|
Origine : http://forumdespsychiatres.org/index.php?option=content&task=view&id=449&Itemid=63
Jacques-Alain Miller dans le journal Libération de ce jour
28.9.05
Autodialogue imaginaire sur la vraie question des thérapies
comportementales.
Le marché du mental
Jacques-Alain Miller, psychanalyste, directeur du département
psychanalyse de Paris VIII.
Lui : Vous voilà bien silencieux tout d'un coup, quand la ville bruisse
d'un certain Livre noir...
Moi : C'est pour ne pas dire ce qui ne serait pas compris, à
savoir que ce livre m'enchante.
Lui : Monsieur le paradoxal, nous connaissons vos tours.
Moi : Quoi ! Monsieur Widlöcher, président français
d'une auguste Association internationale procédant de Freud
en ligne directe, s'est fait depuis des années le compère
des TCC (thérapies cognitivo-comportementales). Il a proclamé
partout qu'elles seraient un bain de jouvence pour la psychanalyse.
Il a été élu membre du comité d'honneur
d'une Association de TCC.
Plus encore, il a poussé le zèle jusqu'à «cognitiviser»
la plupart des concepts freudiens : devenue instinct, la pulsion
est modifiable comme un réflexe conditionné ; l'angoisse,
ramenée à une hyperventilation, est à réguler
; la «co-pensée» remplace le transfert ; le symptôme
freudien à interpréter se métamorphose en phénomène
«biopsychosocial» ; les pathologies psy sont des tares
héréditaires, dont la cause est génétique
; les phobies résultent de conditionnements défectueux
; la névrose obsessionnelle disparaît au profit des
TOC ; les psychoses délirantes à thèmes religieux
sont un signe de spiritualité ; etc.
Enfin, il se fait lui-même l'auteur de questionnaires destinés
à «évaluer» la dépression et l'intoxication
éthylique. Bref, il a tout vendu de la boutique dont il avait
la charge, et, ce, pour les beaux yeux de madame TCC. Et voilà
que cette ingrate si ardemment courtisée plaque soudain le
prétendant, pour convoler avec des jolis coeurs qui tiennent
Freud pour un imposteur et la psychanalyse pour une infamie. «Tu
l'as voulu, Georges Dandin !» Oh, la farce ! Oh, le vaudeville
!
Lui : Ce sont les malheurs de monsieur Widlöcher qui vous
réjouissent ?
Moi : Non, pas seulement. Je me réjouis aussi que ce livre
s'en prenne à la psychanalyse sans fioritures, sans faire
le départ entre ceux qui «puent» et ceux qui
«sentent l'eau de Cologne», selon le binaire immortel
de Signé Furax.
Lui : Les lacaniens d'un côté, les autres de l'autre
?
Moi : Et vice-versa. Cela vérifie ma thèse, que la
communauté psychanalytique est en voie de réunification.
Ici, nous sommes ensemble, au prix d'être mis à la
poubelle par les jolis cocos qui ont, si je puis dire, pondu cet
oeuf.
Lui : Une hirondelle ne fait pas le printemps.
Moi : Une, peut-être, mais deux ? Un des prédécesseurs
de Widlöcher à la présidence de l'IPA, Horacio
Etchegoyen, un kleinien argentin, puits de science et de sagesse,
arrive de Buenos-Aires, et donnera à Paris une conférence
publique le 3 octobre, à 20 h 30 à la Maison des Mines,
à l'occasion de la sortie en français, chez Hermann,
de son oeuvre maîtresse, les Fondements de la psychanalyse.
Qui sont les deux préfaciers de l'ouvrage ? Qui lui donnera
la réplique lors de sa conférence ? Widlöcher
et votre serviteur.
Lui : Croyez-vous qu'après vos moqueries, monsieur Widlöcher...
Moi : C'est un homme du monde. Mes gamineries ne le troubleront
pas. Il saura bien trouver quelques praticiens des TCC qui diront
du bien de la psychanalyse, et il n'y paraîtra plus. Je veux
dire qu'il paraîtra un autre livre, qui peindra en rose ce
que le premier avait peint en noir. Il y aura les TCC antipsychanalyse,
et les pro, voilà tout.
Lui : Je vois que ce Livre noir arrange bien vos affaires. Mais
sur le fond ?
Moi : Le Livre noir n'a pas de fond, mais d'abord un ton : c'est
un coup de gueule ininterrompu, comme une sirène stridente
ululant la même note sur 800 pages. Mais, si cet ouvrage a
un fond, alors c'est un double fond. En apparence, c'est une compilation
d'invectives, remontant jusqu'aux «clairvoyants» de
1910, qui avaient déjà percé à jour
le jeu malsain de Freud. Dans le genre, le plus méchant,
c'est encore Lacan, cité pour avoir professé ex catedra
que la psychanalyse était «une escroquerie»,
et Freud un petit médecin viennois qui avait, en somme, fait
une découverte trop grande pour lui.
Lui : Où est le double fond ?
Moi : Le livre dit que la psychanalyse est morte, pour que l'on
comprenne : vivent les TCC !
Lui : Ces TCC vous préoccupent fort, semble-t-il !
Moi : C'est la clé du livre. Je relisais dans mon vieil
Horace l'ode mystérieuse : «De cette tête-ci
Fortuna rapax, la Fortune rapace, faisant vibrer ses ailes stridentes,
a ôté la tiare, et elle prend plaisir à la voir
posée sur celle-là.» L'idée est de déconsidérer
la psychanalyse dans l'opinion, pour, sur ses ruines fumantes, édifier
un simili Walden Two et y loger les Français.
Lui : Citer Horace, est-ce bien nécessaire ? Cette construction,
de quoi s'agit-il ?
Moi : Le comportementalisme, c'est d'abord Watson : ne nous occupons
pas des pensées que les gens ont dans la tête, mais
de la façon dont ils se comportent. Des faits, non des suppositions.
Des observations, non des conjectures. C'est ensuite Pavlov, et
son fameux «conditionnement» du chien : celui-ci bave
devant la nourriture ; on associe une sonnerie à la présentation
de sa pitance ; troisième temps, il suffira désormais
de la sonnerie pour qu'il bave. Le troisième génie,
Skinner, dresse rats et pigeons dans les années 30 : il les
dresse en les récompensant quand leur comportement est celui
que l'on attend d'eux. De là, il passe au dressage humain.
Walden Two est l'utopie d'une communauté comportementaliste,
gérée par des managers, eux-mêmes aux ordres
d'invisibles planners, planificateurs tirant les ficelles de leurs
marionnettes pour leur plus grand bien, et dès le plus jeune
âge. «We can't afford freedom», disait Skinner,
«nous ne pouvons nous payer le luxe d'être libres.»
Ce joli petit ouvrage, paru en 1948, et tenu pour «sinistre»
par le New York Times de l'époque, n'avait jamais été
traduit en français. Il l'a été cette année,
par les soins de ces associations de TCC que cajole Widlöcher.
Lui : Mais il n'y a pas que le «comportemental» dans
les TCC, il y a le «cognitivo».
Moi : Le comportementalisme est une pauvre vieille chose, qui s'est
payé une nouvelle jeunesse en s'habillant chez Cognitivo.
Là, on est infidèle à Watson : si vous dysfonctionnez,
c'est que vous avez acquis des «schémas de pensée»
erronés ; nous les trouverons ensemble, et nous les corrigerons.
Rien à voir avec les «neurosciences», qui n'ont
pas de programme clinique.
Lui : Et comment les trouver, ces «schémas de pensée»
?
Moi : Rien de plus facile : je pose des questions, vous répondez.
Ce matin, vous êtes-vous réveillé 1) de très
bonne humeur ? 2) de bonne humeur ? 3) ça allait ? 4) manque
d'allant ? 5) vous auriez préféré rester au
lit ? Voilà. Ce n'est pas plus compliqué que ça.
La psychanalyse était faite pour aboutir, d'une part, à
un Livre noir, très noir, d'autre part au mot d'ordre : «Des
questionnaires partout !» Foin de ces vieilles lunes : inconscient,
censure, refoulement. La vérité est là, simple
et tranquille, au pied de votre lit. Cochez chaque matin la bonne
réponse. Au bout d'un an ou d'un mois, ou d'un an, vous aurez
de quoi faire de savants calculs : fréquences, probabilités,
distributions, etc. Si vous étendez l'enquête à
quelques autres, concubins, amis, voisins, élèves,
ou, mieux encore, à des populations nombreuses par voie administrative,
vous voilà épidémiologiste. Votre colosse mathématique
oubliera qu'il repose sur la case qu'on coche, rien d'autre. C'est
le fondement : supposer un sujet transparent à lui-même,
qui coche où il faut sans coup férir.
Lui : Donc, il y a incompatibilité absolue entre la psychanalyse
et les TCC ?
Moi : Le fondateur des TCC, Aaron Beck, qui ne se reconnaît
comme prédécesseurs que Bouddha et Epictète,
expliquait très bien il y a trois ans, dans le Washington
Post, la naissance de sa découverte : psychanalyste, il s'ennuyait
ferme avec ses patients, il voulait avoir quelque chose à
faire. Il dut pourtant reconnaître que, pour les Américains,
les TCC (CBT en anglais) sont synonymes de «managed care»,
c'est-à-dire de thérapies bon marché, remboursées
par les mutuelles et autres assurances. On isole des unités
de troubles, on achète les unités de traitement correspondantes,
et au revoir monsieur, bonjour chez vous.
Lui : Bref, les TCC sont pour vous des thérapies au rabais.
Moi : Tout le tapage depuis deux ans vise à convaincre le
public que le produit TCC, bien que bas de gamme, est d'une efficacité
supérieure au traitement de luxe que serait la psychanalyse.
C'était le sens du fameux rapport dit de l'Inserm. Cette
institution est-elle bien avisée de galvauder dans de telles
opérations de marketing un sigle qui reste prestigieux ?
Lui : Marketing ? L'Inserm ?
Moi : Certainement. L'Inserm «valorise» son sigle au
prix de le compromettre. C'est un jeu dangereux. A quand un livre
noir sur le sujet ?
Lui : Il est temps de conclure.
Moi : Je conclus : il y a un marché du mental.
Lui : Que vous vous disputez, TCC et psychanalyse.
Moi : En vérité, la «marchandisation»
du mental est consommée depuis belle lurette.
|