entre les deux tours de l'élection
législative de 1997, E. Chenière avait préparé
le second tour en dînant au domicile du candidat FN de sa circonscription,
Michel Guiniot, en compagnie de Jean-Marie Le Pen.
[2] Cf. Le Monde, 10/02/1999 et Libération, 11, 12 et 13/02/1999
[3] Cf. H. D. Thoreau, Désobéir, 10/18, 1996 et H. Arendt,
"La désobéissance civique", in Du mensonge à
la violence, Calmann-Lévy, 1972
[4] S. Royal, Communiqué du 08/01/1999, cité dans Le Monde,
10/01/1999
[5] Cf. J. Ferry, cité in F. Gaspard, F. Khosrokhavar, Le foulard
et la république, La découverte, 1995
[6] La FEN, syndicat majoritaire à Flers, a même pris position
en faveur de l'exclusion
[7] Libération, par exemple, n'a publié sur le moment aucun
article de protestation, n'ayant reçu qu'un seul texte, mais en
faveur de l'exclusion (source : Annette Lévy-Willard, responsable
des pages Débats). Aucun débat n'a eu lieu non plus dans
Le Monde ni dans L'Humanité. Seuls le MRAP, la LDH et la Ligue
de l'Enseignement ont défendu les jeunes filles, mais leurs positions
n'ont pas été médiatisées. Après la
confirmation de l'exclusion, L'Humanité a publié mon texte,
et Libération une tribune d'Yves Sintomer défendant la même
position (le 25/10/1999) suivie d'une réponse d'Alain Seksig et
Gaye Salom favorable à l'exclusion (le 12/11/1999). En revanche,
Le Monde n'a rien publié, si ce n'est une simple dépêche,
parlant de deux collégiennes voilées exclues "pour
absentéisme" - ce qui constitue véritablement de la
désinformation (comme le montrent les pages qui suivent).
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