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La lettre de François Sauvagnat à Ursula Gauthier du Nouvel Observateur
Pr François Sauvagnat, Université de Rennes (Psychopathologie)
(Une réponse argumentée aux présentations du "Livre noir de la psychanalyse")


Origine : http://forumdespsychiatres.org/index.php?option=content&task=view&id=417&Itemid=63

Lettre ouverte à Mme Ursula Gauthier à propos de son article du Nouvel Observateur : " Un livre événement relance la guerre entre pro et anti. Faut-il en finir avec la psychanalyse? " N° 2130 p 10-12.
Pr François Sauvagnat, Université de Rennes (Psychopathologie)

Madame,
Votre article paru dans le dernier numéro du Nouvel Observateur contient un certain nombre d'assertions pour le moins fantaisistes, qui surprennent quelque peu dans une publication de cette tenue. Il est anormal qu'une journaliste ne s'informe pas minimalement sur le sujet qu'elle souhaite traiter. Je vous prie donc de prendre connaissance des points suivants:

1) Frederick Crews que vous qualifiez de façon discutable de "grand professeur de Berkeley" est un enseignant en littérature, spécialiste de Hawthorne (Crews F 1989), au départ surtout connu pour avoir promu une lecture freudienne de cet auteur dans les années 70. Dans les années 90, à l'âge de la retraite, il a pris parti dans le débat sur l'épidémie de "personnalités multiples" qui avait envahi les USA entre 1970 et 1994 (date à laquelle un coup d'arrêt y a été mis, spécialement grâce à l'action de magistrats et d'une anthropologue élève de G Devereux). Cette épidémie avait été essentiellement alimentée, comme on le sait maintenant, par des hypnothérapeutes et des cognitivistes qui ont promu ce syndrome (Sauvagnat F 2001). Crews a, au mépris du bon sens, accusé les psychanalystes (à commencer par Freud, pourtant décédé depuis plusieurs décennies) d'être responsables de cet état de fait, et récidivé par la suite en une série de publications tenant davantage de la chasse aux sorcières que d'un travail scientifique sérieux. Il n'a personnellement aucune compétence dans le domaine de la psychologie ni de la psychiatrie.

2) Vous affirmez que "pour les philosophes des sciences, la cause est entendue: la psychanalyse n'est pas une science, quoi qu'en ait dit son fondateur". La chose n'est pas si simple. Il existe différentes méthodologies scientifiques. Karl Popper n'en est pas l'alpha et l'oméga... Il a existé dès le départ, et il existe encore, de très nombreuses collaborations entre la psychanalyse et divers domaines scientifiques (Droit, sciences humaines, sciences de la vie). De grâce, informez-vous!

3) Vous affirmez qu'aux Etats-Unis, "en quelques années le freudisme a complètement disparu des programmes en psychiatrie ou en psychologie". Détrompez-vous: les "psychothérapies psychodynamiques" (c'est à dire psychanalytiques) sont toujours au programme des facultés concernées, non seulement en tant que telles, mais également à travers les nombreux emprunts "simplifiés" que les technique cognitivistes leur ont faites. Allez donc visiter quelques sites internet de facultés Nord-Américaines, qui fournissent gracieusement des polycopiés....Si vous ne trouvez pas, je suis prêt à vous aider.

Par ailleurs, qu'est ce qui vous autorise à considérer qu'une tendance Nord-Américaine en matière de psychothérapie (privilégier des pratiques "rapides", qui provoquent dans les faits beaucoup plus d'inconvénients de d'avantages) doive régenter le monde? Vous devriez savoir qu'en matière de pratiques de santé, les USA ont été classés au 37 rang mondial par l'OMS ("overall goal attainment", Rapport de l'année 2000), rang qui n'est certainement pas amélioré par leur efficience dans le domaine de la santé mentale. Pour quiconque a travaillé aux USA (c'est mon cas), la catastrophe humanitaire qui a eu lieu après l'ouragan Katrina n'est aucunement une surprise. Allez donc visiter quelques établissements psychiatriques états-uniens, vous pourrez juger à quel point il serait souhaitable que nos amis d'outre-atlantique puissent bénéficier, ici aussi, de notre aide.

4) Vous affirmez que "l'irruption des neurosciences et des thérapies cognitivo-comportementales a brisé le monopole de la psychanalyse conçue comme l'alpha et l'oméga de la connaisance de soi". Trois inexactitudes dans la même phrase. Vous devriez savoir que la psychanalyse est historiquement issue de la neurologie, et qu'il a toujours existé une collaboration étroite entre psychanalyse et neurosciences (voir par exemple les travaux de Kandel, prix Nobel, documents à votre disposition sur simple demande). En revanche, contrairement à une opinion répandue par certains journalistes, il n'existe pas de lien aussi fort entre les thérapies cognitivo-comportementales et les neurosciences. Il n'y a pas eu d'"irruption des thérapies cognitivo-comportementales": les thérapies comportementales, lancées par Watson lui-même à partir de 1910 (cas du "petit Albert" un jeune enfant chez qui il a provoqué expérimentalement des troubles psychiques pour essayer une technique de déconditionnement, avant que les parents affolés n'arrivent à le retirer de ses griffes..(Watson &Rayner 1920), sont apparues très progressivement. Les thérapies cognitives sont un sous-produit de la psychanalyse nord-américaine ("psychologie du moi", d'où le fait que certains psychanalystes de cette orientation prônent encore aujourd'hui des techniques "psychanalytico-cognitivistes), et ne se sont opposées frontalement à celle-ci que depuis peu, pour des raisons très largement dûes à la brutalité des pratiques de concurrence locales, lorsqu'elles se sont ralliées aux "thérapies comportementales". Enfin, la psychanalyse n'a jamais prétendu être l'alpha et l'oméga de la connaissance de soi; Freud lui-même a toujours refusé qu'elle soit une "Weltanschauung" (Freud S, L'avenir d'une illusion); le mot de Freud que vous rapportez par ailleurs, "la psychanalyse est comme le Dieu de l'Ancien Testament", est de l'humour juif (dont Freud était un fervent collectionneur). D'excellents recueils de mots d'esprits juifs se trouvent dans le commerce: ici encore, informez-vous si vous ne l'êtes pas.

5) Je ne suis pas sûr qu' Henry Ellenberger aurait approuvé la chasse aux sorcières à laquelle se livre se livre Borch-Jakobsen; au demeurant si ce monsieur a pu asseoir sa carrière toute entière (!!) sur la "dénonciation" de Freud, malgré la "disparition de la psychanalyse des USA", c'est bien qu'elle continue d'être présente - au moins implicitement.

6) Le "lacanisme" n'est pas un sortilège (mais c'est peut-être un compliment sous votre plume ?), c'est le résultat d'une élaboration intellectuelle qui a duré plus de cinquante ans, avec d'intéressantes applications thérapeutiques, et dont de nombreuses trouvailles ont été reprises, sans les citer, par des "non-lacaniens". Qu'il ait fécondé un certain nombre de champs philosophiques est bien connu (à votre disposition pour plus de détails).

7) Il est faux de dire que la plupart des psychanalystes, à propos de la question homosexuelle, se soient alignés sur des "positions conservatrices"; dire par ailleurs que "la psychanalyse française refuse l'accès du métier d'analyste aux candidats homos" est une grossière contre-vérité. Didier Eribon est un biographe intéressant; néanmoins, nul n'est parfait; son information en matière de psychothérapie est, disons...poétique. Je l'ai rencontré personnellement, et il a eu le courage de l'admettre.

8) Les psychanalystes, déclarez-vous, s'inquiètent de ce que les thérapies cognitivo-comportementales consistent en un "formatage à coup de conditionnement". C'est exact, mais votre conscience professionnelle aurait dû vous faire chercher pourquoi. Je vous aide, voici quelques exemples: tout le monde n'a pas nécessairement envie d'être soumis à des techniques "aversives" (c'est à dire des punitions), à une "immersion" parmi divers insectes plus ou moins appétissants, ou encore à des techniques de "modeling" dans lesquelles sa conduite lui sera dictée; tout le monde n'a pas envie de remplir des grilles comportementales à tout moment de la journée pour des résultats aléatoires; la méthode comportementaliste de traitements de l'autisme ABA (Ivar Lovaas) est d'autant plus inquiétante qu'une de ses versions a été utilisée pour "rééduquer" des prisonniers de guerre au Viet-Nam (certains en sont morts) (Levy L 1968, Cotter LH 1967 et 1968; Sobsey D 1993); après avoir fait l'objet d'un intense battage médiatique et de présentations statistiques aussi flatteuses que fantaisistes, cette méthode, qui inclut diverses brimades physiques, est remise en cause; on s'est aperçu que les "preuves" alléguées de son efficacité ont été faussées; la cour suprême du Canada a l'an dernier jugé qu'une telle méthode ne devait pas être financée sur fonds publics ( Cour Suprême du Canada 2004) Auton (Tutrice à l'instance de) contre Colombie-Britannique (Procureur général); Référence neutre : 2004 CSC 78.No du greffe : 29508. 2004 : 9 juin; 2004 : 19 novembre 2004).; une méthode de thérapie cognitive, la "cognitive behavior modification", a été rebricolée ("reverse engineered") par des psychologues militaires pour torturer récemment des prisonniers de guerre en Irak (en tant qu'"ennemis combattants") (Meyer J 2005); au moins un des jeunes meurtriers de l'école de Columbine avait suivi très récemment une thérapie cognitive (Gammage J 2004). Une abondante documentation est à votre disposition si la curiosité vous venait... Je suis sûr que le public du Nouvel Observateur serait intéressé.

9) Sur le fait que des départements de psychologie, en France, enseignent des techniques et concepts freudiens: voyagez donc un peu, vous verrez que la même chose se produit à l'étranger, et même aux USA ! Quant à la "lettre de Christophe Demonfaucon", elle a déjà reçu réponse de la part de l'association représentative des enseignants en psychologie: non seulement l'université est un lieu pluraliste, mais en outre les affirmations de ce monsieur sont parfaitement fantaisistes.

Au demeurant, rappelons que si la recherche sur les psychothérapies commandée par l'Inserm a été retirée du site du Ministère de la Santé, c'est pour les meilleures raisons du monde: de graves défauts de méthodologie, qui ont été clairement explicités dans des travaux publiés. Il existe actuellement un fort consensus pour considérer que certaines techniques de l'Evidence Based Medicine sont inadéquates pour juger de l'efficacité de psychothérapies (alors qu'elles peuvent avoir un intérêt dans d'autres domaines, ce qui explique que certains chercheurs d'autres disciplines n'y ont pas vu malice). Ce sont précisément ces méthodes inadéquates qui ont été appliquées dans ce rapport remis à l'Inserm. Je vous rappelle par ailleurs que des fautes méthodologiques du même type ont été à l'origine, cette année, de graves mises en cause de firmes pharmaceutiques. On ne peut que louer les instances politiques qui ont sû prendre quelque distance avec une équipe de "spécialistes" confondant allègrement propagande et recherche scientifique. Par ailleurs, des recherches sérieuses sur les psychothérapies psychanalytiques sont réalisées de façon continue depuis 1917, et la preuve a été faite à maintes reprises qu'il s'agit de pratiques fiables et prudentes.

En résumé: soyez curieuse! informez-vous !! Nous sommes tout prêts à vous aider !

Restant à votre disposition, attentivement,

Pr François Sauvagnat, Université de Rennes (psychopathologie)


Références:

Cotter, L. H. (1967). Operant conditioning in a Vietnamese mental hospital. American Journal of Psychiatry, 124, 23-28.

Cotter, L. H. (1968). Dr. Cotter replies. American Journal of Psychiatry, 124, 1137.

Cour Suprême du Canada (2004)Auton (Tutrice à l'instance de) contre Colombie-Britannique (Procureur général); Référence neutre : 2004 CSC 78.No du greffe : 29508. 2004 : 9 juin; 2004 : 19 novembre 2004.

Crews F(1989): The Sins of the Fathers: Hawthorne's Psychological Themes, University of Californa Press (http://www.ucpress.edu/books/pages/2381.html),

Freud S (1927 L'avenir d'une illusion : lien internet.

Harris B(1979): Whatever happened to Little Albert, American Psychologist, February 1979, Volume 34, Number 2, pp. 151-160. http://faculty.concord.edu/rockc/articles/albert.html

Levy, L. (1968). Operant conditioning in Viet Nam. American Journal of Psychiatry, 124, 1136.

Meyer,J (2005): The experiment, The New Yorker, July 11&18, 2005 , http://www.cageprisoners.com/downloads/Mayer.pdf.

Sauvagnat F (2001) Divisions subjectives et personnalités limites, Presses Universitaires de Rennes

Sobsey D (1993), Treatment or Torture, in University of Alberta, JP Das Developmental Disabilities Centre, Aversive Teatments http://www.ualberta.ca/~jpdasddc/abuse/ICAD/digests/averstx.html

Thomas, G. (1988). Journey into madness. London: Corgi Books.

Watson, J. B., & Rayner, R. (1920) Conditioned emotional reactions. Journal of Experimental Psychology, 1920, 3, 114.

Gammage J (2004), Tempering Tempers, Anderson & Anderson, Tue, Dec. 07, 2004 : http://www.andersonservices.com/ resourcesnews-9.html