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Origine : http://www.lexpress.fr/info/sciences/dossier/psy/dossier.asp?ida=434805
Plus rapides et moins chères qu'une analyse, les thérapies
comportementales ont le vent en poupe au grand dam des disciples
de Freud, qui reprochent à ces techniques leur caractère
superficiel. Entre tenants de l'inconscient et partisans d'une approche
pragmatique, tous les coups sont désormais permis
Les psys français n'ont plus le moral. Alors que la souffrance
sociale, affective ou mentale pousse des patients de plus en plus
nombreux dans les cabinets des thérapeutes, les «confidents
du mal de vivre» traversent eux-mêmes une crise profonde
d'identité. Tiraillés entre des conceptions de plus
en plus divergentes de leur métier et des théories
auxquelles ils se réfèrent, les psychiatres, les psychanalystes
et les psychothérapeutes sont en proie aux doutes et aux
confrontations. Le petit monde de la santé mentale, d'ordinaire
feutré et secret, est devenu un champ de bataille où
fusent les invectives, les accusations, les procès en sorcellerie
et les coups bas. Témoin de ce malaise, l'avalanche de livres
publiés récemment contre la psychanalyse, la discipline
reine qui dominait jusque-là toutes les autres et constituait
leur référence commune. Lancé à grand
bruit comme un impitoyable dossier dénonciateur, Le Livre
noir de la psychanalyse (les Arènes) est une attaque au vitriol
de l'œuvre de Freud et de ses héritiers, accusés
de charlatanisme et d'abus de pouvoir. Rédigé par
une éditrice assistée d'un historien et de trois thérapeutes
comportementalistes violemment antifreudiens, il qualifie la France
de pays «fossilisé», l'un des derniers au monde
où la psychanalyse fait encore recette, et passe en revue
tous les abus, dérives et mystifications dont celle-ci se
serait rendue coupable (lire l'interview d'Elisabeth Roudinesco).
Cette attaque n'est pas isolée. Plusieurs autres pamphlets
contre la théorie de l'inconscient ont fait récemment
leur apparition à la vitrine des librairies. Comme celui
de Michel Tort, psychanalyste et professeur à Paris VII,
Fin du dogme paternel (Aubier), qui remet en question la domination
masculine et la figure du père érigée par Freud
et Lacan. Ou celui du philosophe Didier Eribon, Echapper à
la psychanalyse (Léo Scheer), qui mène une charge
contre le pouvoir normalisateur de la théorie freudienne
envers les homosexuels et l'homoparentalité. Dans un registre
plus idéologique, citons encore Mensonges freudiens (Mardaga),
de Jacques Bénesteau, psychologue au CHU de Toulouse, qui
présente la psychanalyse comme «une prodigieuse rhétorique
de désinformation». S'indignant d'un passage de cet
ouvrage qui laisse entendre que Freud aurait contribué à
alimenter l'antisémitisme en Autriche avant la Seconde Guerre
mondiale, l'historienne Elisabeth Roudinesco a été
attaquée en diffamation pour avoir publié dans Les
Temps modernes une critique du livre où elle soulignait les
relations de l'auteur avec la nouvelle droite et le Club de l'Horloge.
Ces derniers ont perdu le procès, et Bénesteau ne
fait pas appel. «La psychanalyse a toujours fait l'objet de
critiques plus ou moins légitimes, voire de franches hostilités,
remarque Jacques Sédat, secrétaire du groupe de contact
qui fédère la plupart des écoles analytiques
françaises, mais on est passé récemment à
un autre registre: celui des règlements de comptes et des
procès d'intention.» Après une longue période
d'hégémonie, les explorateurs de l'inconscient se
voient aujourd'hui concurrencés par une nouvelle école
de pensée venue des Etats-Unis, celle des adeptes des thérapies
comportementales et cognitives (TCC), qui prônent une approche
rationaliste et pragmatique de la santé mentale. Longtemps
larvé, cet affrontement entre deux conceptions irréconciliables
du psychisme a pris récemment la tournure d'un affrontement
ouvert qui divise toute la communauté psy.
Serait-ce la fin de l'âge d'or de la psychanalyse?
Depuis la fin de la guerre, les concepts forgés par le médecin
viennois ont profondément marqué la psychiatrie, comme
la société tout entière. Après avoir
séduit les intellectuels et les artistes (notamment les surréalistes),
la psychanalyse s'est imposée en France à partir des
années 1960, où elle commence à être
enseignée dans les universités, avant d'envahir la
littérature, les médias, les discours politiques et
le langage courant. Confortés par la découverte des
neuroleptiques, qui permettent, à partir de 1952, de sortir
les «fous» des asiles, les psychiatres cherchent alors
à concilier la médecine avec les sciences humaines
et s'en emparent avec enthousiasme. Le paradigme freudien leur fournit
un cadre théorique et pratique qui donnera naissance à
la psychiatrie dite «humaniste», dont les principes
ont servi jusqu'à ces dernières années de référence
à tous les professionnels de la santé mentale. Cette
école considère que les symptômes ne traduisent
pas forcément la réalité du trouble mental
et cherche à appréhender le malade dans son contexte
global, en prenant en compte son histoire personnelle et familiale
à travers une relation thérapeutique d'écoute
et de compréhension. La fréquentation des divans devient
une étape incontournable pour les étudiants en psychiatrie
qui, une fois formés, se retrouvent souvent eux-mêmes
analystes.
Mais, depuis la fin des années 1980, ce modèle humaniste
a été mis à mal par des impératifs de
gestion et par de nouvelles conceptions de la maladie mentale fondées
sur des critères d'efficacité et de rentabilité.
Sous prétexte de poursuivre le mouvement antiasilaire initié
après guerre, et par souci d'économies, les gouvernements
successifs, de droite et de gauche, ont décidé de
réduire de façon drastique les services psychiatriques
dans les hôpitaux, désormais réservés
aux patients les plus lourds ou en crise, et de traiter les autres
malades dans des dispensaires, des hôpitaux de jour ou des
appartements thérapeutiques. Une réforme des études
médicales est lancée, qui ramène les psychiatres
égarés dans les sciences humaines dans le giron de
la médecine. Les différents plans de santé
mentale élaborés ces dernières années
prévoient la disparition de 40% d'entre eux d'ici à
dix ans et le transfert d'une partie de leurs compétences
aux professions paramédicales (infirmières, psychologues,
travailleurs sociaux), qui seront chargées du contact avec
les malades, pendant que les psychiatres se cantonneront au rôle
de superviseurs ou de coordinateurs des soins.
«Le problème, c'est que ces structures alternatives
qui devaient accueillir les malades en ville ont été
oubliées, remarque Hervé Bokobza, psychanalyste et
président de la Fédération française
de psychiatrie: 3 000 places seulement ont été créées,
alors qu'on a supprimé dans le même temps 30 000 lits
d'hôpital. Résultat, les patients se retrouvent souvent
à la rue, clochardisés, ou dans les prisons. A Paris,
40% des SDF sont des malades mentaux.» Le psychiatre Edouard
Zarifian partage son amertume: «Les listes d'attente s'allongent
à l'hôpital comme dans les cliniques et les cabinets
privés; on réduit les moyens des psys tout en leur
demandant de prendre en charge toute la misère sociale. Le
malade devient un ‘‘usager'', un ‘‘consommateur
de soins'' dont le traitement s'apparente de plus en plus à
la gestion des stocks.» La plupart des hôpitaux psychiatriques
ont ainsi mis en place un «programme médicalisé
du système informatique» qui consiste à coder
la pathologie de chaque patient selon une nomenclature précise
qui définit la durée du séjour et la thérapie.
On voit mal dans ces conditions comment les principes d'écoute
bienveillante prônés par les psychiatres français
d'après guerre pourraient perdurer.
Parallèlement à cette rationalisation gestionnaire,
on a vu apparaître dans les années 1980 un nouveau
courant de pensée ouvertement antipsychanalytique en provenance
des Etats-Unis, qui a redéfini la notion même de maladie
mentale pour la remplacer par celle de «trouble». Une
mutation qui s'est traduite sous la forme d'une sorte d'annuaire
des comportements pathologiques: le Manuel diagnostique et statistique
des troubles mentaux (DSM). Elaboré par l'Association américaine
de psychiatrie afin de donner un langage commun aux praticiens et
de faciliter l'évaluation de nouveaux médicaments
par des laboratoires pharmaceutiques, il répertorie des listes
de symptômes où toute référence à
l'inconscient, aux névroses ou à l'histoire personnelle
des patients est éliminée. «En médecine,
cela reviendrait à comparer tous les symptômes digestifs
sans tenir compte des maladies qui y correspondent», persifle
Roland Gori, psychanalyste et professeur de psychopathologie à
l'université d'Aix-Marseille. Régulièrement
remanié, le DSM a fini par s'imposer dans le monde entier
comme une référence incontournable pour tous les professionnels
de la santé mentale. Mais sous l'apparence de critères
objectifs, il donne en filigrane une notion de la normalité
en réalité fortement influencée par des considérations
idéologiques. La première édition mentionnait
ainsi l'homosexualité comme un «trouble de la sexualité»,
définition qui a finalement été retirée
à la suite de plaintes des associations gays américaines.
Entre soigneurs de l'esprit, des rancœurs tenaces
Considéré par les psychanalystes comme une machine
de guerre anti freudienne, le DSM a servi de point d'ancrage à
tout un mouvement «scientifique» qui cherche à
aborder les troubles psychiques comme des maladies organiques, en
s'appuyant sur la biologie, la génétique, la neurologie
ou l'imagerie médicale. Des psychologues américains
favorables à cette approche ont mis au point de nouvelles
formes de cure fondées sur les théories de l'apprentissage
et du conditionnement: les thérapies comportementales et
cognitives (TCC). Plutôt que de chercher l'origine hypothétique
de la souffrance dans le passé ou l'inconscient du malade,
elles visent à modifier ses comportements et ses habitudes
de pensée par des exercices pratiques et des mises en situation.
En schématisant, il s'agit d'apprendre au patient phobique
des araignées à apprivoiser progressivement les insectes
qui le terrifient. Les TCC ont l'avantage d'être brèves
et de ne pas coûter cher: le traitement se limite en général
à une quinzaine de séances, ce qui explique leur succès
aux Etats-Unis. Cette école a commencé à s'implanter
à partir des années 1990 en France, où ses
praticiens sont encore relativement peu nombreux (environ 500),
mais où leur influence n'a cessé de s'étendre,
notamment dans les universités. «On assiste depuis
quelque temps à une prise de pouvoir des cognitivistes dans
les départements de psychologie comme en psychiatrie, dénonce
Roland Gori. Les critères de recrutement des enseignants,
qui s'appuient sur des publications dans des revues scientifiques
agréées, ont été modifiés en
leur faveur: aujourd'hui, seuls sont pris en compte les articles
dans des journaux "biologisants", la plupart anglo-saxons,
alors que ceux estampillés sciences humaines sont ignorés.
Le freudisme est devenu politiquement incorrect, et les étudiants
qui entreprennent une psychanalyse le font en catimini, car c'est
très mal vu.» Cette influence grandissante des cognitivistes
commence pourtant à irriter: le Syndicat national des psychologues
vient d'envoyer une lettre de protestation aux présidents
d'université pour dénoncer la mise à l'écart
des candidats aux concours se référant à la
psychanalyse.
Méprisant les thérapies freudiennes, qu'ils jugent
verbeuses, coûteuses et inefficaces, les adeptes des TCC sont
en retour vilipendés par les analystes, qui les accusent
d'entretenir l'illusion d'une guérison à moindres
frais en pratiquant des reconditionnements aux résultats
superficiels ou transitoires. «L'analyse est un processus
qui s'adresse surtout aux gens relativement bien portants, dans
le cadre de ce qu'on appelle le développement personnel,
estime Christophe André, psychiatre à l'hôpital
Sainte-Anne dans une unité de thérapie comportementale
et cognitive. Mais elle n'aide pas un phobique à retrouver
une vie normale ni un déprimé à sortir de son
isolement. Notre boulot, c'est d'aider les gens qui souffrent; il
ne s'agit pas de formater les individus, mais de les rendre libres.
Je ne vois pas en quoi une approche scientifique de la maladie mentale
serait synonyme de déshumanisation.» Christian Vasseur,
psychanalyste et président de l'Association française
de psychiatrie, réplique que les TCC se réduisent
à de la suggestion: «Les comportementalistes proposent
des traitements codifiés, comme la guérison de la
boulimie en 15 séances, mais le résultat à
long terme est forcément un échec: ce qui est à
l'origine du symptôme n'est pas abordé. Ces thérapies
apportent des réponses toutes faites, alors que l'analyse
pose les vraies questions. Le plus désolant, c'est qu'aux
Etats-Unis, où ce courant est né et s'est imposé
massivement, les psychiatres en reviennent.»
Pendant longtemps, les deux courants se sont contentés de
s'ignorer. Mais la publication, en février 2004, d'un rapport
de l'Inserm (Institut national de la santé et de la recherche
médicale) qui visait à évaluer l'efficacité
des psychothérapies a mis le feu aux poudres. Réalisé
à partir d'une compilation d'études publiées
dans la littérature scientifique internationale, il comparait
les mérites respectifs de trois types de cure: analytique,
familiale et comportementaliste, et concluait à la supériorité
de ces dernières. Qualifié de mal ficelé et
de tendancieux par de nombreux spécialistes - et pas seulement
des analystes - il a finalement été désavoué
par l'ancien ministre de la Santé, Philippe Douste-Blazy,
après une campagne virulente menée par Jacques-Alain
Miller, gendre de Lacan. Il se trouve qu'un des responsables de
cette étude, Jean Cottraux, est aussi un des auteurs du Livre
noir de la psychanalyse… A la même époque se
tenait au Parlement un débat houleux sur le contrôle
des psychothérapeutes, profession sans statut précis
que le gouvernement a voulu réglementer pour protéger
les patients de l'influence des sectes et des charlatans. Après
moult tergiversations, une loi modifiant le Code de la santé
publique a finalement été votée en août
2004, qui leur impose une formation en psychologie clinique. Mais
les psychanalystes ont obtenu d'y échapper. Les deux affaires
ont déclenché des prises de bec mémorables
entre comportementalistes et analystes en laissant des rancœurs
qui ne sont pas près de s'effacer. Et les escarmouches continuent
sur d'autres terrains. Comme celui du traitement de l'autisme, où
l'opposition est particulièrement marquée entre les
tenants d'une approche «humaniste» et le courant biologisant,
qui attribue à la maladie des causes purement organiques,
alors qu'une double approche reste d'autant plus nécessaire
qu'il existe plusieurs formes d'autisme. En juillet dernier, quatre
associations de familles d'autistes ont saisi le Comité national
d'éthique en dénonçant les traitements psychanalytiques
«obsolètes et abandonnés depuis de nombreuses
années aux Etats-Unis» et en demandant qu'on leur donne
accès aux «projets thérapeutiques intégrant
les données de la psychologie cognitive et comportementale».
Cette guerre entre les soigneurs de l'esprit n'est pas sur le point
de se terminer. Un an après le vote de la loi sur les psychothérapeutes,
le ministère de la Santé est toujours en train de
peaufiner les décrets d'application - difficiles à
rédiger puisque deux des alinéas de la loi sont contradictoires
- qui devront définir par qui et comment ces praticiens seront
formés à la psychologie clinique. Un marché
juteux en termes de crédits et d'influence. Dans les cabinets
feutrés des psys des deux bords, on affûte déjà
les couteaux…
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