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Origine : http://www.ac-reims.fr/saio/egalite/telechargement/sexe_cerveau.pdf
J'interviens dans ce colloque en tant que neurobiologiste pour
débattre avec vous de la question : "le cerveau a-t-il
un sexe ?".
Il n'existe pas de réponse simple à cette question
et ce, parce que le cerveau n'est pas un organe comme les autres,
puisque c'est l'organe de la pensée. A ce titre, le cerveau
est à la fois un organe biologique et un organe culturel.
En fait, derrière la question "le cerveau a-t-il un
sexe." se profile la question fondamentale qui est celle de
déterminer la part de l'inné et de l'acquis dans les
comportements humains. Il s'agit là d'un débat où
sciences et idéologies sont intimement liées. Le sujet
du sexe du cerveau en offre l'illustration frappante car c'est un
thème qui interpelle tout à chacun et qui, de ce fait,
est particulièrement propice à être exploité
dans les médias.
Ainsi ces titres parus récemment dans la presse :
"la science montre que les hommes et les femmes pensent différemment"
(le nouvel observateur, mars 1995), "si je suis bête,
c'est la faute à maman" (le figaro, juin 1997), "naît-on
homosexuel?" (le nouvel Observateur, octobre 1995).
Ces titres se faisaient l'écho de travaux publiés
dans des revues scientifiques montrant des différences entre
les cerveaux des hommes et des femmes, mais également des
différences entre les cerveaux des homosexuels et des hétérosexuels.
Je vous propose d'examiner de plus près sur quelles données
scientifiques sont basées ces déclarations, ce qui
va nous permettre de distinguer, d'une part, les faits scientifiques
dans leur réalité et, d'autre part, leurs interprétations
hélas très souvent abusives.
Avant de parler de la science contemporaine, je vous propose un
détour historique par le XIXe siècle, à la
grande époque de la crâniométrie, c'est à
dire l'étude des dimensions du crâne.
Les anthropologues du XIXe siècle étaient obsédés
par la question des relations entre l'intelligence et le volume
du cerveau (cf.
l'excellente analyse de S.G. Gould, 1997). Tout comme ils étaient
convaincus que le cerveau des blancs était plus gros que
celui des noirs, il était évident pour eux que le
cerveau des hommes était plus gros que celui des femmes.
L'anatomiste Paul Broca a largement contribué à renforcer
cette thèse. Il a passé des années à
mesurer des cadavres en utilisant deux types de méthode qu'il
avait personnellement mises au point. La première méthode
constituait à remplir des boîtes crâniennes avec
de la grenaille de plomb puis à peser cette grenaille, ce
qui donnait une estimation indirecte du volume du crâne. L'autre
méthode consistait à prélever directement les
cerveaux et à les peser. C'est ainsi que Paul Broca calcula
une différence de 181 grammes entre le poids moyen du cerveau
des hommes (2325 g) et le poids moyen du cerveau des femmes (2124
g).
Il est intéressant de remarquer qu'à cette époque
on savait, et Broca le premier, que le volume du cerveau varie selon
la taille du corps. Or, à l'évidence, les femmes sont
en moyenne plus petites que les hommes. Broca, sachant cela, n'a
même pas pris la peine de mesurer cette influence. Il déclarait
: "On s'est demandé si la petitesse du cerveau de la
femme ne dépendait pas exclusivement de la petitesse de son
corps. Pourtant il ne faut pas perdre de vue que la femme est en
moyenne un peu moins intelligente que l'homme. Il est donc permis
de supposer que la petitesse relative du cerveau de la femme dépend
à la fois de son infériorité physique et de
son infériorité intellectuelle".
Il est frappant de constater que, depuis le XIXe siècle
jusqu'à nos jours, malgré la multiplicité des
études portant sur les différences de taille des cerveaux
entre les sexes, aucun consensus n'a été dégagé
sur cette question. On peut se demander pourquoi.
La raison principale vient de la disparité des méthodes
de mesure qui tiennent plus ou moins compte de facteurs qui sont
susceptibles d'influencer le volume du cerveau, à savoir
:
- la dimension du corps, qui influence la taille du cerveau ;
- l'âge : avec le vieillissement, le volume du cerveau diminue
d'environ 10 % ;
- l'état nutritionnel : on sait que la sousalimentation empêche
un développement normal du cerveau ;
- la cause du décès : il est évident qu'en
cas de mort brutale par accident, le poids du cerveau n'est pas
le même que s'il s'agit d'une mort due à une maladie
neurodégénérative ou à une maladie infectieuse
de longue durée. La différence peut aller jusqu'à
100 g ;
- la méthode de prélèvement du cerveau ; à
quel niveau s'est faite la séparation du cerveau de la moelle
épinière ? Est-ce que les méninges –
les méninges sont des enveloppes du cerveau qui peuvent peser
jusqu'à 60 g – sont enlevées ou pas ?
C'est ainsi que, selon les critères de correction des poids
bruts des cerveaux à l'autopsie, on peut obtenir des différences
qui varient de 0 à 200 g entre cerveaux masculins et féminins.
Il n’existe aucun rapport entre les capacités intellectuelles
et le volume du cerveau.
De toute façon, sur le plan scientifique, la question des
différences de taille des cerveaux entre les sexes apparaît
vaine, sachant qu'il n'existe aucun rapport entre les capacités
intellectuelles et le volume du cerveau. Ce fait était d'ailleurs
déjà bien connu au XIXe siècle, grâce
à l'autopsie de nombreux hommes célèbres qui,
avec la vogue de la crâniométrie, avaient donné
leurs cerveaux à la science. On cite souvent les exemples
célèbres du cerveau d'Anatole France qui pesait 1
kg, tandis que celui de Tourgueniev pesait 2 kg : 1kg de différence,
c'est considérable ! On estime que le poids moyen du cerveau
est de 1,350 kg. On notera, pour la petite histoire, que celui d'Einstein
était de 10% inférieur à la moyenne. Ces chiffres
illustrent l'ampleur de la variabilité individuelle du volume
cérébral. Il est de ce fait clair qu'en matière
de cerveau, c'est bien la qualité qui compte et non pas la
quantité.
Mais malgré toutes ces évidences, le débat
sur le volume du cerveau et l'intelligence n'est toujours pas clos.
La dernière grande polémique date du 1992 (cf.J.Maddox,
1992) suite aux travaux d'un chercheur américain –
un certain Philippe Rushton- qui a rassemblé des données
anthropométriques issues des archives de l'armée américaine
; ces données portaient sur la taille des casques, la carrure
des uniformes et le poids de 6 000 sujets enrôlés dans
l'armée. Rusthon prétendait que la capacité
crânienne va décroissant depuis les Américains
asiatiques, en passant par les Américains blancs jusqu'aux
Américains noirs.
De plus il montrait que le crâne est plus volumineux chez
l'homme que chez la femme, ainsi que chez les officiers comparativement
aux soldats ! Fort de ces résultats, Rushton a conclu que
ses travaux démontraient que la capacité crânienne
était proportionnelle au quotient intellectuel. Manifestement,
à l'heure actuelle, les méthodes du XIXe siècle
sont toujours utilisées par ceux qui veulent à tout
prix justifier une hiérarchie entre les groupes humains (cf.
C. Vidal, La Recherche, 2001).
Revenons à la "vraie" science et à la question
du sexe du cerveau.
C’est au cours de la vie foetale que s’effectue la
sexualisation du cerveau.
Il faut d'abord préciser que, sur un plan strictement biologique,
les cerveaux des mâles et des femelles sont différents
puisque la reproduction sexuée implique des hormones et des
comportements sexuels, lesquels sont contrôlés par
le cerveau. C'est au cours de la vie foetale que s'effectue ce qu'on
appelle la sexualisation du cerveau. Au début du développement
embryonnaire, le sexe génétique de l'embryon –XX
pour les femmes et XY pour les hommes- induit la formation des organes
sexuels (ovaires et testicules) ; ces organes sexuels, chez l'embryon,
entrent en fonction très tôt pour fabriquer les hormones
sexuelles. Ces hormones sont sécrétées dans
le sang du foetus et vont ainsi pénétrer dans son
cerveau. Cette imprégnation hormonale précoce va influencer
la formation de circuits de neurones qui, plus tard, à la
puberté et chez l'adulte, seront impliqués dans la
physiologie des fonctions de reproduction. Il est important de noter
que ce programme de développement est valable chez tous les
mammifères, il est le fruit de l'évolution qui permet
la reproduction sexuée, nécessaire à la survie
de l'espèce.
C'est dans ce sens qu'est pertinente la notion de sexe du cerveau,
considéré en tant qu'organe biologique.
A ce titre d'exemple, regardons d'un peu plus près le cerveau
du rat. Certaines régions sont particulièrement sensibles
à l'influence des hormones sexuelles. Elles sont constituées
de petits amas cellulaires dans une zone qui se trouve à
la base du cerveau –l'hypothalamus proche de l'hypophyse.
Des expériences sur le cerveau de foetus de rat ont montré
que les hormones sexuelles, lorsqu'elles sont mises en contact avec
les neurones, accélèrent la croissance des fibres
nerveuses. C'est par ce type d'action que ces hormones influencent
la formation des circuits neuronaux. Quelles en sont les conséquences
chez le rat adulte ? Tout d'abord, rien ne permet, ni à l'oeil
nu, ni au microscope, de différencier un cerveau mâle
d'un cerveau de rat femelle. Il existe cependant une petite exception
: un noyau situé dans l'hypothalamus qui fait moins d'un
millimètre et qui est deux fois plus gros chez le rat mâle
que chez le rat femelle. Le problème, c'est que l'on ne sait
pas à quoi sert ce petit noyau, c'est à dire que sa
lésion n'a pas d'effet, ni physiologique, ni comportemental.
A, l'évidence, ce noyau n'a pas d'effet majeur dans la vie
sexuelle du rat.
Passons maintenant à l'être humain. En 1985, des chercheurs
hollandais (G.Swaab et al. Science, 1985) ont publié un article
décrivant, dans la région de l'hypothalamus, un petit
noyau qui , comme chez le rat, serait deux fois plus gros chez l'homme
que chez la femme. Il faut garder à l'esprit que cette différence
de taille est en fait une moyenne calculée sur des mesures
individuelles. L'examen détaillé de ces mesures montre
un recouvrement des valeurs tel que certaines femmes peuvent avoir
un noyau hypothalamique plus gros que certains hommes. Ce résultat
signifie que la mesure du volume de ce noyau ne permet pas en tant
que telle de prédire le sexe de l'individu. Dans ce contexte,
il n'est pas très étonnant que d'autres équipes
de chercheurs n'aient jamais retrouvé les résultats
du groupe hollandais.
On peut conclure de ces études que la pertinence d'étudier
l'hypothalamus chez l'homme est toute relative. Malgré ces
réserves, l'hypothalamus va continuer à faire l'objet
d'investigations visant à comparer non seulement le cerveau
des hommes et des femmes mais aussi visant à comparer le
cerveau des homosexuels et des hétérosexuels. Un chercheur
américain, Simon Le Vay (science, 1991), a observé
qu'un petit noyau de l'hypothalamus (de l'ordre d'un millimètre)
était de taille équivalente chez les hommes homosexuels
et chez les femmes, alors qu'il est deux fois plus gros chez les
hommes hétérosexuels. Le Vay n'a pas hésité
à conclure "qu'il existerait un substrat biologique
à l'orientation sexuelle".
Il faut souligner que cette opinion est loin d'être partagée
par l'ensemble de la communauté scientifique non seulement
à cause de ses implications idéologiques, mais aussi,
et surtout, parce que la validité des résultats publiés
est hautement contestable (cf. C. VIDAL, La recherche, 1996). Un
biais majeur dans cette étude est que les hommes homosexuels
dont le cerveau a été examiné étaient
atteints du sida, contrairement aux groupes d'hommes et de femmes
hétérosexuels. Or, on sait que le virus du sida pénètre
dans le cerveau et y produit des lésions, ce qui fait que
la comparaison entre les homosexuels morts du sida et le groupe
témoin n'est pas valable.
De toute façon, il n'est pas concevable qu'un minuscule noyau
de l'hypothalamus détermine les comportements sexuels humains,
lesquels, comme on le sait, sont hautement diversifiés et
fluctuent dans le temps en fonction de l'histoire de chaque individu.
Néanmoins, malgré les réserves que l'on peut
avancer sur la rigueur de l'étude de LeVay, celle-ci a été
publiée dans la revue américaine Science, revue pourtant
réputée pour ses critères hautement sélectifs
dans le choix des articles qui lui sont soumis.
Aux Etats Unis, les associations de défense des droits des
femmes et des homosexuels accueillent favorablement l’idée
d’avoir des cerveaux différents.
Force est de constater que depuis quelques années, ce genre
d'exception à la "règle" des publications
est de moins en moins rare, dès lors qu'il s'agit de sujets
comme le sexe à fortes retombées médiatiques.
Il est intéressant de remarquer qu'aux Etats Unis, les associations
de défense des droits des femmes et des homosexuels accueillent
favorablement l'idée d'avoir un cerveau différent,
ce qui aurait été fermement rejeté il y a vingt
ans.
Parallèlement aux publications sur l'hypothalamus, dans les
années quatre-vingt, des études neuro-anatomiques
ont fait état de différences entre les sexes concernant
les faisceaux de fibres (ou commissures) qui relient les deux hémisphères
cérébraux. Il s'agit en particulier de la commissure
principale, appelée "corps calleux", qui serait
légèrement plus large chez la femme que chez l'homme.
A partir de là, les spéculations sont allées
bon train pour expliquer les différences psychologiques entre
les sexes par des différences de communication interhémisphérique.
C'est ainsi que les hommes seraient davantage capables de faire
fonctionner leurs hémisphères indépendamment
et donc de mener à bien différentes tâches simultanément,
alors que les femmes ne pourraient faire qu'une chose à la
fois.
A l'heure actuelle, on peut considérer l'affaire du corps
calleux comme révolue. En effet, l'analyse rétrospective
de données tirées de cinquante études publiées
depuis 1980, ne confirme pas de différences entre les sexes
concernant la taille du corps calleux mesuré sur des cerveaux
à l'autopsie (K.M. Bishop, 1977).
Pour faire le tour des prétendues différences entre
les sexes concernant l'anatomie du cerveau, il nous reste à
aborder le sujet de la latérisation du cerveau. Dans les
années soixante-dix, des chercheurs américains lançaient
la théorie des deux cerveaux :
l'hémisphère gauche serait spécialisé
dans le langage et le raisonnement analytique, tandis que l'hémisphère
droit serait spécialisé dans la représentation
de l'espace et les émotions (N.Geschwind,1985). Le pas a
été vite franchi pour attribuer les différences
psychologiques entre les hommes et femmes à des différences
entre les hémisphères cérébraux.
Ainsi, les meilleures compétences des hommes en mathématiques
résulteraient d'un plus grand développement de l'hémisphère
droit par rapport à la femme. Force est de constater que
la théorie des deux cerveaux n'a jamais été
validé par des données expérimentales rigoureuses.
Il s'agissait en fait, à l'origine, d'observations tirées
d'expériences chez le rat et de cas pathologiques chez l'homme,
qui ont été généralisées de façon
abusive au fonctionnement du cerveau normal.
Avec les nouvelles techniques d'imagerie cérébrale
qui permettent de voir le cerveau vivant en train de fonctionner,
nombre de spéculations sur les différences de modes
de fonctionnement entre les sexes n'ont plus cours. Prenons pour
exemple, les meilleures compétences des hommes en mathématiques,
qui résulteraient d'un plus grand développement de
l'hémisphère droit par rapport à la femme.
Des expériences utilisant l'IRM fonctionnelle montrent précisément
le contraire : pour résoudre des problèmes de calcul
arithmétique, les régions les plus activées
sont le cortex frontal gauche ainsi que les aires pariétales
gauche et droite, et ce quel que soit le sexe des sujets (S. Dehaene,
1999).
Il faut dire que, d'une façon générale, aucune
différence significative entre les sexes ne ressort de la
grande majorité des études d'imagerie qui, depuis
dix ans, analysent l'activité du cerveau dans les fonctions
cognitives supérieures.
Par contre, ces études ont permis de révéler
l'importance des variations individuelles dans le fonctionnement
du cerveau. C'est en particulier le cas lorsqu'il s'agit de manipuler
en mémoire des représentations mentales pour résoudre
un problème, comme par exemple au jeu d'échec ou dans
un calcul mental. Pour des performances égales, différents
individus auront chacun leur propre stratégie et donc leur
propre façon d'activer leur cerveau. La variabilité
individuelle dépasse largement la variabilité entre
les sexes, qui en conséquence fait figure d'exception.
Une question fondamentale est de savoir d'où vient cette
variabilité dans le fonctionnement du cerveau. Est-elle innée
ou est-elle acquise ?
Depuis une dizaine d'années, des progrès considérables
ont été réalisés dans la compréhension
du rôle des gènes et des facteurs de l'environnement
dans le fonctionnement cérébral. Le cerveau humain
est constitué d'environ cent milliards de neurones, lesquels
forment des circuits et communiquent entre eux grâce à
des synapses dont le nombre est de l'ordre d'un million de milliards.
Or ces chiffres astronomiques, on trouve que vingt mille gènes
dans le cerveau.
Cela signifie qu'il n'y a pas assez de gènes pour contrôler
la formation de synapses du cerveau.
Quelle est la fonction des gènes ?
Leur rôle est déterminant au cours du développement
embryonnaire pour guider la mise en place du plan général
d'organisation du cerveau, à savoir la formation des hémisphères,
du cervelet, du tronc cérébral, etc. A la naissance,
les grandes lignes de l'architecture du cerveau sont définies
et les neurones cessent de se multiplier.
Cependant, la construction du cerveau est loin d'être terminée
: 90 % des synapses vont se former progressivement dans les 15-20
ans suivant la naissance. C'est précisément sur la
construction de ces circuits que l'environnement intervient sous
diverses formes, à savoir le milieu intérieur (l'influence
de l'alimentation, des hormones) et le milieu extérieur (le
rôle des interactions familiales et sociales, le rapport au
monde du sujet).
On parle de "plasticité" pour qualifier cette propriété
du cerveau à se modeler en fonction de l'expérience
vécue. La plasticité cérébrale est très
prononcée chez l'enfant, mais elle existe aussi chez l'adulte,
avec les processus d'apprentissage et de mémorisation qui
ne cessent de remodeler nos micro-circuits de neurones.
L'imagerie cérébrale en donne l'illustration flagrante
: l'apprentissage d'une langue, la pratique de la musique ou l'entraînement
à mémoriser l'espace modifient la structure et le
fonctionnement des circuits du cerveau.
Notre histoire individuelle est ainsi sculptée dans notre
cerveau tout au long de notre vie
Notre histoire individuelle est ainsi sculptée dans notre
cerveau tout au long de notre vie.Il en résulte que personne
ne possède exactement le même cerveau, y compris les
vrais jumeaux.
L'ensemble de ces arguments plaide en faveur d'un rôle majeur
des facteurs socioculturels dans les différences d'aptitudes
cognitives entre les sexes. C'est pourtant la position contraire
qui est défendue avec acharnement dans certains milieux scientifiques,
principalement aux Etats-Unis. Il est prétendu que ce sont
les différences innées de capacités mentales
entre les hommes et les femmes qui déterminent leurs représentations
sociale et professionnelle. Ainsi, rien ne sert d'inciter les femmes
à suivre des filières scientifiques et mathématiques.
Si elles n'y vont pas, c'est que leur tendance naturelle ne les
y pousse pas puisqu'elles y réussissent moins bien que les
hommes.
Quand on recherche sur quoi se fondent de telles assertions, on
ne peut que constater la pauvreté des arguments. Sont systématiquement
invoqués les tests neuropsychologiques qui permettraient
une évaluation scientifique des différences d'aptitudes
entre les hommes et les femmes (D. Kimura, 2001). Ainsi les femmes
réussissent mieux dans des tests de langage, tandis que les
hommes sont meilleurs dans des tests d'orientation dans l'espace.
Quelles conclusions peut-on tirer de ces expériences ?
- Tout d'abord, il faut garder à l'esprit que les mesures
de performances sont des moyennes statistiques. En fait les différences
de scores entre les sexes sont modestes et n'excèdent pas
10-15 %. Cela signifie que la dispersion des valeurs est telle qu'on
trouve un nombre non négligeable de femmes qui sont meilleures
dans les tests des hommes et réciproquement.
Rien ne permet de conclure à l’origine innée
ou acquise des différences de performances entre les hommes
et les femmes.
- D'autre part, ces types de tests employés en neuropsychologie
ne mesurent que des opérations mentales, élémentaires,
qui sont bien loin des capacités d'intelligence et d'imagination
de la pensée humaine.
- Enfin, et c'est important, rien ne permet dans ces expériences
de conclure quant à l'origine innée où acquise
des différences de performances entre hommes et femmes.
Or certains n'hésitent pas à prendre parti sur cette
question. Pour les uns, ces différences s'expliquent par
les hormones mâles qui chez l'embryon masculin favoriseraient
le développement de l'hémisphère droit spécialisé
dans le traitement des informations spatiales, et ce au détriment
de l'hémisphère gauche impliqué dans le langage.
Nous avons vu que cette théorie est désormais caduque.
Pour d'autres, les différences d'aptitude entre les sexes
auraient pour origine les gènes sélectionnés
au cours de l'évolution : dans les sociétés
primitives, la répartition du travail voulait que les hommes
soient capables de se repérer dans l'espace pour la chasse,
tandis que les femmes restaient auprès des enfants et transmettaient
les traditions orales. Aucun fait scientifique ne permet de valider
cette théorie.
Les thèses opposées mettent en avant le rôle
de l'éducation. Dans nos sociétés occidentales,
les petits garçons sont initiés très tôt
à la pratique des jeux collectifs de plein air comme le football,
lesquels sont particulièrement favorables pour apprendre
à se repérer dans l'espace et à s'y déplacer.
Ce type d'apprentissage précoce, nous l'avons vu, est susceptible
d'influer sur le développement du cerveau en facilitant la
formation de circuits de neurones spécialisés dans
l'orientation spatiale. Et cette capacité serait moins sollicitée
chez les petites filles, qui restent d'avantage à la maison,
situation plus propice à utiliser le langage pour communiquer.
Que dit la science dans tout cela ?
Il est souvent ardu pour le scientifique, et a fortiori pour le
non-spécialiste, de faire le tri entre les faits avérés
et spéculations.
S'agissant des aptitudes spatiales, verbales et des mathématiques,
de sérieux arguments vont à l'encontre des théories
sur l'origine innée des différences entre les sexes
(A. Fausto- Sterling, 1992) :
La réduction progressive des écarts de performance
entre les sexes, va de pair avec l’intégration accrue
des femmes dans la vie sociale et professionnelle.
- tout d'abord, ces différences ne sont détectables
qu'à partir de l'adolescence et pas avant ;
- d'autre part, elles sont beaucoup plus marquées chez les
Américains blancs que dans les autres communautés
ethniques (noirs, asiatiques) ;
- enfin, la compilation des résultats des tests d'aptitude
publiés depuis vingt ans montre une réduction progressive
des écarts de performance entre les sexes, ce qui va de pair
avec l'intégration accrue des femmes dans la vie sociale
et professionnelle (A. Feingold, 1988).
Avant de conclure, je voudrais aborder la question de la génétique
du comportement sexuel, et de vous faire part de la découverte
de nouveaux gènes qui nous concernent au plus haut point.
Le premier est le gène de la fidélité conjugale,
découvert chez les petits rongeurs sauvages, les campagnols
(L. Young, 1999). Il existe deux espèces de campagnols, qui
vivent dans des milieux naturels différents. Ceux qui vivent
dans les prairies sont monogames et restent au nid après
la naissance des petits. Au contraire, les campagnols qui vivent
dans les montagnes sont polygames et fuient le nid, signe manifeste
d'infidélité. Des chercheurs américains ont
capturé ces campagnols pour les élever en laboratoire
et ainsi étudier facilement leurs cerveaux et leurs gènes.
Ils ont trouvé que les deux espèces présentent
des différences dans certaines zones du cerveau impliquées
dans l'action d'une hormone, la vasopressine. D'où l'idée
d'injecter de la vasopressine dans le cerveau des campagnols, et
de voir les effets sur le comportement de fidélité.
Mais comment expérimentalement tester la fidélité
en laboratoire ?
Les chercheurs ont imaginé un test, comprenant deux petites
cages reliées par un tunnel. Dans une cage est placée
une femelle campagnol captive, qu'on a pris soin d'anesthésier
pour prévenir tout risque d'attraction sexuelle. Dans l'autre
cage, est placée le mâle campagnol qui a reçu
une injection intra-cérébrale d'hormone vasopressine.
Que se passe-t-il quand on ouvre la porte du tunnel ?
S'il s'agit d'un campagnol fidèle des prairies, celui-ci
va renifler la femelle pendant deux minutes puis s'en désintéresser.
Par contre, s'il s'agit du campagnol volage, la durée de
reniflement n'est que d'une minute au lieu de deux minutes.
Voilà donc comment le gène de sensibilité à
la vasopressine est devenu le gène de la fidélité
conjugale !
On pourrait s'étonner, à juste titre, que cette étude
ait été acceptée pour publication par la célèbre
revue Nature. Mais les circonstances étaient favorables :
c'était en 1999, en plein dans l'affaire Clinton-Lewinsky.
On pouvait ainsi facilement déculpabiliser le président,
il lui manquait tout simplement le bon gène de la fidélité
!
Un autre gène, non moins intéressant, découvert
récemment, est celui de l'intuition féminine (D. Skuse,
Nature 1997). Il s'agit d'une étude portant sur le syndrome
de Turner, anomalie génétique touchant les petites
filles qui ne possèdent qu'un seul chromosome X au lieu de
deux. Ce chromosome peut-être transmis soit par le père,
soit par la mère. Les chercheurs ont constaté que
les petites filles qui ont hérité du chromosome X
du père présentent des signes qualifiés par
les auteurs de troubles du "comportement social".
Or les troubles en question étaient estimés non
pas directement auprès des petites filles, mais d'après
un questionnaire rempli par les parents : est-ce que votre fille
est capricieuse, obéissante, coupe la parole à table,
etc. Forts de ces résultats, les auteurs ont conclu qu'il
existait un déterminisme génétique des capacités
de cognition sociale, qui se reflète dans l'intuition féminine…
Les commentaires de la revue Nature allaient même encore plus
loin : “Pour la première fois, nous avons la preuve
de la localisation d’un gène qui joue un rôle
dans les différences comportementales entre les sexes, ce
qui met en question la croyance dominante selon laquelle les différences
entre les sexes sont largement déterminées par des
facteurs culturels”.
Nous avons vu que le XIXe siècle était celui des mesures
physiques du crâne ou du cerveau pour justifier la hiérarchie
entre les sexes, les races et les classes sociales.
Les critères modernes du XXe siècle sont les tests
cognitifs, l’imagerie cérébrale et les gènes.
Certes les progrès considérables de nos connaissances
ont apporté de nouveaux cadres explicatifs pour comprendre
la complexité du vivant. Mais la dérive vers l’utilisation
abusive de la biologie pour expliquer les différences entre
les groupes sociaux, y compris entre les sexes, reste une vraie
menace.
Ce courant de pensée à un nom et une longue histoire
: il s’agit du déterminisme biologique, théorie
qui justifie les inégalités sociales par des diktats
biologiques et relègue au second plan les facteurs socioculturels
et politiques Cette idéologie, nous l’avons vu, est
toujours tenace dans les milieux scientifiques, en particulier aux
Etats-Unis. Ainsi certains chercheurs s’insurgent ouvertement
contre l’utilisation des diplômes universitaires pour
l’évaluation des compétences et l’orientation
professionnelle. Ils prônent l’utilisation de critères
psychométriques propres à chaque sexe qui, selon eux,
révèlent les différentes naturelles de talents
et permettent une meilleure répartition des emplois entre
les sexes. Leur argumentation séduit le grand public car
elle est présentée comme fondée sur des observations
scientifiques, qui attendent toujours d’être validées
et reproduites par d’autres équipes…
L’utilisation abusive de la biologie pour expliquer les différences
entre les groupes sociaux, y compris entre les sexes, reste une
vraie menace.
A l’évidence, le devoir de vigilance des scientifiques
face à l’utilisation de la science à des fins
idéologiques est plus que jamais d’actualité.
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