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Libérer les flux du désir
Catherine Halpern

Origine : Sciences Humaines N° Spécial N° 3 - Mai -Juin 2005
Foucault, Derrida, Deleuze : Pensées rebelles
http://www.scienceshumaines.com/

Livre symbole de l'après-68, L'Anti-Oedipe est un ouvrage iconoclaste. Ne ménageant guère la psychanalyse, il défend une conception positive du désir libéré du carcan familial que la figure du schizophrène nous permet de mieux comprendre.

En 1969, Gilles Deleuze le philosophe rencontre Félix Guattari le psychanalyste. Trois ans plus tard, ils publient L'Anti-Œdipe (1), un livre étrange écrit à quatre mains. Premier fruit d'une collaboration atypique, L'Anti-OEdipe est un ovni dans le ciel philosophique. Par son style déjà : grossier, diront certains, en tout cas ébouriffant et bien loin du lourd esprit de sérieux qui pèse sur la production philosophique universitaire. « Ça chie, ça baise », lit-on dès la troisième ligne. Par ses idées surtout : L'Anti-Œdipe constitue une manière révolutionnaire de penser le désir. Ah ! Cela sent mai 1968, rétorquera-t-on. Sans nul doute. Et même l'échec de mai 68 : porté par le souffle de cette folle équipée et par une soif inextinguible de liberté, L'Anti-Œdipe cherche aussi à comprendre ce qui n'a pas marché...

Première erreur trop souvent commise : penser le désir sur le mode du manque. Pourtant, telle semble la lancinante leçon assenée de toutes parts : nous désirons ce que nous n'avons pas. Déjà Platon dans Le Banquet relatait le mythe d'Eros. Fils de Poros (en grec, « expédient ») et de Penia (« manque », « pauvreté »), Eros est toujours dans l'indigence mais, rusé (il est bien le fils de son père), il guette les choses belles et bonnes qu'il traque sans cesse. Jacques Lacan que L'Anti-OEdipe tient en ligne de mire pense également le désir sur le mode du manque mais aussi de l'interdit.

Or, pour G. Deleuze et F. Guattari, « ce n'est pas le désir qui s'étaie sur les besoins, c'est le contraire, ce sont les besoins qui dérivent du désir : ils sont contre-produits dans le réel que le désir produit (2) ». Ce faisant, ils reprennent l'enseignement de Baruch Spinoza qui lui aussi refusait cette conception négative du désir : nous ne désirons pas une chose parce que nous la jugeons bonne mais c'est parce que nous la désirons que nous la jugeons bonne.

Désir n'est pas plaisir

Le désir ne manque pas d'objet, il est sans objet, il ne vise que sa propre prolongation. C'est cela l'immanence du désir. Comme G. Deleuze l'expliquera plus tard dans Dialogues (avec Claire Parnet, 1977), il ne faut pas penser le désir comme un pont entre un sujet et un objet : « Le désir n'est donc pas intérieur à un sujet, pas plus qu'il ne tend vers un objet : il est strictement immanent à un plan auquel il ne préexiste pas, à un plan qu'il faut construire, où des particules s'émettent, des flux se conjuguent. Il n'y a désir que pour autant qu'il y a déploiement d'un tel champ, propagation de tels flux, émission de telles particules (3). » Plutôt que de parler simplement de désir, G. Deleuze et F. Guattari préfèrent donc parler de « machine désirante », car c'est dire ainsi que le désir est productif.

Replacer L'Anti-Œdipe dans un contexte soixante-huitard peut induire en erreur sur la nature du désir dont parlent ses auteurs. Non, il ne s'agit pas d'évoquer une sexualité débordante, l'hédonisme, le « peace and love » ou tout autre élément du folklore hippie. Il ne faut pas confondre désir et plaisir : « En parlant de désir, nous ne pensions pas plus au plaisir et à ses fêtes (4). » Le plaisir, s'il est agréable, n'en reste pas moins ce qui vient plutôt interrompre le processus du désir. G. Deleuze et F. Guattari refusent « les alliances toutes faites entre désir-plaisir-manque ». Pour comprendre pourquoi le plaisir n'est pas la norme du désir, il suffit de prendre l'exemple de l'amour courtois, agencement spécifique de désir que l'on trouve à la fin de l'époque féodale. L'amour courtois ne cesse de repousser le plaisir. Mais, loin de refuser le désir, l'amour courtois repousse toujours le plaisir parce que la décharge du plaisir interrompt le désir. L'amour courtois n'est donc pas privation mais au contraire le processus même du désir. Ce qui fait qu'en dépit des apparences, « l'ascèse a toujours été la condition du désir, et non sa discipline ou son interdiction (5) ».

Deuxième élément : la théorie du désir que propose L'Anti-Œdipe n'est pas purement subjective. Le désir ne doit pas seulement être pensé à l'échelle de l'individu, mais également comme une force de production présente dans les sociétés. Ce que propose donc L'Anti-OEdipe, c'est de réinterpréter les rapports entre marxisme et psychanalyse. Le désir est partout et pas seulement dans la psyché : « La première évidence est que le désir n'a pas pour objet des personnes ou des choses, mais des milieux tout entiers qu'il parcourt, des vibrations et flux de toute nature qu'il épouse, en y introduisant des coupures, des captures (...). En vérité, la sexualité est partout : dans la manière dont un bureaucrate caresse ses dossiers, dont un juge rend la justice, dont un homme d'affaires fait couler l'argent, dont la bourgeoisie encule le prolétariat, etc. (6) » Et il n'est pas besoin pour penser le désir à ces grands ensembles de le sublimer ou d'y voir des métaphores. Il faut penser le désir à des échelles différentes, aussi bien au niveau moléculaire que molaire pour reprendre la terminologie de G. Deleuze et F. Guattari.

Le familialisme, voilà l'ennemi !

L'Anti-Œdipe se livre alors à une violente critique de la psychanalyse et en premier lieu de son usage du trop célèbre complexe d'Oedipe: « Au lieu de participer à une entreprise de libération effective, la psychanalyse prend part à l'oeuvre de répression bourgeoise la plus générale, celle qui a consisté à maintenir l'humanité européenne sous le joug de papa-maman et à ne pas en finir avec ce problème-là. » Le familialisme, voilà l'ennemi ! Les psychanalystes seraient coupables de réduire tous les désirs à des questions de papa-maman. Le titre du deuxième chapitre est éloquent : « Psychanalyse et familialisme : la sainte famille » (petit clin d'oeil à Karl Marx et Friedrich Engels en passant). Quel que soit le récit que fait l'analysé sur son divan, il se voit d'emblée réduit à une histoire de famille. Les énoncés sont toujours surcodés, déformés, détournés : « Quand les enfants de Melanie Klein disent "un ventre", "Comment les gens grandissent-ils ?", Melanie Klein entend "le ventre de mon papa", "Serai-je grand comme mon papa ?" (7). » Au fond, la psychanalyse empêche les gens de parler.

Contre cette analyse qui rabat tous les énoncés sur des histoires de famille, G. Deleuze et F. Guattari exigent que l'on écoute vraiment le délire : « L'inconscient ne délire pas sur papa-maman, il délire sur les races, les tribus, les continents, l'histoire et la géographie, toujours un champ social (8). » La psychanalyse loin d'aider ses patients participe à l'entreprise générale de répression sociale. On pourrait rétorquer que dans L'Anti-Oedipe, les références à la psychanalyse sont souvent allusives, les exemples convoqués rapidement, le ton agressif et mordant. Le livre n'a en ce sens rien d'universitaire et ressemble davantage à un manifeste qu'à un traité.

En fait, pour les auteurs, la vérité du désir nous est donnée par la figure du schizophrène. « La promenade du schizophrène : c'est un meilleur modèle que le névrosé couché sur le divan », affirment-ils dès la première page. Le lecteur peut être alors pris d'une subite envie d'arrêter là sa lecture. Tentons de le retenir encore un peu. Non, G. Deleuze et F. Guattari ne font pas l'apologie du schizophrène d'hôpital en pleine catatonie. En fait, ils reprennent certaines thèses de l'antipsychiatrie sur la schizophrénie. L'antipsychiatre Ronald Laing tenait ainsi la schizophrénie pour un voyage, une percée (breakthrough) dont l'échec aboutit à un effondrement (breakdown) qui fait du schizophrène un schizophrène d'hôpital. Le schizophrène dans sa percée aurait beaucoup à nous apprendre. Pour les deux penseurs, à travers son expérience, le schizophrène nous révèle ainsi que le désir est machine. C'est ce que montre l'exemple de Joey, l'enfant-machine, analysé par Bruno Bettelheim dans La Forteresse vide (1967). Le petit Joey ne mange, ne défèque ou ne bouge qu'en se branchant sur des machines imaginaires qu'il semble actionner. Comme Michel Foucault dans l'Histoire de la folie à l'âge classique (1961), G. Deleuze et F. Guattari se réfèrent également beaucoup à la figure d'Antonin Artaud. Est-ce un retour romantique à la figure du fou génial ? Quoi qu'il en soit, on retrouve cette idée que l'expérience de la folie, ici du schizophrène, peut aussi être une expérience de vérité révélant le désir et l'inconscient dans leur pureté.

L'inconscient n'est pas un théâtre, mais une usine

D'où l'idée ? d'aucuns la trouveront saugrenue ? d'une schizoanalyse, laquelle n'est rien moins qu'une psychanalyse alternative. Principe cardinal de la schizoanalyse : ne pas interpréter, mais s'interroger sur le fonctionnement : « Le schizoanalyste n'est pas un interprète, encore moins un metteur en scène, c'est un mécanicien, micromécanicien. (...) Il s'agit de trouver quelles sont les machines désirantes de quelqu'un, comment elles marchent, avec quelles synthèses, quels emballements, quels ratés constitutifs, avec quels flux, quelles chaînes, quels devenirs dans chaque cas (9). » D'où le credo : l'inconscient n'est pas un théâtre, mais une usine. Au-delà des principes généraux de cette schizoanalyse, il n'est pas aisé de cerner en quoi concrètement elle pourrait consister. A-t-elle jamais du reste été pratiquée ? Plus qu'une pratique, il s'agirait peut-être davantage d'une manière provocatrice de contrer la psychanalyse plus que de proposer un modèle concurrent ? Si la psychanalyse a découvert les productions inconscientes, elle a malheureusement échoué selon eux à les comprendre.

L'Anti-Œdipe a pu irriter, mais rencontra un très vif succès. Il était le symbole d'une génération éprise de liberté qui souhaitait assumer ses désirs. Livre symptôme alors qui n'aurait plus grand intérêt aujourd'hui ? Phénomène de société dépassé ? Il serait sans aucun doute réducteur de s'en tenir là. L'Anti-Oedipeapparaît surtout comme une tentative nouvelle et stimulante de penser le désir, de manière à la fois plurielle et positive. Après le courant antipsychiatrique qui avait remis en question l'institution asilaire, L'Anti-Œdipe voulait mener la même tâche pour la psychanalyse alors triomphante, grâce surtout à J. Lacan. Et de même sans doute que les antipsychiatres, loin de vouloir tout bonnement détruire la psychiatrie, cherchaient des voies nouvelles, G. Deleuze et F. Guattari offraient à une psychanalyse « embourgeoisée » l'occasion de se remettre en cause. Revenant sur L'Anti-Oedipe, G. Deleuze dans un entretien notait : « C'est Lacan qui a dit : "On ne m'aide pas." On allait l'aider schizophréniquement. » (entretien avec Catherine Clément, L'Arc, n° 49, 1972) Ont-ils réussi à faire bouger les choses ? Revenant sur ce point en 1980 lors de la parution du deuxième tome de Capitalisme et Schizophrénie, Mille Plateaux(10), G. Deleuze était bien pessimiste : « L'Anti-Oedipe est après 68 : c'était une époque de bouillonnement, de recherche. Aujourd'hui il y a une très forte réaction. C'est toute une économie du livre, une nouvelle politique, qui impose le conformisme actuel. (...) Et puis, une masse de romans redécouvrent le thème familial le plus plat, et développent à l'infini tout un papa-maman (...). C'est vraiment l'année du patrimoine, à cet égard L'Anti-Œdipe a été un échec complet. »


NOTES

[1] G. Deleuze et F. Guattari, L'Anti-OEdipe, premier tome de Capitalisme et Schizophrénie, 1972, rééd. Minuit, 1995.

[2] Ibid.

[3] G. Deleuze et C. Parnet, Dialogues, 1977, rééd. Flammarion, 1992.

[4] Ibid.

[5] Ibid.

[6] G. Deleuze et F. Guattari, L'Anti-OEdipe, op. cit.

[7] Ibid.

[8] G. Deleuze, Pourparlers, 1972-1990, 1990, rééd. Minuit 2003.

[9] G. Deleuze et F. Guattari, L'Anti-OEdipe, op. cit.

[10] G. Deleuze et F. Guattari, Mille Plateaux, second volume de Capitalisme et Schizophrénie, 1980, rééd. Minuit, 1997.