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Origine : http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3260,36-686838@51-639246,0.html
Il y a de cela dix ans paraissait la traduction française
d'un volume fameux intitulé, simplement, Le Livre noir. Exhumé
un demi-siècle après son interdiction par le pouvoir
stalinien, ce livre rescapé était aussi un récit
de survivants : les écrivains Ilya Ehrenbourg et Vassili
Grossman y avaient collecté les témoignages de Juifs
lettons, ukrainiens, lituaniens ou russes, juste après le
reflux des tueurs nazis. Page après page, y surgissaient
le saccage meurtrier et la fureur exterminatrice. Depuis lors, dans
la conscience commune, l'expression "Livre noir" s'est
trouvée nouée à un signifiant bien précis
: le crime de masse.
L'équipe qui a présidé à l'élaboration
de ce "Livre noir" tient bel et bien les psychanalystes
pour de dangereux individus, adeptes d'une "pseudo-science"
aussi vaine que nocive.
Trois extraits
"On peut gagner beaucoup plus d'argent en étant psychanalyste
que professeur de lycée ou assistant social dans un hôpital.
Dès lors, depuis les années 1960, beaucoup de diplômés
en philosophie, des prêtres revenus à l'état
laïque, des artistes sans renom et quantité d'autres
ont fait de la psychanalyse leur gagne-pain. Ce métier leur
assure à la fois une subsistance confortable et un prestige
comparable à celui des ecclésiastiques des siècles
passés. Vu les tarifs, le nombre de séances par semaine
et la durée des cures, un petit nombre de clients suffit.
L'analyste qui adopte la technique lacanienne des séances
courtes peut rapidement devenir riche." (Jacques Van Rillaer,
professeur de psychologie, page 208.)
"Par moments, je me dis qu'il faut faire preuve de tolérance
vis-à-vis de la psychanalyse, qu'il faut l'accepter avec
bienveillance. Mais je ne puis être insensible à la
souffrance des patients. Lorsqu'un médecin apprend, grâce
à de nouvelles recherches, qu'un médicament est inefficace
ou toxique, c'est son devoir d'en avertir un maximum de personnes.
Au vu des effets de la psychanalyse en sexologie, je me dois d'informer
le public du mieux que je peux." (Pascal de Sutter, sexologue,
page 777.)
"Pour ma part, aujourd'hui, je vais bien. Je ne cherche plus
ni de responsables de mes maux ni d'objets phalliques hypothétiques
dans mon passé. Je suis en paix avec mon passé, et
surtout je vis au présent et savoure ma liberté de
déplacement retrouvée mais aussi la confiance en moi
que les TCC m'ont en plus apportée." (témoignage
d'Annie Gruyer, page 575.)
Les auteurs
Coordonné et dirigé par l'éditrice Catherine
Meyer, Le Livre noir de la psychanalyse regroupe les contributions
de quarante auteurs de diverses nationalités, européens
ou nord-américains. Parmi ses principaux artisans, on compte
un historien connu pour ses travaux critiques sur les origines du
mouvement freudien (Mikkel Borch-Jacobsen) et trois praticiens spécialisés
dans les thérapies cognitives et comportementales (TCC) :
le psychiatre Jean Cottraux, qui dirige l'unité de traitement
de l'anxiété au CHU de Lyon ; le psychologue Didier
Pleux, fondateur de l'Institut français de thérapie
cognitive, et Jacques Van Rillaer, ancien membre de l'Ecole belge
de psychanalyse et aujourd'hui professeur de psychologie à
l'université de Louvain-la-Neuve (Belgique).
En décidant d'accoler ce même signifiant à la
pratique freudienne, les auteurs du Livre noir de la psychanalyse
accomplissent aujourd'hui un geste inédit. Comme si l'équation
"psychanalyse = terreur" allait de soi, ils n'ont
d'ailleurs pas éprouvé le besoin d'apporter ne serait-ce
que le début d'une justification à ce titre si lourd
de symboles.
Pour combler cette lacune, on ne saurait se contenter d'invoquer
l'air du temps. Opportunisme marchand ? Certes, le monde de l'édition
est de moins en moins épargné par les méthodes
d'un marketing tapageur, qui considère qu'un titre saignant
peut sauver de la déroute n'importe quel ouvrage, aussi mal
ficelé soit-il. Guerre des "psys" ? De fait, tout
au long de ces dernières années, la concurrence entre
les divers médecins de l'âme s'est muée en véritable
combat de tranchées, et les tenants des thérapies
dites "cognitivo-comportementales" (TCC), qui forment
les gros bataillons (plusieurs dizaines d'auteurs) du présent
assaut collectif, ont quelque raison de vouloir en découdre
avec les partisans du freudisme, lesquels ne font pas toujours dans
la dentelle, eux non plus (voir ci-dessous).
Au-delà des facteurs conjoncturels, il convient toutefois
de ne pas méconnaître cette donnée de fond :
l'équipe qui a présidé à l'élaboration
de ce Livre noir tient bel et bien les psychanalystes pour de dangereux
individus. Pour des Diafoirus de l'inconscient, plus exactement,
adeptes d'une "pseudo-science" aussi vaine que nocive,
et qui seraient désormais partout discrédités,
sauf en France et en Argentine.
Par contre, dans ces deux niches résiduelles, ils auraient
réussi à accumuler prestige et argent afin d'imposer
leur hégémonie à l'ensemble de la société,
au moyen d'un "terrorisme intellectuel (qui) n'a rien à
envier à celui des ayatollahs !", selon les termes du
psychiatre Patrick Légeron.
Pour mieux démasquer l'imposture, les auteurs ont donc voulu
remonter à sa source : dans la Vienne fin de siècle,
celle-là même où sévissait un "escroc"
nommé Sigmund Freud. Résumant certains travaux de
l'historiographie critique américaine, ils présentent
ses acquis (depuis longtemps disponibles et bien connus en France)
comme autant de "révélations" systématiquement
occultées à Paris par qui vous savez. Bien plus,
ils en radicalisent les leçons jusqu'à la caricature,
quitte à faire du fondateur de la psychanalyse un "menteur"
paranoïaque, cynique et frustré. Apre au gain, surtout
: "un charlatan avide de se remplir les poches", tranche
l'historien gallois Peter Swales, qui généralise le
trait à tous "les propagandistes de la doctrine freudienne"
jusqu'à nos jours.
Il y a plus grave. Selon les auteurs de ce Livre noir, les bonimenteurs
freudiens auraient du sang sur les mains. Ainsi, après avoir
souligné "les bases neurobiologiques de la toxicomanie",
le psychiatre suisse Jean-Jacques Déglon croit pouvoir accuser
les psychanalystes, sans la moindre preuve, d'avoir provoqué
"une catastrophe sanitaire, bien pire que celle du sang contaminé"
, et par là même "contribué à la
mort de milliers d'individus" , en bloquant le développement
des traitements médicaux de substitution (type méthadone
ou Subutex). Et de façon générale, c'est pour
tous ceux qui souffrent d'une pathologie psychique que la théorie
freudienne s'avérerait au mieux inutile, au pire "toxique".
Face à cet "obscurantisme" coriace, l'urgence
serait de faire éclater la vérité en donnant
la parole aux "victimes". Ainsi de Paul A., qui préfère
témoigner sous couvert d'anonymat, pour regretter que sa
petite amie l'ait quitté après avoir entamé
une analyse ; preuve que ce type de cure "sépare les
gens, disloque les liens familiaux et sociaux" ...
Autre témoin à charge : la mère d'un enfant
prématuré et autiste, qui raconte comment elle a retiré
son fils des griffes d'une thérapeute présumée
freudienne, qu'elle nomme tour à tour "Cruella"
, "la Carabosse" ou "la Gorgone" : "Il
y a belle lurette que le monde moderne a tourné le dos aux
pratiques psychanalytiques d'un passé jurassique. Seule la
France leur demeure fidèle. A quelques exceptions près"
, conclut-elle.
Cette dernière idée aurait mérité d'être
creusée. Car si la psychanalyse ne se trouve pas aussi marginalisée
que ce gros livre voudrait le faire accroire, elle n'en a pas moins
trouvé en France une terre d'accueil privilégiée.
Hélas, les auteurs du Livre noir ne se donnent pas la
peine d'explorer la généalogie (historique et intellectuelle)
des épousailles franco-analytiques.
Pour eux, le succès de la pratique freudienne peut se ramener
à quelques raisons sommaires. La paresse, pour commencer
: c'est une "activité facile" , qui exige essentiellement
de savoir "émettre régulièrement quelques
"mhms" pour assurer le client qu'il est écouté"
. La fumisterie, ensuite : c'est une jolie histoire qui promet aux
naïfs une ample plongée dans les "profondeurs"
de leur âme. La cupidité, enfin : "les psychanalystes
universitaires médecins et surtout psychologues n'ont aucun
intérêt à ce que des recherches nouvelles modifient
les convictions en place, car ils tirent une grande partie de leurs
revenus (en cash, bien entendu) de la psychanalyse...", note
le psychiatre Jean Cottraux, pour décrire une France longtemps
"confite en psychanalyse", comme autrefois en religion.
Les Français seraient-ils plus paresseux, plus mystificateurs,
plus vénaux que le reste de l'humanité ? Mêlant
textes inédits et articles déjà publiés,
témoignages personnels et extraits d'entretiens, chiffres
hasardeux et "chapeaux" accrocheurs ("gourou, mythe,
imposteur, génie... les mots se bousculent dès lors
qu'il s'agit de Lacan" ...), ce pot-pourri de l'antifreudisme
contemporain ne pousse pas l'enquête jusque-là. Et
pour cause : délaissant vite le débat d'idées
et la confrontation théorique, il préfère
procéder à une charge sans nuance contre une psychanalyse
accusée de tous les maux.
C'est qu'ici, au coeur du projet, il y a la détestation.
Ainsi Jacques Van Rillaer, l'un des principaux maîtres d'oeuvre
du Livre noir de la psychanalyse, qui retrace ici son itinéraire
d'analyste belge "déconverti" , n'est pas loin
d'ériger l'exécration en principe méthodologique
: "Certaines haines sont légitimes, en particulier lorsqu'elles
sont provoquées par le spectacle récurrent de la mauvaise
foi, de l'arrogance et de la manipulation de gens qui souffrent.
Des idées énoncées par quelqu'un qui éprouve
de la haine ne sont pas, de par la présence de ce sentiment,
sans valeur épistémologique."
LE LIVRE NOIR DE LA PSYCHANALYSE
Vivre, penser et aller mieux sans Freud
Sous la direction de Catherine Meyer, Les Arènes, 832 p.,
29,80 €.
Jean Birnbaum
Article paru dans l'édition du 09.09.05
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