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Origine : http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3232,36-692510,0.html
Le Livre noir de la psychanalyse ? Un déchaînement
d'invectives et d'accusations grotesques, enchâssées
dans des études érudites anciennes, encore une fois
recyclées, que ponctuent, enfin, des invitations au "dialogue"
tantôt patelines, tantôt sarcastiques. Puisque tout
est fait, là, pour discréditer, a priori comme imbécile
ou escroc, le malheureux qui s'y engagerait. Je me réjouis,
en revanche, d'observer dans les réactions de nombreux lecteurs
qui découvrent ce qui fait, depuis quinze ans, mon ordinaire
d'historien de la médecine mentale, de philosophe et de psychanalyste,
une perplexité qui vire à la méfiance devant
un pareil flot de haine sentiment assumé par plusieurs
contributeurs, et qui sert de glu pour faire un "tout"
d'alliances de circonstances et de thèses contradictoires.
Que doit être la psychanalyse pour susciter de telles réactions
?, se demandent quelques-uns, un brin critiques. Ne dirait-elle
pas, du coup, quelque chose qui gêne ? Un autre facteur s'y
conjugue, qui inciterait certains lecteurs (pas tous) à regarder
d'un meilleur oeil la psychanalyse à cause des outrances
du Livre noir .
Car, contrairement aux affirmations de nos sociologues amateurs,
la fréquentation du divan n'est plus, depuis longtemps, l'effet
de la fascination culturelle (sauf chez les étudiants en
psychologie). Elle résulte du bouche-à-oreille entre
gens qui en ont profité, et de longs parcours antérieurs
qui incluent désormais aussi les thérapies cognitivo-comportementales,
parfois des hospitalisations, souvent des psychotropes, mais qui
ne leur ont pas apporté satisfaction. L'idée, juste,
qu'une psychanalyse est plus longue, plus coûteuse, mais aussi
plus "profonde" (quelque sens que l'on donne à
ce terme) que ce que les patients ont déjà essayé
n'est donc pas près de se dissoudre sous les crachats de
ceux qui ont décidé de se poser en concurrents sur
le grand marché émergent de la santé mentale.
Or il est vrai qu'une cure apprend à regarder ses symptômes
d'une façon différente, ce qui paraît, aux yeux
de nos auteurs, le comble de l'imposture. La rage impuissante qui
s'étale dans ce livre m'a donc bien fait rire. Quoi ! On
a beau répéter que les gens sont victimes de la suggestion,
complices d'une ineptie scientifique, aux effets parfois mortels,
et ils s'allongent encore ? On n'a sûrement pas aboyé
assez fort...
Quatre remarques. Le Livre noir , qui vante à chaque pas
les mérites de la science et de la positivité, se
fabrique une psychanalyse imaginaire. Il est cocasse de voir tel
auteur se lamenter du prestige scandaleux et de l'empire diabolique
des freudiens sur le monde pour, quelques pages plus loin, découvrir,
chez tel autre, l'ampleur de son recul partout où on le mesure.
J'y vois un règlement de comptes, remâchant les humiliations
subies par les non-freudiens des années 1970, qui trouve,
trente ans trop tard, son conduit culturel d'évacuation.
Car, affaire d'âge, je n'ai jamais même pu adhérer
au mythe de Freud modèle d'honnêteté scientifique
désintéressée (Freud, je le préfère
de loin en "conquistador", c'est son mot !). Et qui, de
ma génération, verrait autre chose dans ses procédés
douteux qu'une question personnelle, à lui adressée,
sur les effets des relations dans lesquelles il s'engage avec ses
patients ? C'est d'autant plus je le dis simplement
une raison pour que l'analyste soit analysé.
La contradiction mutuelle de ces attaques rend toute réponse
globale impossible (c'est pourquoi seule la haine les rassemble).
Il est loufoque de défendre les thérapies cognitivo-comportementales
en compagnie de Mikkel Borch-Jacobsen : ses "réfutations"
de Freud, transposées aux preuves de l'efficacité
des thérapies cognitives et comportementales (TCC), auraient
un effet dévastateur. Livre en main, que chacun s'amuse à
appliquer sa critique des témoignages des patients de Freud...
à ceux du psychiatre Jean Cottraux. Et j'en passe.
Ensuite, les conditions du débat n'existent pas, pour une
raison logique. Popper avait caractérisé avec humour
l'arme absolue des freudiens contre la critique : si vous êtes
en désaccord (avec Freud ou avec l'interprétation
d'un analyste), c'est que vous "résistez" , et
c'est l'indice d'un "refoulement" .
Ainsi, quoi que vous fassiez, vous restez dans le schéma
freudien. Pire : vos résistances le confirment. On a désormais
le symétrique inverse de l'idée de Popper. Etant désormais
"acquis" que la psychanalyse est une imposture, contester
cette prémisse prouve soit votre bêtise, soit votre
incapacité symptomatique à renoncer à vos croyances.
Tout contre-argument confirme votre mauvaise foi. Et l'idée
même d'en débattre suscite commisération souriante
ou soupçon de fraude. Le Livre noir empile les exemples de
ce sophisme retourné : tout serait suggestion, ou conditionnement
(on ne croit à l'oedipe que parce que le psychanalyste vous
en parle et que la culture ambiante, c'est sûr, en consolide
l'autorité). Hélas, il n'y a aucun critère
qui permette de s'assurer qu'on n'est pas suggestionné, ou
conditionné, en un sens si général. Par exemple,
cher lecteur, ce que tu lis en ce moment n'est pas un argument,
c'est une suggestion insidieuse, un essai de te conditionner !
Comment prouver que ce n'est pas le cas ? Si tu es d'accord avec
moi, c'est par complaisance tandis que si tu approuves Le
Livre noir , tu as recouvré la raison, tu as guéri
de la psychanalyse. Je soupçonne d'ailleurs que ce futile
jeu de miroirs, auquel se cramponnent, ici, tant d'auteurs, trahit
leur fascination blessée pour ce qu'ils n'ont jamais pu dépasser,
et qui les ronge. Voyez mon sans-gêne...
Enfin, je m'inquiète de l'escroquerie qui consiste à
ne jamais mentionner les réponses et contre-objections apportées,
de longue date, à certaines imputations anti-freudiennes.
Que veut-on faire croire ? Que nul n'a jamais été
capable de les fournir ? C'est absolument faux, et d'autant plus
choquant qu'on se drape dans la toge de la rationalité épistémologique
ou de la critique des sources. Mais l'idée qu'il pourrait
y avoir même un commencement de raison dans la psychanalyse
est insupportable : Dieu sait où ce commencement nous entraînerait
! Voilons donc cet embarras d'un silence épais.
La psychanalyse, par conséquent, est bien encore à
l'honneur : il est drôle de voir les contributeurs tenter,
chacun, de la coincer dans ses catégories et lui reprocher
de ne pas avoir la décence de s'y loger. C'est de la science
(fausse), ou de la philosophie (sans effet médical objectif),
ou de la religion (sans Dieu), ou de la littérature (détestable),
mais jamais la psychanalyse n'est... la psychanalyse. Pour quelqu'un
qui s'y est intéressé justement pour cette raison,
l'ironie est parfaite.
Pierre-Henri Castel est psychanalyste et membre de l'Association
lacanienne internationale.
Article paru dans l'édition du 25.09.05
LE MONDE 24.09.05
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