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La fureur des auteurs du «Livre noir de la psychanalyse» relève de l'irrationnel.
En finir avec la psychanalyse ?
Par Daniel Sibony psychanalyste, écrivain.
Libération Rebonds mardi 13 septembre 2005

Origine : http://www.liberation.fr/page.php?Article=323170

Nouvelle offensive, ces temps-ci, contre la psychanalyse : «livre noir (1)», dossiers «noirs» et vieux procès, toujours le même, les mêmes arguments qu'on opposait déjà à Freud. C'est donc un rituel. Périodiquement on dira : «Mais vous ne l'avez pas vraiment guéri !» ou bien : «Vous interprétez le rêve dans le sens qui vous arrange !» A quoi la «psy» répondra : je lui ai permis de vivre. Et pour le rêve, on dira : il y a des règles pour interpréter mais leur usage dépend de chaque cas, et la justesse dépend autant de la suite que des données initiales, et cette justesse ne s'acquiert pas par mimétisme.

Il faut croire que la psychanalyse a quelque chose d'increvable pour susciter et supporter ces attaques rituelles, sans sourciller, dans un silence ­ analytique ­ peut inviter ceux qui font ce rituel à se questionner sur lui et sur les grossièretés qu'il charrie, qui sont toutes réfutables, même si le rite, lui, relève d'une autre raison. Y compris d'une contestation infantile dont voici un exemple. Freud dit à la mère qui lui demande des conseils pour élever son enfant : «Faites comme vous voudrez, de toute façon ce sera mal.» Et la docte psychologue qui relève ça dans le dossier s'indigne : «Il veut la culpabiliser !» Or, c'est tout le contraire, c'est même presque un voeu : élevez-le comme vous voudrez, déjà respectez votre envie de l'élever comme vous l'entendez, et je vous souhaite que plus tard il ait acquis, grâce à vous, assez de liberté pour vous faire des reproches avant d'aller son proche chemin et que vous aurez assez de liberté pour supporter ces reproches comme un mal nécessaire. Donc Freud la prévient, lui annonce qu'il y aura du reproche, ça fait partie du métier «impossible».

Aussi impossible que de gouverner, et de... psychanalyser. Cet «impossible» est compris dans le métier, il s'agit même de le protéger, c'est en prenant appui sur lui qu'on ouvre d'autres possibles et qu'on avance. Car on avance, mais au niveau de chaque histoire ; pas toujours globalement au niveau de l'histoire d'un sujet «prototype». Il y a d'autres domaines où le progrès n'est pas cumulatif : l'art, la pensée, la vie, l'amour, la civilisation. L'idée de progrès ne fait sens que si on avance sur une ligne, une dimension. Si, au contraire, on avance dans tous les sens, ce n'est pas orientable, il y a même des choses qui s'accumulent et dont le tas peut s'effondrer, et tant mieux, pendant qu'ailleurs de petits éclats scintillent.

L'essentiel est qu'on a un immense chantier où les gisements narcissiques jusque-là mortifères sont exploités et «retournés» dans le sens de la vie.

Les auteurs des «dossiers» ont un problème narcissique avec Freud. Leur refus de la psychanalyse est légitime, mais s'il devient haineux, c'est qu'elle les a déçus, donc «blessés». Et leur fureur, tel un «transfert négatif», frôle l'irrationnel : ainsi, leurs plus vives attaques pointent le fait que tel psy a menti, tel autre s'est endormi ou enrichi. Mais des truands et des canailles, il y en a partout, même chez les psys. S'il y avait un corps de métier sans idiots, on lui dresserait des statuts (satues?), qui le rendraient si plein de soi qu'il produirait ses idiots.

Le nerf de la psychanalyse ne relève pas des preuves mais de l'épreuve, celle d'une certaine faille intrinsèque à l'être humain, faille qui lui rend la vie impossible et en même temps très possible et féconde. Ce nerf fait que le point de vue technologique et de grande consommation n'y trouve pas son compte : on veut des thérapies répétables, pour lesquelles on puisse former des soignants, en blouses blanches ou pas, qui répéteront la même chose. Pourquoi pas ? Si ça peut être utile... Si on peut aider quelqu'un qui a peur en réfutant une à une toutes ses raisons d'avoir peur, pourquoi pas ? Il lui restera simplement sa vraie peur, celle qui est sans raison. Cela ne veut même pas dire qu'un analyste la lui enlèvera, cela veut dire qu'il y a dans l'humain quelque chose d'incurable, inaméliorable, grâce à quoi il a des sursauts et des trouvailles étonnant/es.

La psychanalyse n'est ni une science ni un art mais un entre-deux, en un sens assez vaste et précis du terme. Elle permet que s'opèrent certains actes symboliques qui, non pas remplacent une valve ou un ressort, mais dé-mortifient le sujet et le rend à son histoire. Sans l'expurger de «tout mal» : dans une vie sans aucun mal, c'est le bien qui va mal tourner.

La psychanalyse, à supposer que ce mot ait un sens, alors qu'elle éclate au bon sens du terme dans bien des directions, est donc un luxe destiné à ceux qui veulent... faire une psychanalyse dans l'esprit que j'évoquais. Elle les guérit en passant de bien des maux sans vraiment les débarrasser du mal d'exister, lequel s'invente toutes sortes de petits symptômes précieux. Car n'oublions pas, un patient peut par l'analyse se hisser à un sommet d'où il voit son symptôme, d'où il peut le dominer, jusqu'à pouvoir s'en séparer, et voilà qu'il le reprend, il semble nous dire : mon symptôme, que j'ai élevé, bichonné, dont j'ai joui, que j'ai même épousé, avec lequel j'ai vécu, vous voudriez que je le laisse ? Et en échange de quoi ? que je saute dans le vide ? dans le vide de la vie ? A la rigueur, si vous voulez m'accompagner tous les jours, peut-être... mais tout seul, là ? Vous plaisantez... Encore quelques perles. Pour les faiseurs du procès, la psychanalyse est incapable de «penser l'amour». Le fait est qu'elle travaille à le rendre possible, via cet étrange amour qu'on appelle «transfert», qui chez ces faiseurs a si mal tourné.

La psychanalyse est une théorie «molle», caoutchouteuse, déformable, dit l'un des auteurs du livre «noir». Oui, c'est qu'elle n'est pas une théorie, mais une pratique dont on peut faire la théorie : quelques courants se constituent qui font chacun la sienne, elles portent d'ailleurs l'empreinte énorme du chef de file (scientiste-pincée-gourou pour Lacan, mère archaïque pour Mélanie Klein, bonasse pleine de gros bon sens pour Winnicott...) mais ce sont des théories provisoires, comme les hypothèses de Freud elles-mêmes : au sens de provisions pour le voyage avec chaque patient, au cours duquel on se sert de ces hypothèses. Non pas pour les appliquer mais pour s'appliquer à être vigilant aux points sensibles qu'elles indiquent : transfert, pulsion, refoulé, état-limite, compulsion, castration... C'est comme des indications de route, comme si la psychanalyse avait dit : «Soyez vigilants quand vous passez par tel carrefour, ne ratez pas le tournant oedipien sous prétexte qu'il est facile et grossier, beaucoup dérapent de ce côté-là ; et puis après, là-bas au fond, faites attention à la question de la dette, car le patient peut aller bien, il est guéri, et soudain il va très mal parce qu'il ne veut pas vous devoir son bien-être... Et puis plus loin, à gauche...» Ce n'est pas un plan de route. En outre, on n'avance pas à travers des mythes mais des fantasmes : les mythes sont des fantasmes collectivement partagés et célébrés comme tel.


(1) Le Livre noir de la psychanalyse, sous la direction de Catherine Meyer (les Arènes).

Dernier livre paru : Fous de l'origine. Journal d'Intifada (Bourgois). A paraître en octobre : Création, essai sur l'art contemporain (Seuil).

http://www.liberation.fr/page.php?Article=323170