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Le sexe du cerveau
Le point sur ce que dit la neurobiologie aujourd'hui
CATHERINE VIDAL,
Neurologiste, directrice de recherche à l'Institut Pasteur

Origine : http://www.ac-reims.fr/saio/egalite/telechargement/sexe_cerveau.pdf

J'interviens dans ce colloque en tant que neurobiologiste pour débattre avec vous de la question : "le cerveau a-t-il un sexe ?".

Il n'existe pas de réponse simple à cette question et ce, parce que le cerveau n'est pas un organe comme les autres, puisque c'est l'organe de la pensée. A ce titre, le cerveau est à la fois un organe biologique et un organe culturel. En fait, derrière la question "le cerveau a-t-il un sexe." se profile la question fondamentale qui est celle de déterminer la part de l'inné et de l'acquis dans les comportements humains. Il s'agit là d'un débat où sciences et idéologies sont intimement liées. Le sujet du sexe du cerveau en offre l'illustration frappante car c'est un thème qui interpelle tout à chacun et qui, de ce fait, est particulièrement propice à être exploité dans les médias.

Ainsi ces titres parus récemment dans la presse :

"la science montre que les hommes et les femmes pensent différemment" (le nouvel observateur, mars 1995), "si je suis bête, c'est la faute à maman" (le figaro, juin 1997), "naît-on homosexuel?" (le nouvel Observateur, octobre 1995).

Ces titres se faisaient l'écho de travaux publiés dans des revues scientifiques montrant des différences entre les cerveaux des hommes et des femmes, mais également des différences entre les cerveaux des homosexuels et des hétérosexuels.

Je vous propose d'examiner de plus près sur quelles données scientifiques sont basées ces déclarations, ce qui va nous permettre de distinguer, d'une part, les faits scientifiques dans leur réalité et, d'autre part, leurs interprétations hélas très souvent abusives.

Avant de parler de la science contemporaine, je vous propose un détour historique par le XIXe siècle, à la grande époque de la crâniométrie, c'est à dire l'étude des dimensions du crâne.

Les anthropologues du XIXe siècle étaient obsédés par la question des relations entre l'intelligence et le volume du cerveau (cf.
l'excellente analyse de S.G. Gould, 1997). Tout comme ils étaient convaincus que le cerveau des blancs était plus gros que celui des noirs, il était évident pour eux que le cerveau des hommes était plus gros que celui des femmes.

L'anatomiste Paul Broca a largement contribué à renforcer cette thèse. Il a passé des années à mesurer des cadavres en utilisant deux types de méthode qu'il avait personnellement mises au point. La première méthode constituait à remplir des boîtes crâniennes avec de la grenaille de plomb puis à peser cette grenaille, ce qui donnait une estimation indirecte du volume du crâne. L'autre méthode consistait à prélever directement les cerveaux et à les peser. C'est ainsi que Paul Broca calcula une différence de 181 grammes entre le poids moyen du cerveau des hommes (2325 g) et le poids moyen du cerveau des femmes (2124 g).

Il est intéressant de remarquer qu'à cette époque on savait, et Broca le premier, que le volume du cerveau varie selon la taille du corps. Or, à l'évidence, les femmes sont en moyenne plus petites que les hommes. Broca, sachant cela, n'a même pas pris la peine de mesurer cette influence. Il déclarait : "On s'est demandé si la petitesse du cerveau de la femme ne dépendait pas exclusivement de la petitesse de son corps. Pourtant il ne faut pas perdre de vue que la femme est en moyenne un peu moins intelligente que l'homme. Il est donc permis de supposer que la petitesse relative du cerveau de la femme dépend à la fois de son infériorité physique et de son infériorité intellectuelle".

Il est frappant de constater que, depuis le XIXe siècle jusqu'à nos jours, malgré la multiplicité des études portant sur les différences de taille des cerveaux entre les sexes, aucun consensus n'a été dégagé sur cette question. On peut se demander pourquoi.

La raison principale vient de la disparité des méthodes de mesure qui tiennent plus ou moins compte de facteurs qui sont susceptibles d'influencer le volume du cerveau, à savoir :

- la dimension du corps, qui influence la taille du cerveau ;

- l'âge : avec le vieillissement, le volume du cerveau diminue d'environ 10 % ;

- l'état nutritionnel : on sait que la sousalimentation empêche un développement normal du cerveau ;

- la cause du décès : il est évident qu'en cas de mort brutale par accident, le poids du cerveau n'est pas le même que s'il s'agit d'une mort due à une maladie neurodégénérative ou à une maladie infectieuse de longue durée. La différence peut aller jusqu'à 100 g ;

- la méthode de prélèvement du cerveau ; à quel niveau s'est faite la séparation du cerveau de la moelle épinière ? Est-ce que les méninges – les méninges sont des enveloppes du cerveau qui peuvent peser jusqu'à 60 g – sont enlevées ou pas ?

C'est ainsi que, selon les critères de correction des poids bruts des cerveaux à l'autopsie, on peut obtenir des différences qui varient de 0 à 200 g entre cerveaux masculins et féminins.

Il n’existe aucun rapport entre les capacités intellectuelles et le volume du cerveau.

De toute façon, sur le plan scientifique, la question des différences de taille des cerveaux entre les sexes apparaît vaine, sachant qu'il n'existe aucun rapport entre les capacités intellectuelles et le volume du cerveau. Ce fait était d'ailleurs déjà bien connu au XIXe siècle, grâce à l'autopsie de nombreux hommes célèbres qui, avec la vogue de la crâniométrie, avaient donné leurs cerveaux à la science. On cite souvent les exemples célèbres du cerveau d'Anatole France qui pesait 1 kg, tandis que celui de Tourgueniev pesait 2 kg : 1kg de différence, c'est considérable ! On estime que le poids moyen du cerveau est de 1,350 kg. On notera, pour la petite histoire, que celui d'Einstein était de 10% inférieur à la moyenne. Ces chiffres illustrent l'ampleur de la variabilité individuelle du volume cérébral. Il est de ce fait clair qu'en matière de cerveau, c'est bien la qualité qui compte et non pas la quantité.

Mais malgré toutes ces évidences, le débat sur le volume du cerveau et l'intelligence n'est toujours pas clos. La dernière grande polémique date du 1992 (cf.J.Maddox, 1992) suite aux travaux d'un chercheur américain – un certain Philippe Rushton- qui a rassemblé des données anthropométriques issues des archives de l'armée américaine ; ces données portaient sur la taille des casques, la carrure des uniformes et le poids de 6 000 sujets enrôlés dans l'armée. Rusthon prétendait que la capacité crânienne va décroissant depuis les Américains asiatiques, en passant par les Américains blancs jusqu'aux Américains noirs.

De plus il montrait que le crâne est plus volumineux chez l'homme que chez la femme, ainsi que chez les officiers comparativement aux soldats ! Fort de ces résultats, Rushton a conclu que ses travaux démontraient que la capacité crânienne était proportionnelle au quotient intellectuel. Manifestement, à l'heure actuelle, les méthodes du XIXe siècle sont toujours utilisées par ceux qui veulent à tout prix justifier une hiérarchie entre les groupes humains (cf. C. Vidal, La Recherche, 2001).

Revenons à la "vraie" science et à la question du sexe du cerveau.

C’est au cours de la vie foetale que s’effectue la sexualisation du cerveau.

Il faut d'abord préciser que, sur un plan strictement biologique, les cerveaux des mâles et des femelles sont différents puisque la reproduction sexuée implique des hormones et des comportements sexuels, lesquels sont contrôlés par le cerveau. C'est au cours de la vie foetale que s'effectue ce qu'on appelle la sexualisation du cerveau. Au début du développement embryonnaire, le sexe génétique de l'embryon –XX pour les femmes et XY pour les hommes- induit la formation des organes sexuels (ovaires et testicules) ; ces organes sexuels, chez l'embryon, entrent en fonction très tôt pour fabriquer les hormones sexuelles. Ces hormones sont sécrétées dans le sang du foetus et vont ainsi pénétrer dans son cerveau. Cette imprégnation hormonale précoce va influencer la formation de circuits de neurones qui, plus tard, à la puberté et chez l'adulte, seront impliqués dans la physiologie des fonctions de reproduction. Il est important de noter que ce programme de développement est valable chez tous les mammifères, il est le fruit de l'évolution qui permet la reproduction sexuée, nécessaire à la survie de l'espèce.

C'est dans ce sens qu'est pertinente la notion de sexe du cerveau, considéré en tant qu'organe biologique.

A ce titre d'exemple, regardons d'un peu plus près le cerveau du rat. Certaines régions sont particulièrement sensibles à l'influence des hormones sexuelles. Elles sont constituées de petits amas cellulaires dans une zone qui se trouve à la base du cerveau –l'hypothalamus proche de l'hypophyse.

Des expériences sur le cerveau de foetus de rat ont montré que les hormones sexuelles, lorsqu'elles sont mises en contact avec les neurones, accélèrent la croissance des fibres nerveuses. C'est par ce type d'action que ces hormones influencent la formation des circuits neuronaux. Quelles en sont les conséquences chez le rat adulte ? Tout d'abord, rien ne permet, ni à l'oeil nu, ni au microscope, de différencier un cerveau mâle d'un cerveau de rat femelle. Il existe cependant une petite exception : un noyau situé dans l'hypothalamus qui fait moins d'un millimètre et qui est deux fois plus gros chez le rat mâle que chez le rat femelle. Le problème, c'est que l'on ne sait pas à quoi sert ce petit noyau, c'est à dire que sa lésion n'a pas d'effet, ni physiologique, ni comportemental. A, l'évidence, ce noyau n'a pas d'effet majeur dans la vie sexuelle du rat.

Passons maintenant à l'être humain. En 1985, des chercheurs hollandais (G.Swaab et al. Science, 1985) ont publié un article décrivant, dans la région de l'hypothalamus, un petit noyau qui , comme chez le rat, serait deux fois plus gros chez l'homme que chez la femme. Il faut garder à l'esprit que cette différence de taille est en fait une moyenne calculée sur des mesures individuelles. L'examen détaillé de ces mesures montre un recouvrement des valeurs tel que certaines femmes peuvent avoir un noyau hypothalamique plus gros que certains hommes. Ce résultat signifie que la mesure du volume de ce noyau ne permet pas en tant que telle de prédire le sexe de l'individu. Dans ce contexte, il n'est pas très étonnant que d'autres équipes de chercheurs n'aient jamais retrouvé les résultats du groupe hollandais.

On peut conclure de ces études que la pertinence d'étudier l'hypothalamus chez l'homme est toute relative. Malgré ces réserves, l'hypothalamus va continuer à faire l'objet d'investigations visant à comparer non seulement le cerveau des hommes et des femmes mais aussi visant à comparer le cerveau des homosexuels et des hétérosexuels. Un chercheur américain, Simon Le Vay (science, 1991), a observé qu'un petit noyau de l'hypothalamus (de l'ordre d'un millimètre) était de taille équivalente chez les hommes homosexuels et chez les femmes, alors qu'il est deux fois plus gros chez les hommes hétérosexuels. Le Vay n'a pas hésité à conclure "qu'il existerait un substrat biologique à l'orientation sexuelle".

Il faut souligner que cette opinion est loin d'être partagée par l'ensemble de la communauté scientifique non seulement à cause de ses implications idéologiques, mais aussi, et surtout, parce que la validité des résultats publiés est hautement contestable (cf. C. VIDAL, La recherche, 1996). Un biais majeur dans cette étude est que les hommes homosexuels dont le cerveau a été examiné étaient atteints du sida, contrairement aux groupes d'hommes et de femmes hétérosexuels. Or, on sait que le virus du sida pénètre dans le cerveau et y produit des lésions, ce qui fait que la comparaison entre les homosexuels morts du sida et le groupe témoin n'est pas valable.

De toute façon, il n'est pas concevable qu'un minuscule noyau de l'hypothalamus détermine les comportements sexuels humains, lesquels, comme on le sait, sont hautement diversifiés et fluctuent dans le temps en fonction de l'histoire de chaque individu.

Néanmoins, malgré les réserves que l'on peut avancer sur la rigueur de l'étude de LeVay, celle-ci a été publiée dans la revue américaine Science, revue pourtant réputée pour ses critères hautement sélectifs dans le choix des articles qui lui sont soumis.

Aux Etats Unis, les associations de défense des droits des femmes et des homosexuels accueillent favorablement l’idée d’avoir des cerveaux différents.

Force est de constater que depuis quelques années, ce genre d'exception à la "règle" des publications est de moins en moins rare, dès lors qu'il s'agit de sujets comme le sexe à fortes retombées médiatiques. Il est intéressant de remarquer qu'aux Etats Unis, les associations de défense des droits des femmes et des homosexuels accueillent favorablement l'idée d'avoir un cerveau différent, ce qui aurait été fermement rejeté il y a vingt ans.

Parallèlement aux publications sur l'hypothalamus, dans les années quatre-vingt, des études neuro-anatomiques ont fait état de différences entre les sexes concernant les faisceaux de fibres (ou commissures) qui relient les deux hémisphères cérébraux. Il s'agit en particulier de la commissure principale, appelée "corps calleux", qui serait légèrement plus large chez la femme que chez l'homme. A partir de là, les spéculations sont allées bon train pour expliquer les différences psychologiques entre les sexes par des différences de communication interhémisphérique.

C'est ainsi que les hommes seraient davantage capables de faire fonctionner leurs hémisphères indépendamment et donc de mener à bien différentes tâches simultanément, alors que les femmes ne pourraient faire qu'une chose à la fois.

A l'heure actuelle, on peut considérer l'affaire du corps calleux comme révolue. En effet, l'analyse rétrospective de données tirées de cinquante études publiées depuis 1980, ne confirme pas de différences entre les sexes concernant la taille du corps calleux mesuré sur des cerveaux à l'autopsie (K.M. Bishop, 1977).
Pour faire le tour des prétendues différences entre les sexes concernant l'anatomie du cerveau, il nous reste à aborder le sujet de la latérisation du cerveau. Dans les années soixante-dix, des chercheurs américains lançaient la théorie des deux cerveaux :

l'hémisphère gauche serait spécialisé dans le langage et le raisonnement analytique, tandis que l'hémisphère droit serait spécialisé dans la représentation de l'espace et les émotions (N.Geschwind,1985). Le pas a été vite franchi pour attribuer les différences psychologiques entre les hommes et femmes à des différences entre les hémisphères cérébraux.

Ainsi, les meilleures compétences des hommes en mathématiques résulteraient d'un plus grand développement de l'hémisphère droit par rapport à la femme. Force est de constater que la théorie des deux cerveaux n'a jamais été validé par des données expérimentales rigoureuses. Il s'agissait en fait, à l'origine, d'observations tirées d'expériences chez le rat et de cas pathologiques chez l'homme, qui ont été généralisées de façon abusive au fonctionnement du cerveau normal.

Avec les nouvelles techniques d'imagerie cérébrale qui permettent de voir le cerveau vivant en train de fonctionner, nombre de spéculations sur les différences de modes de fonctionnement entre les sexes n'ont plus cours. Prenons pour exemple, les meilleures compétences des hommes en mathématiques, qui résulteraient d'un plus grand développement de l'hémisphère droit par rapport à la femme. Des expériences utilisant l'IRM fonctionnelle montrent précisément le contraire : pour résoudre des problèmes de calcul arithmétique, les régions les plus activées sont le cortex frontal gauche ainsi que les aires pariétales gauche et droite, et ce quel que soit le sexe des sujets (S. Dehaene, 1999).

Il faut dire que, d'une façon générale, aucune différence significative entre les sexes ne ressort de la grande majorité des études d'imagerie qui, depuis dix ans, analysent l'activité du cerveau dans les fonctions cognitives supérieures.

Par contre, ces études ont permis de révéler l'importance des variations individuelles dans le fonctionnement du cerveau. C'est en particulier le cas lorsqu'il s'agit de manipuler en mémoire des représentations mentales pour résoudre un problème, comme par exemple au jeu d'échec ou dans un calcul mental. Pour des performances égales, différents individus auront chacun leur propre stratégie et donc leur propre façon d'activer leur cerveau. La variabilité individuelle dépasse largement la variabilité entre les sexes, qui en conséquence fait figure d'exception.

Une question fondamentale est de savoir d'où vient cette variabilité dans le fonctionnement du cerveau. Est-elle innée ou est-elle acquise ?

Depuis une dizaine d'années, des progrès considérables ont été réalisés dans la compréhension du rôle des gènes et des facteurs de l'environnement dans le fonctionnement cérébral. Le cerveau humain est constitué d'environ cent milliards de neurones, lesquels forment des circuits et communiquent entre eux grâce à des synapses dont le nombre est de l'ordre d'un million de milliards. Or ces chiffres astronomiques, on trouve que vingt mille gènes dans le cerveau.

Cela signifie qu'il n'y a pas assez de gènes pour contrôler la formation de synapses du cerveau.

Quelle est la fonction des gènes ?

Leur rôle est déterminant au cours du développement embryonnaire pour guider la mise en place du plan général d'organisation du cerveau, à savoir la formation des hémisphères, du cervelet, du tronc cérébral, etc. A la naissance, les grandes lignes de l'architecture du cerveau sont définies et les neurones cessent de se multiplier.

Cependant, la construction du cerveau est loin d'être terminée : 90 % des synapses vont se former progressivement dans les 15-20 ans suivant la naissance. C'est précisément sur la construction de ces circuits que l'environnement intervient sous diverses formes, à savoir le milieu intérieur (l'influence de l'alimentation, des hormones) et le milieu extérieur (le rôle des interactions familiales et sociales, le rapport au monde du sujet).
On parle de "plasticité" pour qualifier cette propriété du cerveau à se modeler en fonction de l'expérience vécue. La plasticité cérébrale est très prononcée chez l'enfant, mais elle existe aussi chez l'adulte, avec les processus d'apprentissage et de mémorisation qui ne cessent de remodeler nos micro-circuits de neurones.

L'imagerie cérébrale en donne l'illustration flagrante : l'apprentissage d'une langue, la pratique de la musique ou l'entraînement à mémoriser l'espace modifient la structure et le fonctionnement des circuits du cerveau.

Notre histoire individuelle est ainsi sculptée dans notre cerveau tout au long de notre vie

Notre histoire individuelle est ainsi sculptée dans notre cerveau tout au long de notre vie.Il en résulte que personne ne possède exactement le même cerveau, y compris les vrais jumeaux.

L'ensemble de ces arguments plaide en faveur d'un rôle majeur des facteurs socioculturels dans les différences d'aptitudes cognitives entre les sexes. C'est pourtant la position contraire qui est défendue avec acharnement dans certains milieux scientifiques, principalement aux Etats-Unis. Il est prétendu que ce sont les différences innées de capacités mentales entre les hommes et les femmes qui déterminent leurs représentations sociale et professionnelle. Ainsi, rien ne sert d'inciter les femmes à suivre des filières scientifiques et mathématiques. Si elles n'y vont pas, c'est que leur tendance naturelle ne les y pousse pas puisqu'elles y réussissent moins bien que les hommes.

Quand on recherche sur quoi se fondent de telles assertions, on ne peut que constater la pauvreté des arguments. Sont systématiquement invoqués les tests neuropsychologiques qui permettraient une évaluation scientifique des différences d'aptitudes entre les hommes et les femmes (D. Kimura, 2001). Ainsi les femmes réussissent mieux dans des tests de langage, tandis que les hommes sont meilleurs dans des tests d'orientation dans l'espace.

Quelles conclusions peut-on tirer de ces expériences ?

- Tout d'abord, il faut garder à l'esprit que les mesures de performances sont des moyennes statistiques. En fait les différences de scores entre les sexes sont modestes et n'excèdent pas 10-15 %. Cela signifie que la dispersion des valeurs est telle qu'on trouve un nombre non négligeable de femmes qui sont meilleures dans les tests des hommes et réciproquement.

Rien ne permet de conclure à l’origine innée ou acquise des différences de performances entre les hommes et les femmes.

- D'autre part, ces types de tests employés en neuropsychologie ne mesurent que des opérations mentales, élémentaires, qui sont bien loin des capacités d'intelligence et d'imagination de la pensée humaine.
- Enfin, et c'est important, rien ne permet dans ces expériences de conclure quant à l'origine innée où acquise des différences de performances entre hommes et femmes.

Or certains n'hésitent pas à prendre parti sur cette question. Pour les uns, ces différences s'expliquent par les hormones mâles qui chez l'embryon masculin favoriseraient le développement de l'hémisphère droit spécialisé dans le traitement des informations spatiales, et ce au détriment de l'hémisphère gauche impliqué dans le langage. Nous avons vu que cette théorie est désormais caduque.

Pour d'autres, les différences d'aptitude entre les sexes auraient pour origine les gènes sélectionnés au cours de l'évolution : dans les sociétés primitives, la répartition du travail voulait que les hommes soient capables de se repérer dans l'espace pour la chasse, tandis que les femmes restaient auprès des enfants et transmettaient les traditions orales. Aucun fait scientifique ne permet de valider cette théorie.

Les thèses opposées mettent en avant le rôle de l'éducation. Dans nos sociétés occidentales, les petits garçons sont initiés très tôt à la pratique des jeux collectifs de plein air comme le football, lesquels sont particulièrement favorables pour apprendre à se repérer dans l'espace et à s'y déplacer. Ce type d'apprentissage précoce, nous l'avons vu, est susceptible d'influer sur le développement du cerveau en facilitant la formation de circuits de neurones spécialisés dans l'orientation spatiale. Et cette capacité serait moins sollicitée chez les petites filles, qui restent d'avantage à la maison, situation plus propice à utiliser le langage pour communiquer.

Que dit la science dans tout cela ?

Il est souvent ardu pour le scientifique, et a fortiori pour le non-spécialiste, de faire le tri entre les faits avérés et spéculations.
S'agissant des aptitudes spatiales, verbales et des mathématiques, de sérieux arguments vont à l'encontre des théories sur l'origine innée des différences entre les sexes (A. Fausto- Sterling, 1992) :

La réduction progressive des écarts de performance entre les sexes, va de pair avec l’intégration accrue des femmes dans la vie sociale et professionnelle.

- tout d'abord, ces différences ne sont détectables qu'à partir de l'adolescence et pas avant ;
- d'autre part, elles sont beaucoup plus marquées chez les Américains blancs que dans les autres communautés ethniques (noirs, asiatiques) ;
- enfin, la compilation des résultats des tests d'aptitude publiés depuis vingt ans montre une réduction progressive des écarts de performance entre les sexes, ce qui va de pair avec l'intégration accrue des femmes dans la vie sociale et professionnelle (A. Feingold, 1988).

Avant de conclure, je voudrais aborder la question de la génétique du comportement sexuel, et de vous faire part de la découverte de nouveaux gènes qui nous concernent au plus haut point.

Le premier est le gène de la fidélité conjugale, découvert chez les petits rongeurs sauvages, les campagnols (L. Young, 1999). Il existe deux espèces de campagnols, qui vivent dans des milieux naturels différents. Ceux qui vivent dans les prairies sont monogames et restent au nid après la naissance des petits. Au contraire, les campagnols qui vivent dans les montagnes sont polygames et fuient le nid, signe manifeste d'infidélité. Des chercheurs américains ont capturé ces campagnols pour les élever en laboratoire et ainsi étudier facilement leurs cerveaux et leurs gènes. Ils ont trouvé que les deux espèces présentent des différences dans certaines zones du cerveau impliquées dans l'action d'une hormone, la vasopressine. D'où l'idée d'injecter de la vasopressine dans le cerveau des campagnols, et de voir les effets sur le comportement de fidélité.

Mais comment expérimentalement tester la fidélité en laboratoire ?

Les chercheurs ont imaginé un test, comprenant deux petites cages reliées par un tunnel. Dans une cage est placée une femelle campagnol captive, qu'on a pris soin d'anesthésier pour prévenir tout risque d'attraction sexuelle. Dans l'autre cage, est placée le mâle campagnol qui a reçu une injection intra-cérébrale d'hormone vasopressine.

Que se passe-t-il quand on ouvre la porte du tunnel ?

S'il s'agit d'un campagnol fidèle des prairies, celui-ci va renifler la femelle pendant deux minutes puis s'en désintéresser. Par contre, s'il s'agit du campagnol volage, la durée de reniflement n'est que d'une minute au lieu de deux minutes.

Voilà donc comment le gène de sensibilité à la vasopressine est devenu le gène de la fidélité conjugale !

On pourrait s'étonner, à juste titre, que cette étude ait été acceptée pour publication par la célèbre revue Nature. Mais les circonstances étaient favorables : c'était en 1999, en plein dans l'affaire Clinton-Lewinsky. On pouvait ainsi facilement déculpabiliser le président, il lui manquait tout simplement le bon gène de la fidélité !

Un autre gène, non moins intéressant, découvert récemment, est celui de l'intuition féminine (D. Skuse, Nature 1997). Il s'agit d'une étude portant sur le syndrome de Turner, anomalie génétique touchant les petites filles qui ne possèdent qu'un seul chromosome X au lieu de deux. Ce chromosome peut-être transmis soit par le père, soit par la mère. Les chercheurs ont constaté que les petites filles qui ont hérité du chromosome X
du père présentent des signes qualifiés par les auteurs de troubles du "comportement social".

Or les troubles en question étaient estimés non pas directement auprès des petites filles, mais d'après un questionnaire rempli par les parents : est-ce que votre fille est capricieuse, obéissante, coupe la parole à table, etc. Forts de ces résultats, les auteurs ont conclu qu'il existait un déterminisme génétique des capacités de cognition sociale, qui se reflète dans l'intuition féminine… Les commentaires de la revue Nature allaient même encore plus loin : “Pour la première fois, nous avons la preuve de la localisation d’un gène qui joue un rôle dans les différences comportementales entre les sexes, ce qui met en question la croyance dominante selon laquelle les différences entre les sexes sont largement déterminées par des facteurs culturels”.

Nous avons vu que le XIXe siècle était celui des mesures physiques du crâne ou du cerveau pour justifier la hiérarchie entre les sexes, les races et les classes sociales.

Les critères modernes du XXe siècle sont les tests cognitifs, l’imagerie cérébrale et les gènes. Certes les progrès considérables de nos connaissances ont apporté de nouveaux cadres explicatifs pour comprendre la complexité du vivant. Mais la dérive vers l’utilisation abusive de la biologie pour expliquer les différences entre les groupes sociaux, y compris entre les sexes, reste une vraie menace.
Ce courant de pensée à un nom et une longue histoire : il s’agit du déterminisme biologique, théorie qui justifie les inégalités sociales par des diktats biologiques et relègue au second plan les facteurs socioculturels et politiques Cette idéologie, nous l’avons vu, est toujours tenace dans les milieux scientifiques, en particulier aux Etats-Unis. Ainsi certains chercheurs s’insurgent ouvertement contre l’utilisation des diplômes universitaires pour l’évaluation des compétences et l’orientation professionnelle. Ils prônent l’utilisation de critères psychométriques propres à chaque sexe qui, selon eux, révèlent les différentes naturelles de talents et permettent une meilleure répartition des emplois entre les sexes. Leur argumentation séduit le grand public car elle est présentée comme fondée sur des observations scientifiques, qui attendent toujours d’être validées et reproduites par d’autres équipes…

L’utilisation abusive de la biologie pour expliquer les différences entre les groupes sociaux, y compris entre les sexes, reste une vraie menace.

A l’évidence, le devoir de vigilance des scientifiques face à l’utilisation de la science à des fins idéologiques est plus que jamais d’actualité.