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Levinas ou le cache-misère de l’éthique
Besbes Samir

Qui est Levinas ?
Levinas nous répond qu’il est « un philosophe juif » car pour lui il n’y a aucune contradiction entre la pensée philosophique et la pensée religieuse. L’essentiel de sa philosophie se fonde sur des commentaires bibliques talmudiques et des exégèses inspirées de la Torah. Sa pensée rassemble de façon étrange d’une part Athènes et Jérusalem et d’autre part la Bible et les Grecs. Ainsi on est devant philosophe « juif et européen » à la fois. Sa philosophie est essentiellement une éthique s’inspirant du judaïsme et dont le sens fondamental est moral.

Benny Lévy l’un des spécialistes en l’exégèse de la pensée de Levinas et dans la ligne de Levinas nous révèle que la question de Dieu est sans doute le cœur de l’actuel. A la fin des temps il y aura un dévoilement, ce qui est caché dans notre temps et dans notre monde est promis à se dévoiler. La question de Dieu revient apocalyptiquement par explosion du dévoilement. La rationalité rationalisante et hégémonique connaît des moments difficiles du fait des désastres qu’elle a pu engendrer (à la fois humaines et écologiques). La fin de la philosophie (et avec elle de l’histoire) annoncée par Hegel et par Fukuyama signifie pour Levinas que la raison doit céder la place au raisonnable :
« Le moment où dans l’histoire spirituelle de l’occident la philosophie devient suspecte n’est pas quelconque. Reconnaître avec la philosophie ou reconnaître avec philosophie que le réel est raisonnable et que seul le raisonnable est réel et ne pas pouvoir étouffer ni couvrir le cri de ceux qui, au lendemain de cette reconnaissance, entendent transformer le monde, c’est déjà marcher dans un domaine de sens que l’englobement ne peut comprendre et parmi des raisons que la « raison » ne connaît pas, et qui n’ont pas commencé dans la philosophie. Un sens témoignerait donc d’un au–delà qui ne serait pas le no man’s land du non– sens où s’entassent des opinions. Ne pas philosopher ne serait pas « philosopher encore » ni succomber aux opinions. Sens témoigné dans les interjections et dans les cris, avant de se dévoiler dans les propositions, sens signifiant comme commandements, comme ordre que l’on signifie ».
De Dieu : p 126

Seul le raisonnable est réel. Il ne relève pas du domaine de la raison. Ce réel ne se dévoile qu’à une catégorie de gens qui « entendent transformer le monde » et lui donner un sens que « la raison » ne connaît pas et ne peut connaître et comprendre. Le dévoilement entre dans la catégorie du divin. Le sens se dévoile et signifie « comme commandement ».
Cornélius Castoriadis signale dans « Sujet et vérité » (Page 134) que les courants théologiques ont été contaminés par ce qu’il appelle « l’émergence du projet d’autonomie » dans l’histoire et par les changements qu’ont connu les différentes sociétés : « le cas le plus clair, le plus grandiose c’est la religion hébraïque avec la fantastique activité interprétative (et il y a son équivalent dans toutes les religions monothéiques) qui s’est développée dans les différentes écoles de Talmud … activité qui n’est pas là chez les Grecs, invention judaïque qui est la reprise du questionnement grec dans le cadre de la fidélité à un texte (fidélité qui devient à la limite pratiquement nulle puisque l’interprétation peut presque tout dire à condition de rester fidèle à une invocation de la Torah. On peut trouver des Talmudistes qui frôlent l’athéisme).

Décréter la fin de la philosophie (et je dirais la pensée libre en général), critiquer la rationalité et annoncer comme l’a fait Schelling qu’il faut rompre avec la philosophie des concepts ou l’achever (philosophie négative) pour faire place à la philosophie positive, celle de la révélation n’est en rien un dépassement de cette rationalité mais bel et bien un retour en arrière.

La critique de la rationalité instrumentale et de l’utilitarisme n’est pas synonyme de refus de la raison. Réfuter le rationnel et dépasser la philosophie des concepts pour un raisonnable révélé et dévoilé est une voie qui nous mène nulle part car il faut aussi définir ce que signifie « raisonnable ». On revient à la philosophie des concepts. La connaissance scientifique, philosophique, et toute connaissance utilise des concepts et ne peut s’en passer. Elle isole, délimite, détermine, crée et imagine. Mais cette connaissance doit accepter aussi que ces déterminations et ces délimitations sont l’œuvre de son activité et donc sujettes à un dépassement à tout moment de l’histoire : c’est la relativité des savoirs (non pas seulement d’un point de vue historique). On ne peut être contre le rationnel en général mais on doit refuser l’esprit rationalisant et déterministe et hégémonique.

La notion du dévoilement est bien présente dans toutes les pensées religieuses et dans le monothéisme. En effet, la démarche de Levinas (ainsi que celle de Benny Lévy) rappelle celle d’: Al – Ghazali, un théologien érudit musulman qui fut un « anti–intellectualiste » et ennemi féroce d’Averroès (Ibn Rochd) et qui a réussi à donner un coût d’arrêt général à tout le mouvement philosophique d’inspiration grecque au sein de l’Islam. Il a écrit un livre intitulé : « Tahafut al – falasifa » (la prétention des philosophes) où il dénie à la raison le pouvoir de tout connaître. Pour lui il y a une autre façon d’appréhender la réalité : c’est « Al – Kachf » (et « Kachafa » en arabe veut dire découvrir et dévoiler). Al – Ghazali était à la fois un philosophe et un mystique. Il a nié des notions telles que la causalité dont Dieu seul connaît les secrets. Si la philosophie est incapable de « dévoiler » la réalité, la raison est loin de pouvoir tout savoir, la pensée religieuse, quant à elle,
permet de dévoiler les secrets des parties et de la totalité et ceci grâce à une « lueur que Dieu projette dans les âmes » des prophètes et d’une minorité bien choisie (disons élue). Levinas pense également que la « reconnaissance du raisonnable » et du sens n’est pas l’apanage de tous ou de qui veut mais elle est seulement permise à ceux pour lesquels le réel s’est « dévoilé » et ceux – ci seuls ont l’obligation et la responsabilité de « transformer le monde ».
Comme l’a souligné Benny Lévy, toute l’œuvre de Levinas consiste à retrouver un rapport à Dieu « naturel », un Dieu qui s’impose naturellement à la pensée humaine. Levinas s’attaque à ce que la philosophie (négative) « omet » de « dire » et à ce qu’elle oublie et néglige à travers son « dit » en prêtant l’oreille au « dire » d’une sensibilité primaire et inépuisable et d’une corporéité qui n’est pas de l’ordre de la possession. Contestant le Cogito cartésien et mettant en cause la relation sujet – objet qui a prévalu et qui donne le primat à la conscience et à la présence, Levinas semble plutôt soucieux de la corporéité, de l’affection et de la sensibilité.

Ainsi dans « autrement ou au-delà de l’essence » il développe une pensée ouverte aux autres qui conçoit le Soi à travers ses relations avec les autres revendiquant ainsi une hospitalité infinie de telle sorte que :
« je suis noué aux autres avant d’être noué à mon corps »
Autrement qu’être ou au-delà de l’essence
C’est ainsi qu’on trouve chez Levinas un attachement particulier à la notion de caresse.

La conception du Soi à travers les autres, « ce pluralisme de l’existence » s’accorde avec une conception du temps qui nous est ouvert et donné par l’autre (Temps et l’autre) ; l’être est une totalité.

« la relation avec autrui introduit en moi ce qui n’est pas en moi. Cette action sur ma liberté met précisément fin à la violence et à la contingence et en ce sens aussi instaure la raison ».
Totalité et infini p 223
Cette même idée est défendue dans : « Autrement et au-delà de l’essence ». Levinas ne prétend pas fonder une éthique à proprement parler mais faire éclater le sujet en un « pour l’Autre » précédant tout « pour Soi », car l’éthique pour Levinas c’est la rencontre de l’autre homme.

La subjectivité en tant que « pour l’Autre » se pense ainsi comme désintéressement et comme passivité plus passive que toute passivité. La subjectivité est message pour l’Autre « vouée sans se vouant » ne se connaissant et ne « connaissant » sa corporéité qu’à partir de l’appel de l’autre. Mais cette conception du sujet réduit l’individu à une particule dissoute dans un réseau de déterminations. Pourtant disait Castoriadis, ce même sujet est capable d’une visée de vérité. Même pris dans ce réseau il est capable de déterminer autrement et viser une liberté, une justice comme telle. Ce sujet « pour l’Autre » est malgré tout capable d’émettre des jugements propres (voir Sujet et vérité, p 117).

« La réflexion implique la possibilité de la scission et de l’opposition interne… donc aussi la possibilité de la mise en question de soi même » (Cornélius Castoriadis, L’état du sujet aujourd’hui, Le monde morcelé, p 211). Même pris dans une société fermée, le sujet est capable d’activité délibérée et de volonté. La première réflexion est à soi–même et ceci implique « une connaissance de son propre état », une capacité d’auto–réflexion et d’imagination. « L’interaction véritable avec d’autres subjectivités signe quelque chose d’inouï dans le monde : le dépassement de l’extériorité réciproque (lequel) est médiatisé par la signification comme dimension imperceptible » (Idem). Le sujet projette et introjecte des significations moyennant le langage ; il reçoit des significations de la société mais est capable aussi de création et de production « et cela signe le monde humain et c’est aussi la condition de la discussion et de l’action en commun » (Sujet et vérité page 205). Ricœur
craint, à juste titre, que la position de Levinas pousse à une mésestime de soi. La conception Levinassienne du sujet nous conduit à sa conception de la justice qu’il développe à partir de sa « leçon talmudique » (sur laquelle on reviendra).

1) Levinas l’humaniste :
Le Moi égoïste isolé est réfuté et mis en cause dans son bonheur de vivre par la rencontre d’Autrui. L’impulsion éthique que défend Levinas ne provient pas du Moi mais de la révélation d’Autrui :
« autrui est autrui en raison de son altérité même ».
Le temps et l’autre p 75
Ce n’est donc pas le concept, ni mon alter ego, c’est plutôt l’infini se manifestant par la parole support d’une « irréversibilité de la relation du Moi et de l’Autre ». Cette relation n’appartient pas à la sphère de la connaissance mais à celle de la morale et de l’éthique :
« La morale commence lorsque la liberté, au lieu de se justifier par elle-même se sent arbitraire et violente ».
Totalité et infini p 59
La liberté signifie à la fois responsabilité et obligation, celles–ci incombent en premier lieu au « peuple élu » le premier à « pouvoir répondre à l’appel ».
« Laisser des hommes sans nourriture est une faute qu’aucune circonstance n’atténue ». Totalité et infini p 175
Dans « Autrement qu’être » Levinas conçoit la responsabilité pour Autrui qui devient constitutive du Moi et de ma propre subjectivité et qui doit précéder la liberté et même l’être.

On doit se sentir responsable même des malheurs subis par Autrui. C’est :
« l’obsession pour l’opprimé autre que moi ».
Autrement qu’être p 70
même si cela s’est produit dans le passé. Mais qui est cet Autrui ? Ce sont « mes Proches », « mon Peuple ».
« Ils sont déjà les autres et pour eux je réclame justice ».
(Ethique et infini) page 106
Levinas veut mettre toute l’humanité en otage en la culpabilisant pour des horreurs et des massacres commis par Autrui à l’encontre de son « peuple » et de ses « proches ». Mais il y a une autre façon d’assumer cette responsabilité. C’est de lutter contre toutes les formes d’oppression et d’atteinte à la vie humaine auxquelles on assiste aujourd’hui. Devenir prisonnier d’une mémoire, c’est empêcher toute possibilité de dépassement. Je ne me sens pas coupable d’un génocide ou d’un ethnocide commis par des criminels ou des fascistes mais cela ne signifie pas que je nie ces faits et ces vérités ou que je les tolère. Toutes ces horreurs renforcent en moi le sentiment de liberté et de justice pour que de tels crimes ne soient plus commis et ceci quelque soit le peuple qui les a subis. Mon indignation ne se limite pas aux crimes commis à l’encontre de « mon peuple ». Je suis tunisien et arabe mais je n’accuse en aucun cas le peuple français des crimes commis par les colonialistes français
comme je ne peux accuser tous les juifs d’être responsables des crimes perpétrés par l’Etat d’Israël contre les palestiniens. Levinas nous demande de nous substituer à Autrui (non pas uniquement l’Autrui opprimé mais aussi l’oppresseur). Cet autrui présuppose un autre Autrui, le Tiers. A ce stade la responsabilité ne suffit plus.

Il faut de la justice et là commence la sagesse grecque que « la Bible elle-même recommande »
A l’heure des nations p 156
Mais à ma connaissance et jusqu’à nouvel ordre l’expérience démocratique grecque a précédé la Bible et les Athéniens n’ont pas attendu la Bible pour « demander justice et délibération… juger et Etat et instances politiques » (Idem).

Par contre la Bible et l’éthique religieuse en général n’ont pas empêché les massacres et les horreurs perpétrés en leurs noms.

Levinas reconnaît que cette justice a été à maintes reprises outragée. Vient alors l’éthique Levinassienne pour nous sauver et nous délivrer de la raison politique aveugle, une éthique qui sera la « philosophie première » devenue elle-même « philosophie dernière ». De l’éthique à l’éthique : la boucle est bouclée. Mais qui garantira que l’éthique Levinassienne ne soit pas elle-même transgressée ?
Hegel, critiquant Kant, disait à propos de la « belle âme » que « la conscience du devoir (qui) se comporte seulement en appréhendant c'est-à-dire passivement … et s’est conservée dans sa pureté car elle n’agit pas …. est l’hypocrisie qui veut qu’on prenne pour opération effective le fait de juger et au lieu de montrer la droiture par l’action, la montre seulement par la proclamation de ses excellentes dispositions ». Même en se posant comme Autrui et en accueillant en nous même Autrui on s’engage et le sujet ne disparaît pas pour autant.

Les belles paroles ne remplacent en aucun cas la réalité. Que de discours retentissants sur la liberté, la justice, l’amour de l’autre sont prononcés par les plus grands despotes ! Dans le cas de Levinas il s’agit d’une éthique de l’Autre qui, dans les faits, ne fait que nuire à l’autre ( soutien inconditionnel à la guerre des six jours, soutien ouvert et déclaré à Moshé Dayan, soutien au délogement de la population palestinienne et aux colonies sauvages de peuplement). La philosophie première qui refuse la raison au nom du raisonnable et confond sujet et Autrui ne fait que fuir la responsabilité par « dignité morale ». Sous couvert d’éthique Levinas propage une idéologie des plus racistes mais avec une hypocrisie raffinée de telle sorte que ses belles paroles arrivent à cacher, pour certains, le vrai visage de notre éminent philosophe.

Levinas a des adeptes partout dans le monde. Ecoutons Benny Lévy, ancien leader de la « gauche prolétarienne » qui s’est converti au judaïsme et s’est spécialisé dans l’exégèse des écrits de Levinas : « Les juifs français n’étaient pas, ne pouvaient pas être d’abord français, identitairement français et accessoirement juifs, mais bel et bien juifs d’abord et subsidiairement français comme ils avaient été sous d’autres cieux, à d’autres époques, Russes, Marocains, Polonais …. ». Le fond commun de la pensée de Benny Lévy et de Levinas peut être résumé ainsi : Mon identité première est ailleurs et de ce fait j’incarne l’universel qui échappe à tous les rationalismes et à tous les systèmes et je ne peux être, ni aliéné à une place ou à un lieu, ni réduit à un communautarisme (défini par rapport à un espace et à un lieu). Ma position au dessus des nations, des régions, des localités, fuyant tout particularisme me procure une capacité me permettant de dépasser tous les systèmes de pensée
et toute rationalité. Ma philosophie première est en quelque sorte le récipient et le contenant de tous ces systèmes de pensées sans pour autant être réduite à l’un d’eux. La position de Levinas ne diffère en rien de celle d’un Jacob Kaplan qui affirmait que l’originalité du judaïsme a été de pétrir dans un tout invisible « la religion d’un peuple et la morale universelle » et c’est pour cela qu’il a la mission d’instruire et d’éclairer non seulement les juifs, mais l’humanité toute entière.

« La pureté morale, la dignité morale, ne se jouent pas en tête à tête avec Dieu mais parmi les hommes »
Difficile liberté p 319
A Levinas l’honneur d’adhérer à l’une des doctrines religieuses la plus universelle, à nous de subir ses instructions morales qui nous éclairent. Nous sommes devant un guide spirituel qui se soumet aux commandements et s’efforce de bien interpréter les lois divines inscrites dans la Torah pour rayonner ensuite et nous tracer le chemin à suivre.

Levinas pense que :
«Si l’on veut demeurer citoyen des grandes nations d’Occident, participer à leurs valeurs, assurer les devoirs qui en découlent mais rester juif, il faut se résoudre à une discipline nouvelle … Il faut ressusciter une science juive….. Ces vieux textes enseignent précisément l’universalisme épuré de tout particularisme du terroir, de toute souvenance végétale, la solidarité d’une nation unie par les idées »
Difficile liberté p 330
Levinas a placé ses espoirs dans l’Ecole Nationale Israélite Orientale et a recommandé « une excellence pour les élèves des écoles juives …. indispensable pour la formation de nos maîtres … (exigeant) un enseignement doctrinal et philosophique … donné au niveau des esprits cultivés … ». D’un autre coté il est contre tout enfermement car
« le culte … jalousement privé, il respire en serre chaude, ne prolonge aucune énergie vitale, ne se prolonge pas dans la vie »
Difficile liberté p 318
D’une part on prône un universalisme « épuré de tout particularisme du terroir » et de l’autre on invite les juifs à un particularisme qui « s’exerce dans les territoires des autres ». Car pour Levinas le judaïsme incarne l’universalisme et le texte de la Torah n’est d’aucun système, il est l’Antérieur de tous les systèmes.

Levinas n’est qu’un théologien et son éthique inspirée des textes bibliques et du Talmud n’ajoute rien à ce qui a été dit à maintes reprises et à des moments historiques divers, sur la morale, l’amour d’autrui, la solidarité, l’altruisme, la justice etc.… Si on considère Levinas comme un philosophe alors pourquoi refuser ce titre à d’autres théologiens chrétiens, musulmans, bouddhistes et autres ? D’autre part, si le judaïsme incarne l’universel, s’il est la religion d’une minorité élue et unie par le sang, si les adeptes de la Torah (contrairement aux autres monothéismes) ne devaient en aucun cas propager les croyances « qui sont trop belles pour les autres » (Castoriadis) alors comment peut-on se fier aux résultats d’une démarche fondamentalement religieuse sans pour autant adhérer à ses préceptes (pas par refus de notre part mais du fait qu’on n’est pas considéré parmi le peuple élu).

En vérité, depuis la fin de la deuxième guerre mondiale et depuis que l’humanité et l’occident tout particulièrement a pris conscience de la réalité des crimes, des atrocités et des horreurs commis à l’encontre des Juifs par le fascisme et ses collaborateurs, un sentiment de culpabilité s’est emparé de tout le mouvement intellectuel et philosophique. Le mouvement sioniste auquel adhère Levinas et qui a collaboré avec le fascisme et a nui même aux juifs (David Ben Gourioun, Golda Meir et Itshak Shamir, anciens chefs du gouvernement israélien ont collaboré étroitement, aussi bien sur le plan administratif, politique qu’économique avec le fascisme et Hannah Arendt est bien placée pour nous raconter leurs intrigues dans Eichmen à Jerusalem affirmant que « la lutte contre l’antisémitisme ne faisait pas partie des postulats sionistes ») a profité de cette situation propice pour imposer une sorte de terrorisme intellectuel de telle sorte qu’un grand penseur comme Cornélius Castoriadis (bien
que je ne suis pas toujours en accord avec ce qu’il affirme) est presque passé inaperçu à cause de ses positions claires, son engagement philosophique et politique (voir ses réflexions sur la religion, le racisme, l’autonomie, la démocratie, l’imaginaire, etc..) alors que Levinas dont la doctrine n’est qu’une exégèse des textes bibliques est considéré comme une référence. Magazine Littéraire lui a consacré tout un numéro. La mode de notre temps veut qu’on n’interroge pas la pensée (si c’en était une) dans sa totalité mais on se fie aux belles paroles d’un « humaniste » et à ses « versets » éthiques.

2) Levinas l’écologiste :
L’écologie de Levinas n’est pas sécularisée comme l’exigent les différents mouvements écologistes (ceci n’empêche que la pensée de Levinas est présente et est citée comme référence dans la littérature écologiste en général). L’écologie chez Levinas, est appréhendée par le côté éthique qu’elle soulève :
« Les contradictions qui déchirent le monde raisonnable, issu prétendument de la législation transcendantale ne revivent–elles pas l’identité du subjectif ? qu’une action puisse être embarrassée par la technique destiné à la rendre efficace et aisée ; qu’une science, née pour embarrasser le monde le livre à la désintégration ; qu’une politique et une administration guidées par l’idéal humaniste, maintient l’exploitation de l’homme par l’homme et la guerre – ce sont là de singulières inversions des projets raisonnables, disqualifiant la causalité humaine et par là même, la subjectivité transcendantale comprise comme spontanéité et acte. Tout se passe comme si le Moi, identité par excellence, faisait défaut à lui – même, n’arrivait pas à coïncider avec lui – même ».
Humanisme de l’autre homme 1972, p 97
La raison qui s’est emparée de la nature et la croyance en sa maîtrise absolue sont destructrices de l’environnement. On peut se mettre d’accord sur le constat mais ceci n’équivaut pas à une similitude des conclusions. Le « sujet » (pas n’importe lequel) a nié l’altérité de la nature et de la culture et s’est érigé en maître et possesseur du monde. Mais il ne faut réduire la question à une attitude individuelle. Ce n’est pas en me délivrant du Moi, même si c’est pour rencontrer l’Autre, qu’un comportement général va être remis en cause. La responsabilité est commune à tous. Ce n’est pas le dépassement du Moi qui va me responsabiliser mais c’est plutôt le sentiment de responsabilité, sentiment subjectif, mais qui n’a de sens que s’il s’adresse à la scène politique, qui va me permettre de critiquer, de m’exprimer et d’agir.

Le trait le plus significatif de la façon avec laquelle Levinas appréhende les questions écologiques c’est qu’elle est profondément imprégnée par sa pensée religieuse.

La nature est devenue le fondement de l’expérience religieuse, elle est investie d’une histoire.

La nature possède en elle-même son sens propre : le Talmud ; comprendre la nature c’est comprendre Dieu car il n y a pas un grain d’herbe qui bouge sur terre sans que Dieu le veuille. Mais cette nature doit être imprégnée d’une histoire.

La terre d’Israël incarne l’exacerbation de cette représentation de la nature.

« La terre d’Israël et le retour du peuple sur la terre tiennent une place non seulement centrale mais essentielle et cela pour le monde juif et pour l’humanité toute entière » disait André Neher un des adeptes de Levinas.

« Pays où couche le lait et le miel », paysages anthropisés depuis fort longtemps, témoins d’une action humaine et d’un patrimoine et d’une mémoire collective et religieuse. D’ailleurs on invite chaque visiteur à planter un arbre pour la paix. Les Kibboutz sont à la fois le résultat d’un lieu étroit de la terre et de la nécessité de la défendre. Les contraintes écologiques participent à l’identité de la terre. Ces paysages sont magnifiés par les lecteurs de la Torah.

3) De l’écologie au sionisme :
Pour Levinas, la terre d’Israël incarne l’exacerbation de sa représentation de la nature :
« L’important dans l’Etat d’Israël ne consiste pas dans la réalisation d’une antique promesse, ni dans le début qu’il marquerait d’une ère de sécurité matérielle – Problématique hélas ! – mais dans l’occasion enfin offerte d’accomplir la loi sociale du judaïsme. Le peuple juif était avide de sa terre et de son Etat non pas à cause de l’indépendance sans contenu qu’il en attendait enfin commencer. Jusqu’à présent, il accomplissait des commandements ; il s’est forgé plus tard un art et une littérature, mais toutes ces œuvres où il s’exprimait demeurent comme les essais d’une très longue jeunesse. Enfin arrive l’heure du chef–d’œuvre. C’était tout de même horrible d’être le seul peuple qui se définisse par une doctrine de justice et le seul qui ne puisse l’appliquer… la pratique de la justice justifiait la présence sur une terre… ».
Difficile liberté page 282
« L’occasion est enfin offerte » ! Mais Levinas ne nous dit pas comment cela s’est produit et dans quelles circonstances historiques et au dépend de qui.

« Le peuple juif est le seul qui se définit par une doctrine de justice ». On ne peut être plus arrogant ! Les autres peuples du monde (qui, heureusement ne se définissent pas seulement par une religion mais plutôt par une histoire commune, un territoire commun et surtout par la participation à un espace public commun) sont léguées au second plan. N’y a-t-il pas là une contradiction flagrante avec ce qui est dit sur la primauté de l’Autre et sur l’éthique comme statut de la philosophie primaire ainsi que sur la responsabilité envers Autrui ? Levinas pense que l’existence et la vocation de l’Etat d’Israël ont un sens qui transcende la politique.

Résumons : Comprendre la nature c’est comprendre Dieu. L’imprégner et l’investir d’une histoire c’est instaurer en elle une relation religieuse qui n’est ni asservissement ni vénération ni soumission. La conception de l’écologie chez Levinas est fortement influencée par l’idéologie sioniste dont il se réclame ouvertement. Et d’ailleurs le sionisme chez Levinas est la concrétisation d’un universalisme et la réalisation sur une terre d’un esprit.

4) La notion d’élection : éthique ou racisme ?
Pour Levinas, une religion qui fut tout au long de son histoire, gardienne d’une morale, d’une éthique et qui ne chercha jamais à s’imposer aux autres… est comme le soulignait Montesquieu « une religion qui peut tolérer les autres et ne songe guère à sa propagation ». (Voir Eytan Ellenberg : Relire Levinas).

Ecoutons Levinas :
« L’idée d’un peuple élu ne doit être prise pour un orgueil. Elle n’est pas consciente des droits exceptionnels mais d’exceptionnels devoirs. C’est l’apanage de la conscience morale elle-même. Elle se sait au centre du monde et pour elle le monde n’est pas homogène : car je suis toujours seul à pouvoir répondre à l’appel, je suis irremplaçable pour assurer les responsabilités. L’élection est un surplus d’obligations pour lequel se profère le « Je » de la conscience morale ».
Difficile liberté p 231
Pourquoi « un peuple », un groupe ethnique ou religieux, une personne auraient-ils d’exceptionnels devoirs? Pourquoi « je suis toujours seul à pouvoir répondre à l’appel »? (Les autres seraient sourds). De quel droit je déclare que je suis « irremplaçable pour assumer les responsabilités » ? Qui m’a confié ces devoirs et ces responsabilités ? Quel devoir ai-je envers le reste de l’humanité? Fonder le principe de l’élection sur les devoirs et les responsabilités confiées à un peuple élu ne change rien au fond de la question. Car avoir d’exceptionnels devoirs ne diffère en rien d’avoir d’exceptionnels droits. L’idée de l’élection confère au peuple élu des qualités supérieures et des pouvoirs dépassant l’ordinaire. C’est un mépris pour le reste de l’humanité.

Castoriadis a bien éclairci la question de l’élection avec une liberté d’esprit et une franchise sans égal :
« Parmi les peuples à religion monothéiste, les Hébreux ont quand même cette ambiguë supériorité : une fois la Palestine conquise et les habitants antérieurs « normalisés » d’une façon ou d’une autre, ils laissent le monde tranquille. Ils sont le peuple élu, leur croyance est trop bonne pour les autres, il n’y a aucun effort de conversion systématique…. Le racisme hébreux est le premier dont nous ayons des traces écrites… simplement et heureusement, si j’ose dire, le peuple élu est un peuple comme les autres ». (Réflexion sur le racisme, le monde morcelé, Seuil, Octobre 1990, p 27-28).

Levinas déclare ouvertement et sans aucun remord qu’il adhère aux idées sionistes qu’il défend. Celles-ci reposent sur la notion de la Terre Promise et du Peuple élu. Rappelons brièvement ce qu’est le sionisme. Il faut dire que le père fondateur de ce mouvement est Théodore Herzl qui, bien que revendiquant la judaïté, ne croyait pas en Dieu et déclarait qu’il était « agnostique ». C’est par la suite qu’il s’est rendu compte des qualités utilitaires de la religion dans le maintien de l’unicité du Peuple et comme instrument de manipulation. Grachus.S.O. dans un article sur le racisme intitulé « le colonialisme et la collaboration entre sionistes et nazis », se basant sur le travail d’universitaires israéliens qui ont mis en cause « les mythes fondateurs » de l’Etat d’Israël (voir Le Monde Diplomatique du mois de mai 1998) rappelle que le sionisme est né d’une exégèse biblique orientée dans un sens ethnique donnant naissance à une hérésie. Cette conception raciale donna lieu à la paradoxale collaboration entre dirigeants des grandes organisations juives et le régime nazi d’Adolf Hitler et qui s’est manifesté sur tous les plans. Ainsi la Bible, au miroir du Talmud, sera lue non plus de façon transcendante, mais de façon tribale, ethnique et orientée. La notion de « Peuple élu » comme l’explique le Rabbin Eisenberg, Directeur des émissions juives de dimanche matin sur France2 se résume en ces mots : « On est d’autant plus homme, qu’on est juif ». Ely Wesel, prix Nobel de la paix, affirme dans son livre : Célébration Talmudique que « le juif est plus proche de l’humain qu’aucun autre ». Quant au Rabbin A. Cohen il est convaincu que « les habitants du monde peuvent être répartis entre Israël et les autres nations prises en bloc. Israël est le peuple élu : dogme Capital… (il existe) une frontière de feu ….. distinguant et séparant juif de tous les autres ». « Ne te venges pas et ne sois pas rancunier à l’égard des fils de ton peuple : c’est ainsi que tu aimeras ton prochain comme toi même » (le livre Lévitique XIX,16) est interprétée de la façon suivante : quand il dit « prochain » le Talmud spécifie souvent qu’il s’agit d’israélite à l’exception du païen…. Autrement dit le non juif n’est pas ton prochain (Israël Shabah, Histoire juive, Editions La Vieille Taupe, Paris 1996, page 62 Voir aussi Le Monde Diplomatique, août 1994, page31).

Gracchus note que la lecture tribale fait qu’on confond les mots religion et race. Ainsi « un juif athée » selon cette lecture pourra revendiquer la terre de ses ancêtres au nom de la Bible. Dieu fut un moyen utilisé aux pires fins et essentiellement des fins coloniales imprégnées de racisme. Il y a eu et il y a de ce fait une entente idéologique entre antisémites et sionistes qui donnera lieu, notamment à la collaboration entre dirigeants sionistes et dirigeants nazis : la question centrale qui les unit est celle de la pureté de la race et sa nécessaire préservation. Hannah Arendt remarqua que « les responsables juifs (comprendre sionistes) à de très rares exceptions près, collaborent, d’une façon ou d’une autre, pour une raison ou autre, avec les nazis ».
La notion de « Peuple élu » développée par Levinas est identique à celle défendue par le courant sioniste auquel Levinas adhère corps et âme. Le philosophe de l’éthique qu’il est, défend les horreurs et les crimes de l’Etat d’Israël les qualifiant d’ « œuvre grandiose ».

5) Levinas et le libéralisme :

Chez Levinas, démocratie et libéralisme sont deux faces d’une réalité unique.

Levinas glorifie le libéralisme :
« c’est peut – être là l’excellence même de la démocratie dont le foncier libéralisme correspond à l’incessant remord profond de la justice : législation toujours inachevée, toujours reprise, législation ouverte au mieux… Elle sait qu’elle n’est pas juste autant que la bonté qui la suscite est bonne… ».
Entre nous p 259
Le libéralisme, c’est la forme la plus démocratique de l’Etat qui lui permettra de
« parfaire la justice contre ses propre duretés ». (Idem).

Mieux encore :
« L’Etat libéral n’est pas une notion purement empirique – il est une catégorie de l’éthique où, placés sous la généralité des lois, les hommes conservent le sens de leur responsabilité, c'est-à-dire leur unicité d’élus à répondre ». Autrement qu’être p 62.

Ainsi l’opposition entre laïcs et religieux dans une société libérale n’a aucun sens puisque cette société même puise ses fondements dans la Bible. « L’Europe c’est la Bible plus les Grecs ».
Benny Lévy d’ajouter : « L’occident tour géante jetée vers le ciel, immense accumulation originellement babélienne, civilisation, la seule sans doute au sens fort… si par civilisation on entend parure de l’humaine, comme on dit un homme civilisé, vêtu dans tous les sens du terme ». (Benny Lévy : Philosophie de la révélation : Schelling, Rosenzweig, Levinas. Séminaire, 24 Octobre 2001).

C’est le visage « civilisé » du monothéisme. Quand à « l’autre visage du monothéisme » c’est la « tribu – empire ».

6) Levinas et la guerre :

Pour éviter les guerres, il faut faire émerger un ordre pacifique qui exige un « dépassement de notre animalité » en investissant la raison politique d’un sens nouveau permettant de garantir un équilibre des forces et ce grâce à une compétition commerciale réglant le jeu social.

« L’art de prévenir et de gagner par tous les moyens la guerre – la politique – s’impose dès lors, comme l’exercice même de la raison. La politique s’oppose à la morale, comme la philosophie à la naïveté ».
Totalité et infini
La paix des empires sortis de la guerre repose sur la guerre. Elle ne rend pas aux êtres aliénés leur identité perdue. « Il y faut une relation originelle et originale avec l’être » (Idem).

Mais comment Levinas conçoit cette relation originelle et originale ? On renonce à la guerre et à la raison politique première pour une éthique et une morale qui investit l’action politique et la dirige. Mais qui est le garant de cette morale ? A qui incombent en premier lieu, les responsabilités et les devoirs pour garantir la liberté et asseoir un nouvel ordre politique contre les tentations totalitaires et l’Etat.

Par quel moyen l’Etat et les institutions nous permettent d’échapper à la guerre de tous contre tous ?
Malgré tout ce qui est dit sur les atrocités de la guerre, Levinas a salué la victoire obtenue suite à la guerre des six (6) jours en 1967 et n’a pas manqué de signaler sa rapidité évoquant étrangement les six jours de la création. Il écrivait à un an après la guerre des six jours en 1968 :
« antisémitisme immortel qui, au moment où l’histoire juive se veut aussi terre, sur la terre que son universalisme concret contribua à unir et où la rigidité de l’alternative national – universel s’atténue, se prolonge sous forme d’antisionisme ».
Ainsi Levinas pense que la mission de l’Etat d’Israël, en annexant les terres, est d’y concrétiser l’universalisme. Une guerre impérialiste déclenché par trois puissances mondiales impérialistes contre un pays du Tiers Monde en l’occurrence l’Egypte qui a osé nationaliser le Canal de Suez, ce qui est son droit le plus absolu, et ayant entraîné l’annexion de plus de terres arabes au profit de l’Etat d’Israël, est soutenue et saluée. Pour Levinas « c’est une œuvre grandiose ». C’est une « noble aventure » au « risque de chaque jour ». L’universalisme contribue à unir. Mais de quel universalisme s’agit – il si ce n’est l’universalisme religieux et impérial ?

7) Levinas et l’histoire :
Pour Levinas, la relation éthique transcende l’histoire qui ne peut prétendre à l’intégration du Moi et de l’Autre puisqu’elle ignore le rapport du Moi à Autrui.
« Quand l’homme aborde vraiment autrui il est arraché à l’histoire ». Totalité infini p 23
On doit juger l’histoire mais on ne doit pas être jugé par l’histoire puisque chaque instant est unique. Et quand je juge l’histoire je dois me débarrasser de toute référence politique ou visée propre, transcendant ainsi l’histoire grâce à une morale et une éthique générale de justice (Totalité et infini – et entre nous).

On doit refuser le verdict de l’histoire et la figure du refus du verdict est bien l’histoire du peuple juif.
« A l’aube du monde nouveau, le judaïsme a la conscience d’avoir, de part sa permanence, une fonction dans l’économie générale de l’Etre et où personne ne peut le remplacer. Il faut qu’il existe dans le monde quelqu’un d’aussi vieux que le monde ». Difficile liberté p 217
Le peuple élu et éternel « a su refuser la juridiction des évènements qu’il s’est maintenu comme une unité de conscience à travers l’histoire… ce qui s’attaque à cette prétention d’être un peuple éternel, c’est l’exaltation du jugement de l’histoire comme étant l’ultime juridiction de tout l’être, c’est l’affirmation que l’histoire est la mesure de toutes choses ». Difficile liberté p 257-258

Dieu est le seul juge !Refusons le verdict de l’histoire !
Nous sommes loin de l’histoire comme étant un domaine où se déploie la créativité des humains. L’histoire n’a rien à nous dire. Si Dieu est le seul juge quel sera le rôle de l’historien, du philosophe, du citoyen tout court ? Il est évident que « nous ne pouvons pas changer ce qui a été, mais nous pouvons changer le regard sur ce qui a été – regard qui est ingrédient essentiel (même s’il l’est le plus souvent non consciemment) des attitudes présentes… Nous n’accordons aucun privilège philosophique à la réalité historique passée et présente… (mais) ce passé acquiert une connaissance et sa critique font partie de notre auto – réflexion ». (Cornélius Castoriadis : Les intellectuels et l’histoire, Le monde morcelé, p 104).

Pour Levinas pas de place à cette auto – réflexion, seule une conscience morale transcendant l’histoire aura le droit le plus absolu de son jugement et « c’est le nœud de l’enseignement du judaïsme ».
« Se libérant de l’histoire au nom de la morale et de la justice au dessus de la culture (terre ancestrale, architecture, art), tels sont enfin de compte les termes qui racontent la façon dont le juif a rencontré Dieu ». Difficile liberté p 41
Mais comment peut – on se libérer d’une culture, d’une terre au nom d’une éthique qui transcende l’histoire ? C’est en imitant la façon dont « le juif a rencontré Dieu » !

8) Levinas et l’engagement politique :
A première vue Levinas ne s’engage pas politiquement. Cela tient à une conception particulière de la franchise chez Levinas :
« Le langage qui se veut direct et nomme les événements manque de droiture. Les évènements l’invitent à la prudence et aux compromissions. L’engagement agglomère les hommes, à leur insu, en partis. Leur parler se mue en politique… Qui parle en clair de l’actualité ? Qui s’exprime selon son cœur sur les hommes ? Qui leur montre son visage ? Celui qui s’exprime par « substance », « accident », « sujet », « objet » et autres abstractions ». Difficile liberté p 371
Alors on doit se cacher le visage et ne pas exprimer ses opinions. Nous ne sommes ni des « sujets » ni des « objets », nous sommes dilués dans l’Autrui et ce qui importe c’est cette relation entre le Moi et Autrui. Ne parlons pas en clair, ne nous exprimons pas selon nos cœurs sur les hommes et cachons nos visages ! Levinas, l’éclaireur, refuse la saisie, la détermination, les concepts et la clarté. Cette attitude a pour conséquence qu’il ne divulgue pas ses secrets, ses convictions et ses soucis. Mais comment concevoir une démocratie où « il n’y a pas d’ethos démocratique : responsabilité, pudeur, franchise (Parrhesia)… ». (Castoriadis : L’industrie du vide, domaines de l’homme, p 30) ?

Levinas est notre guide, notre éclaireur et notre conscience. Il se cache le visage et devient ainsi énigmatique et invisible et il faut que nous lui accordions toute notre confiance car ce qu’il défend dépasse nos capacités de simples « sujets » et citoyens. Seules les élus comme Levinas accèdent à son éthique et son sens de responsabilité qui transcendent l’histoire.

9) Levinas et le mouvement écologiste
Soucieux de se démarquer de tout idéologisme, cherchant vainement dans la philosophie morale, le bouddhisme et autres sources spirituelles des références pour bien élucider son projet, le mouvement écologiste mondial se trouve dans une impasse. Dans les faits, il apparaît de plus en plus comme une deuxième branche ou variante de la social-démocratie qui ne fait que prendre le relais aux forces les plus extrémistes du libéralisme sauvage. Il se pose comme une solution de rechange voire comme le sauveur du monde libéral dans ses moments les plus difficiles. N’est-il pas honteux de voir un ministre écologiste des Affaires étrangères saluer un criminel nommé Sharon ? Ce même ministre envoie ses troupes en Afghanistan pour participer à l’une des guerres les plus sales. Quand on fuit les vrais questions qui sont fondamentalement politiques on ne fait qu’appliquer la politique des autres. Le vide politique et philosophique régnant, l’effondrement du bolchevisme dans toutes ses variantes, la faillite du post-modernisme qui ne nous laisse qu’immobilisme et désespoir, la pression qu’exercent certains milieux et groupes sur le monde de la pensée, tous ces facteurs ont permis à la pensée moraliste de gagner du terrain et de revenir par la grande porte. Le mouvement écologiste est devenu aveugle à tel point qu’il est parfois incapable de discerner une vraie pensée libre d’un discours théologique. Il refuse de voir dans la crise écologique une conséquence immédiate et inhérente aux choix politico-économiques d’un libéralisme dévastateur et devenu de plus en plus arrogant. Ainsi il a trouvé dans la pensée éthique un refuge et ce pour « reformer » la société !!! A quelques exceptions près, tous les écologistes se disent « réformistes radicaux » !!! Comment être réformiste et radical ? Ne s’agit-il pas d’un oxymore comparable à celui du « développement soutenable » ?

L’éthique, y compris celle de Levinas, n’est en fait qu’un simple supplément d’âme pour les marchands. En faisant appel à une éthique bien élaborée par des demi-prophètes dont l’effort se limite à l’interprétation des textes on déclare le désengagement total et c’est l’une des causes primordiales de la faillite du mouvement écologiste. La vraie écologie ne peut être libérale et ce ne sont pas les conseils d’un comité d’éthique ou d’un Levinas qui vont entraver la marche du libéralisme sauvage ou le convaincre de changer de direction.

10) Conclusion : « Le cache – misère de l’éthique » :
« Aucune règle abstraite, aucun commandement universel avec le contenu concret, ne peut nous dégager de la charge de responsabilité de notre agir ». (Castoriadis : Le cache – misère de l’éthique, la montée de l’insignifiance, Mars, 1996). On peut ne pas être d’accord avec la démarche philosophique de Castoriadis mais on ne peut que saluer le courage et la franchise d’un penseur qui ne cherche pas à cacher ses convictions au nom d’une subjectivité « débarrassée du Moi ». Il n’y a pas de règle éthique qui transcende l’histoire et le concret.

Castoriadis nous rappelle que « Jehovah donne les dix commandements (y compris le « tu ne tueras point ») à Moise dans le désert, mais lorsque les Hébreux entrent en Palestine – terre qu’il leur a promise – ils exterminent avec son accord tous les peuples non juifs habitant le pays ». (Le cache misère de l’éthique, p 214).

Un des traits significatifs de la montée de l’insignifiance et de la crise culturelle que traverse l’Occident (et le monde entier) c’est le repli sur une éthique qui s’arrête à la vie de l’individu. Les choix politiques engageant la responsabilité individuelle et collective sont réduites à de simples règles éthiques. Ainsi, éclaireurs et sauveurs essayent, chacun à sa façon, de nous guider vers la voie du salut (de l’éthique Levinassienne à l’intersubjectivité communicationnelle, aux projets clefs en main).

Mais la vérité s’impose et c’est dans le cours de l’histoire qu’elle devient palpable. Pas de vérité suprême et absolue. Pas d’éthique transcendant l’histoire et le social.

Ce qui est plus grave encore c’est que les tenants d’un discours éthique ne font que trahir leurs promesses, et leur comportement va à l’encontre et à l’extrême opposé de ce qu’ils propagent. La contradiction entre le discours humaniste et les positions politiques est flagrante.

Comment concilier respect de l’autre et peuple élu, présence et visage de l’autre, et affirmer que l’Occident est « la seule civilisation au sens fort du terme » ? Comment plaider pour corporéité, affection et sensibilité et cautionner les massacres perpétrés à l’encontre d’un peuple réduit à l’état de réfugié ? Comment exiger le primat d’une sensibilité primaire inépuisable qui prête l’oreille à la présence et la conscience et refuser en même temps d’entende les cris du peuple palestinien ? Levinas nous incite à un accueil radical de l’autre, à la caresse et au refus des guerres et prône un pluralisme d’existence mais cela ne l’empêche pas d’adhérer au projet sioniste qui n’est pour lui qu’à son début :
« c’est l’œuvre de sa vie (le peuple d’Israël) qu’il pouvait enfin commencer »

Levinas critique la Raison qui sépare et s’empare de la nature mais fait l’éloge du libéralisme et de la mondialisation : « enfin, avec la mondialisation nous sommes devenus des citoyens du monde ». Il refuse et rejette les concepts et les déterminations mais ceci ne l’empêche pas d’affirmer que « L’Europe c’est la Bible et les Grecs » (la civilisation arabe est réduite sous la plume de Benny Lévy à « un empire-tribu »)
Levinas met en cause le moi égoïste mais croit qu’il y a « d’exceptionnels devoirs » que Dieu a imposé à un peuple qu’il a élu. Proximité, caresse, substitution aux opprimés, sentiment de culpabilité pour ce qu’ils subissent même par les autres et en même temps soutien inconditionnel aux crimes et horreurs commises à l’encontre du peuple palestinien. Responsabilité et engagement intellectuel mais refus de « montrer son visage » et de « s’exprimer selon son cœur sur les hommes » car quand on est éclaireur, on laisse aux autres le soin de s’exprimer et on ne fait que diriger (et c’est ce que fait Benny Lévy, Bernard Henri Lévy et Alain Finkielkraut). Un des adeptes de l’école levinassienne nous demande de « faire confiance au jugement du guide » !!!

Ethique pour éthique, pourquoi ne pas suivre les conseils et directives de nos parents et de nos grands parents ? Le message éthique de Levinas ne diffère en rien des « conseils » qui m’ont été prodigués par ma grand-mère, mais celle-ci ne pouvait les exprimer avec la même finesse d’un Levinas.

Aujourd’hui plusieurs instituts d’études levinassiennes propagent les idées maîtresses de Levinas (Jérusalem, Caroline, …) et à leur tête des adeptes qui n’hésitent pas à soutenir ouvertement la politique agressive de Sharon et l’intervention américaine en Irak. Tout ceci au nom de l’amour de l’Autre. Si l’éthique de Levinas incombe en premier lieu à un peuple élu, seul apte à « répondre le premier à l’appel » (et quel appel) et ayant « des exigences de responsabilités et de devoirs » dépassant l’ordinaire, nous sommes donc acculés à subir cette éthique et cette bienfaisance de ceux qui ont été choisis pour nous éveiller et nous éclairer. Laissons les « concrétiser l’universalisme » et n’entravons pas leur marche vers un monde « pacifique et juste ». D’ailleurs la première de ces responsabilités est d’imposer « la démocratie et le respect des droits de l’homme » partout dans le monde. La deuxième responsabilité est d’imposer « un commerce mondial équitable » (grâce à l’OMC) voire « un universalisme commercial » et ainsi on « se libère de l’histoire (pour) rencontrer Dieu (et) on se détache de la raison pour un raisonnable dévoilé et devenu comme commandements, comme ordre ». Suivons le guide suprême et demandons sa bénédiction.

Amen !


Besbes Samir est médecin, il vit au Maghreb. Il pense que :
"L'universalisme n'équivaut pas à l'homogenéité et la mondialisation devastatrice."

Il a transmis ce texte via Internet depuis l'autre rive de la Méditérannée.