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Origine : http://www.lexpress.fr/info/sciences/dossier/psy/dossier.asp?ida=434806
Elisabeth Roudinesco : Historienne, directrice de recherche à
l'université Paris VII, la psychanalyste réagit au
Livre noir de la psychanalyse (les Arènes)
Le Livre noir vous a scandalisée. Pourquoi?
Le but de cet ouvrage au titre racoleur n'est pas de critiquer
la psychanalyse, mais de nuire à une discipline et à
ses représentants, dans un contexte de crise. Freud y est
traité de menteur, faussaire, plagiaire, dissimulateur, propagandiste,
père incestueux. Il est présenté comme une
sorte de dictateur ayant trompé le monde entier avec une
doctrine fausse. La plupart des grandes figures de la psychanalyse,
Melanie Klein, Anna Freud, Jacques Lacan, Bruno Bettelheim, Françoise
Dolto, sont brocardés. Dans une langue pauvre et vulgaire,
et à coups d'affirmations fausses et sans fondements. Tous
les mouvements psychanalytiques sont dénoncés comme
des lieux de corruption et les analystes, taxés de criminels,
responsables de la mort de 10 000 toxicomanes en France, pour avoir
prétendument contribué à empêcher la
diffusion des traitements de substitution. L'ouvrage est d'autant
plus pervers que, en dehors de ses cinq principaux signataires -
une éditrice, un historien et trois thérapeutes comportementalistes
violemment antifreudiens - il inclut également des auteurs
dont les articles peuvent être des critiques de la psychanalyse
ou de Freud, mais qui n'ont rien à voir avec cette position
ultradestructrice et qui ont peut-être servi, à leur
insu pour certains, de caution à l'entreprise. Ce n'est pas
un livre scientifiquement sérieux, c'est un réquisitoire
fanatique qui se situe dans la tradition de l'école dite
«révisionniste».
La psychanalyse doit sa grandeur à sa philosophie de la
liberté
Vous faites allusion aux négationnistes des chambres
à gaz?
Pas du tout. Ce terme de «révisionniste» est
celui que se sont donné eux-mêmes les historiens américains
qui ont entrepris la critique systématique de l'œuvre
de Freud, qu'ils considèrent comme un plagiaire et un mystificateur.
Un courant qui va bien au-delà de la critique et qui vise
à montrer que la psychanalyse est une imposture. Ses partisans
ont fini, à cause de leurs excès, par être marginalisés
outre-Atlantique, après avoir voulu faire interdire, en 1996,
une grande exposition sur Freud à Washington.
Mais n'a-t-on pas le droit de critiquer la psychanalyse?
Bien entendu qu'il faut critiquer la psychanalyse: j'appartiens
au courant historiographique inauguré par Michel Foucault
et Henri Ellenberger, dont l'œuvre est aujourd'hui détournée
par les auteurs du Livre noir. Mais les principaux auteurs et responsables
de cet ouvrage ne sont pas dans ce registre: ils décrivent
un goulag imaginaire dont ils n'apportent aucune preuve. Les chiffres
sont faux, les affirmations inexactes, les interprétations
parfois délirantes. La France et les pays latino-américains
sont traités de nations arriérées, comme si
la psychanalyse y avait trouvé refuge pour des raisons obscures
alors qu'elle aurait été bannie des pays civilisés.
De nombreux textes sont des résumés de livres - déjà
publiés depuis des années et connus des spécialistes
- dont les idées sont déformées, isolées
de leur contexte et parfois détournées. Ce sont des
vieilleries déguisées en révélations
d'une vérité cachée jusque-là, alors
que l'inventaire a été fait depuis longtemps. La théorie
analytique est présentée comme une «fausse science»
dénuée de tout savoir clinique. Aucun de ses aspects
positifs n'est mentionné, pas même ses succès
célèbres, ni Marie Bonaparte, sauvée du suicide
par Freud, ni Françoise Giroud, qui disait devoir la vie
à son analyse avec Lacan. Les «victimes» de la
psychanalyse sont appelées à se rebeller, non pas
contre les charlatans qui les auraient abusées, mais contre
une discipline dans son ensemble, ce qui est absurde. Les auteurs
invitent les patients des analystes à quitter les divans
pour rejoindre ceux qui, aujourd'hui, seraient les seuls à
pouvoir guérir l'humanité de ses problèmes
psychiques: les psychiatres partisans des thérapies comportementales
et cognitives (TCC). Les abus des médecins, des psychanalystes
ou des psychothérapeutes, qui existent bien sûr, servent
de prétexte pour s'attaquer au père fondateur. C'est
comme si on déclarait demain que Spinoza était un
imposteur. Il y a bien une campagne aujourd'hui - avec laquelle
je ne suis pas d'accord - qui vise à interdire à l'université
l'enseignement de l'œuvre de Heidegger, mais ce dernier était
nazi, ce qui n'est pas le cas de Freud!
Ce n'est tout de même pas la première fois que
la psychanalyse est attaquée…
Depuis le début, avant même la constitution d'un mouvement
psychanalytique orthodoxe, elle a toujours suscité de la
haine - que je distingue de la nécessité d'une position
critique. On dirait que cette doctrine touche à quelque chose
de si essentiel - la subjectivité humaine, l'inconscient,
ce qui nous échappe - qu'elle déclenche des réactions
démesurées. Elle a d'abord été qualifiée
d'obscénité par l'Eglise catholique et les puritains,
parce qu'elle parlait de la sexualité infantile. Dans les
querelles nationalistes, elle a successivement été
traitée de «science boche» par les Français,
sous prétexte qu'elle échappait au caractère
latin, alors que les Scandinaves la qualifiaient de «science
latine», inventée à Vienne, la ville décadente
de Freud, et donc dégénérée. Les nazis
l'ont ensuite désignée comme «science juive»
ou «judéo-bolchevique». Puis elle a été
décrétée «science bourgeoise» par
les staliniens après 1949, et «idéologie américaine»
dans le contexte de la guerre froide, alors qu'il y avait beaucoup
de freudiens de gauche. Finalement, les psychiatres du Parti communiste
ont changé de position après le rapport Khrouchtchev,
en 1956. L'Eglise catholique, elle aussi, y est devenue favorable
à partir de 1950: redoutant de recruter des pervers sexuels
ou des malades mentaux dans ses rangs, la hiérarchie romaine
ordonne alors le «discernement des vocations», c'est-à-dire
des expertises psychiatriques. Comme, à ce moment-là,
la psychiatrie est dominée par la psychanalyse, certains
prêtres progressistes, tel l'abbé Oraison, profitent
de cette ouverture pour s'interroger sur la nature de la foi. A
partir des années 1960, le relais de la haine de Freud est
repris par les scientistes, qui accusent la psychanalyse d'être
non pas une science bourgeoise ou juive, mais une fausse science,
une illusion religieuse dont Freud serait le nouveau messie.
Les historiens «révisionnistes» ont alors
repris le flambeau?
Leur bataille, lancée dans les années 1970 aux Etats-Unis,
a fini par s'éteindre dans les années 2000: ils ont
échoué, car ils ont commencé à vouloir
interdire des enseignements, des expositions et toute allusion positive
à la psychanalyse. Les historiens critiques de Freud ont
pris leurs distances avec ce mouvement radical alors que se développaient
outre-Atlantique une profusion d'études sur le freudisme,
dont une grande partie reste ignorée chez nous. Le Livre
noir dénonce l' «exception française»
parce que le courant analytique serait dans notre pays plus important
qu'ailleurs. Mais l'Hexagone n'est pas une exception: la psychanalyse
est toujours solidement implantée dans 41 pays. Si on se
réfère au nombre de psychanalystes par habitant, le
plus freudien est la Suisse, suivi par l'Argentine, la France, puis
les Etats-Unis, le Brésil et le Royaume-Uni. Et les différences
en termes d'implantation sont minimes: nous ne sommes pas, loin
de là, le dernier bastion où résiste la théorie
de l'inconscient.
Les psychanalystes eux-mêmes n'ont-ils pas prêté
le flanc à ces attaques?
Les sociétés analytiques vivent dans un monde fermé
traversé de querelles. Elles ont fait preuve d'une certaine
arrogance à l'encontre des psychothérapeutes lors
des récentes discussions sur le projet de loi visant à
réglementer leur profession, en négociant avec le
ministère pour en être exemptées. Elles ont
aussi eu le tort de ne pas prendre en compte les transformations
sociales. La psychanalyse doit sa grandeur à sa philosophie
de la liberté, qui rend le sujet responsable de son destin.
Mais les analystes français ont perdu leur pouvoir
de subversion et se sont endormis sur la routine: ils se sont opposés
au Pacs, au mariage des homosexuels, et n'ont cessé de prôner
des positions frileuses sur l'évolution de la famille, alors
que Freud lui-même n'avait pas hésité à
prendre des positions courageuses à son époque contre
la peine de mort, ou en défendant les homosexuels. Cela dit,
la psychanalyse française a quand même évolué.
Les analystes sont moins orthodoxes, ils ont renoncé aux
cures à cinq séances par semaine, ils acceptent que
les patients ne s'allongent pas. Il y a un débat mondial
pour redéfinir la pratique et les formations.
La psychanalyse a longtemps été considérée
comme la discipline reine de la santé mentale: est-ce toujours
le cas?
La psychiatrie est devenue entièrement biologique, elle
est en train de se soumettre au comportementalisme en redevenant
purement médicale. Les praticiens adeptes des TCC sont peu
nombreux en France (550 recensés), ils n'attirent pas spécialement
le public, mais ces thérapies sont valorisées dans
les facultés de médecine et par le ministère
de la Santé - cela peut changer - car elles sont rapides
et ne coûtent pas cher. Elles prétendent apporter la
guérison par des méthodes de dressage qui réduisent
le sujet à ses comportements. Mais il y aura toujours une
partie de l'humanité qui échappera à cette
normalisation. On n'arrivera jamais à l'homme parfait qui
ne fumera pas, ne se droguera pas, fera l'amour selon les normes
en vigueur et se soumettra sans broncher aux règles et aux
conventions sociales. Nous vivons dans une société
troublée par la mondialisation, l'évolution des normes
morales et la perte des repères religieux et identitaires,
une société de plus en plus puritaine, qui veut le
risque zéro, qui poursuit les pédophiles mais autorise
et valorise la pornographie. Il y a un vrai combat philosophique
derrière tout cela: veut-on des individus soumis aux contraintes
de l'efficacité économique et de l'hédonisme
réduit à la question du corps, ou bien des sujets
lucides et autonomes, mais peut-être moins contrôlables?
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