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Origine L'Humanité Article paru dans l'édition du 30
mars 2004.
http://www.humanite.presse.fr/journal/2004-03-30/2004-03-30-391024
La chronique De Cynthia Fleury
De la connaissance des symboles
Déjà Saint Augustin (354-430) avait parfaitement vu
qu'il " est des choses qui ne sont que des choses et d'autres
qui sont aussi des signes [Ã] . Parmi ces signes, certains
sont seulement des signaux, d'autres sont des marques ou des attributs,
d'autres encore sont des symboles " (1). Déjà il
avait perçu les risques de banalisation et de confusion qu'encourt
l'acte de signifier et comment tout signe ne relève pas forcément
de l'outillage intellectuel : il y a des signes qui sont là
pour nous arrêter de penser ; il y en a d'autres, au contraire,
qui nous font découvrir des intelligibilités rebelles
dans lesquelles les processus de généralisation et de
simplification manquent leur cible, et où l'ambiguïté,
la polyvalence et le protéiforme règnent en maître
(2).
Pourquoi s'alarmer d'une éventuelle précarité
de l'intelligence du symbolique ? Parce qu'il est vital de préserver
la pensée de sa pathologie naturelle û à savoir,
sa tendance entropique (*) à l'uniformisation : qu'il est dur,
en effet, de penserÃ, mais qu'il est doux de penser comme tout
le monde. Certes, les Lumières encyclopédiques sont
de loin les plus efficaces pour aider à la formulation de réflexions
éclairées et autonomes, mais il existe également
un savoir " pré ou para-encyclopédique ",
en marge de Diderot et d'Alembert, qui témoigne d'une cartographie
moins didactique, plus " fantastique " et " monstrueuse
", en un mot un savoir de pures singularités. S'intéresser
aux symboles, c'est peut-être aller à rebours de la connaissance
scientifique, quitter le musée pour le cabinet de curiosités
(3), mais c'est assumer, avec le plus de finesse possible, le dialogue
avec le monde.
Un dialogue " moyenâgeux ", pour certains, puisque
le corpus symbolique renvoie aux légendes hagiographiques,
à l'art alchimique, au sacre des rois et des saints ; mais
qui peut nier le plaisir de redécouvrir grâce à
lui l'histoire occidentale et notamment la symbolique des noms ? "
Bien des saints, par exemple, doivent leur Vita, leur passion, leur
iconographie, leur patronage ou leurs vertus à leur seul nom.
Le cas limite est celui de sainte Véronique, qui ne doit son
existence û tardive û qu'à la construction d'un
nom propre de personne sur les deux mots latins (vera icona) désignant
la sainte Face, c'est-à-dire la véritable image du Sauveur
imprimée sur un suaire. Véronique est ainsi devenue
une jeune femme qui, lors de la montée au Calvaire, a essuyé
avec un linge la sueur du Christ portant sa croix ; miraculeusement,
les traits du Christ restèrent imprimés sur le linge
" (4).
Qui peut nier également la maturité intellectuelle que
confère une telle érudition ? Apprécier les symboles,
ce n'est pas manquer le sens mathématique mais simplement lui
refuser l'exclusivité. Je parle de " maturité "
parce qu'il y a dans ces entendements moyenâgeux une aptitude
à cerner le monde et ses phénomènes, qui puise
toute sa compétence dans son humilité : en deçà
et par-delà le monde mathématisable, il y a le Mystère
et son art combinatoire.
Par ailleurs, en ces temps de contemporanéité sauvage,
il est parfois utile de se servir de la machine à remonter
le temps. Ce Moyen âge, en apparence si folklorique, a été
historiquement le lieu des premières transgressions de l'esprit.
Loin des élucubrations mortifères et millénaristes
d'aujourd'hui, il est un saint qui porte en lui le renouveau d'une
civilisation : saint François d'Assise. " Mi-religieux,
mi-laïc, dans les villes en plein essor, sur les routes et dans
la retraite solitaire, dans la floraison de la civilisation courtoise
se combinant avec une nouvelle pratique de la pauvreté, de
l'humilité et de la parole, aux marges de l'Église mais
sans tomber dans l'hérésie, révolté sans
nihilisme, actif dans ce lieu le plus bouillonnant de la chrétienté
û l'Italie centrale, entre Rome et la solitude de la Verne û,
François a joué un rôle décisif dans l'essor
des nouveaux ordres mendiants diffusant un apostolat pour la nouvelle
société chrétienne, a enrichi la spiritualité
chrétienne d'une dimension écologique, au point d'apparaître
comme l'inventeur d'un sentiment médiéval de la nature
s'exprimant dans la religion, la littérature et l'art "
(5).
Voilà sans doute ce qu'il nous manque û nous les miséreux
du symbolique : être les inventeurs d'un sentiment.
(1), (2) et (4) Michel Pastoureau, Une histoire symbolique du Moyen
âge occidental, Éditions du Seuil, 2004.
(3) Lucia Impelluso, la Nature et ses symboles, Éditions Hazan,
2004. Matilde Battistini, Symboles et allégories, Éditions
Hazan, 2004.
(5) Jacques Le Goff, Héros du Moyen ge, le Saint et le Roi,
Éditions Gallimard, 2004.
(*) L'entropie est l'expression mathématique de la dégradation
de l'énergie .
Origine L'Humanité Article paru dans l'édition du 30
mars 2004. http://www.humanite.presse.fr/journal/2004-03-30/2004-03-30-391024
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