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Origine : m u l t i t u d e s - i n f o s Liste transnationale des
lecteurs de "Multitudes" et Politis
Président de la Société psychanalytique de
Paris, Gérard Bayle réplique ici au « Livre
noir de la psychanalyse » (éditions Les Arènes),
derrière lequel il voit une tentative très mercantile
d’élargir le marché des médicaments psychotropes.
La vie est une maladie en pleine expansion
par Gérard Bayle
Président de la Société psychanalytique de
Paris, Gérard Bayle réplique ici au « Livre
noir de la psychanalyse » ( éditions Les Arènes),
derrière lequel il voit une tentative très mercantile
d'élargir le marché des médicaments psychotropes.
En vingt ans, l'éventail des diagnostics psychiatriques
est passé d'une trentaine de pathologies répertoriées
à quelques centaines de troubles. Car ce sont le plus souvent
des troubles qu'on soigne, au mépris de l'histoire individuelle
de chaque patient. Du coup, le marché de la santé
mentale s'envole. Oui, il y a un marché de la souffrance
psychique. Oui, il y a là de l'argent à gagner. Pour
l'exploiter au mieux, il faut l'étendre. Cette extension,
fruit d'un marketing soutenu, s'appuie sur diverses interventions
faites au nom de « la Science ». Elles cachent des manipulations
destinées à faire énormément d'argent,
comme on le voit avec la consommation de psychotropes en France.
Les deux dernières de ces interventions sont le Livre noir
de la psychanalyse (1) et le tout récent rapport de l'Inserm
sur le dépistage des « troubles des conduites »
chez l'enfant et l'adolescent.
Tous deux font chaud au cœur de certains tenants des thérapies
comportementales et cognitivistes (TCC) et aux laboratoires pharmaceutiques,
les premiers faisant le jeu des seconds sur un fond de déroute
des services publics. Développons cela.
Depuis vingt ans, s'opère un tour de passe-passe qui tend
à substituer du prêt-à-porter psychiatrique
aux démarches réfléchies, dont celles de la
psychanalyse. Ainsi voit-on peu à peu se réduire les
approches fines et nuancées de la psychiatrie classique au
profit d'un catalogue de symptômes, le quasi universel DSMIV,
grâce auquel chaque comportement humain un peu surprenant
ou douloureux se voit assigner la valeur d'un trouble. D'aucuns
en ont fait une bible dispensant d'un savoir sur les processus pathogènes
et d'une vraie pensée sur la souffrance psychique, au cas
par cas. D'où vient qu'un tel détournement ait pu
séduire tant d'intervenants en santé mentale ? D'où
vient que tant d'organismes se soient appuyés sur lui pour
produire des rapports qui vont tous dans le même sens ? À
partir de l'association de quelques items du DSM IV, ils préconisent
pour l'essentiel une TCC et des psychotropes. C'est ce que fait
le dernier rapport de l'Inserm, infiniment plus perfide que le grossier
Livre noir de la psychanalyse. Ainsi introduit-il des « Troubles
oppositionnels avec provocation : les TOP ». Les pédopsychiatres
et les psychanalystes savent depuis Freud et Winnicott combien ces
comportements sont nécessaires aux acquisitions du statut
de sujet et à la pensée. En tirant argument de grandes
pathologies psychiatriques, plutôt rares, et en reportant
leur gravité sur des comportements normaux et souhaitables,
élargit le marché de la santé mentale transformant
une manifestation habituelle en trouble pathologique avec les retombées
thérapeutiques susdites : psychothérapies brèves
et psychotropes. En se substituant au bon sens et à l'expérience
des parents, cette « science » les inquiète,
les culpabilise transforme leurs enfants en « clients de psy"
en consommateurs. De même, la confusion entre la tristesse
normale, le deuil, le ma être social justifié, d'une
part, et les dépressions, d'autre part, donne lieu à
une surconsommation d'antidépresseurs.Cette parodie mondiale,
donc juteuse, s'appuie sur une résistance à la perception
de l'intime des souffrances psychiques, sur une paresse de la pensée
et sur quelques automatismes de prescription.D'où peuvent
venir l'inspiration, le souffle et le mouvement qui soutiennent
financièrement et psychologiquement un tel désastre
? Qui en tire massivement avantage ? Prenons la « petite histoire
» actuelle. Le Livre noir de la psychanalyse rapportera quelque
argent à ses instigateurs. Là n'est pas l'important.
Montons d'un cran. Plus il y aura d'acteurs dans le monde de la
santé mentale, plus le marché de celle-ci s'ouvrira.
La création du statut de psychothérapeute, adossé
au DSMIV, crée un élargissement du marché de
la santé mentale : plus d'intervenants, plus de soi-disant
« troubles » à soigner, plus de « thérapies
», plus d'échecs de celles-ci - car il s'agit de manifestations
humaines fort résistantes - d'où plus de prescriptions
de psychotropes (on a vu cela en URSS pour d'autres raisons). Le
marché ira grossissant avec le nombre des psychothérapeutes.
Il leur faudra démontrer qu'ils sont bons, voire les meilleurs,
malgré la brièveté des formations actuelles.
Ils tentent de se comparer avantageusement et fallacieusement aux
psychanalystes, par ailleurs si longuement formés et si peu
prescripteurs.
C'est ce qui se passe pour l'heure en France, mais ce n'est qu'opportunisme
au service d'une stratégie plus vaste.
L'ouverture de l'éventail de la pathologie mentale assure
celle du marché des médicaments psychotropes. Ce n'était
probablement pas le but premier des rédacteurs du DSM, pas
plus que celui des zélotes des TCC, mais, souvent à
leur insu, ils se constituent en fourriers de l'industrie pharmaceutique.
Pour vendre, il faut ranger l'action, la pensée, l'émotion,
l'affect, la vie, dans le « Grand Livre de la pathologie mentale
». Les attaques contre la psychanalyse ne sont qu'une escarmouche
dans une stratégie universelle de déconsidération
de la pensée et de passage du statut de sujet à celui
de consommateur. Plus grave est le délaissement croissant
des services publics de santé mentale. La réduction
des crédits, des lieux de soin, des formations, a entraîné
et entraînera un exode croissant des psychiatres et des psychologues
vers des pratiques privées qui ne tiennent pas compte des
nécessités nationales de la santé publique.
Il semble clair que les plus souffrants de nos concitoyens n'auront
bientôt droit qu'à des ersatz de soins, voire à
des perversions de ceux-ci comme on le voit avec les prisons, qui
se substituent si souvent aux services psychiatriques publics, alors
que de nombreux troubles fondés sur des comportements normaux
feront l'objet de psychothérapies et de prescriptions de
psychotropes en pratique libérale.
Gérard Bayle
(1) Le Livre noir île la psychanalyse, Catherine Meyer, les
Arènes, 830 p., 29,80 euro
POLITIS, N°873
Origine : m u l t i t u d e s - i n f o s Liste transnationale
des lecteurs de "Multitudes" et Politis
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