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22 Mai 2006
À: infozone_l@samizdat.net
Objet: [infozone_l] La lepénisation des esprits."La
pensée" mai 2006
Lmsi
21 mai 2006
La lepénisation des esprits, par Sylvie Tissot et
Pierre Tevanian
Eléments pour une grille d'analyse du racisme en France
La présence de Jean-Marie Le Pen au second tour à
l'élection présidentielle en 2002, l'existence d'une
profonde discrimination selon l'origine réelle ou supposée,
les profanations de lieux religieux (synagogues, mosquées,
cimetières) : tous ces phénomènes et bien d'autres
témoignent de la persistance d'un profond racisme en France.
Depuis longtemps, philosophes, historiens, sociologues, mais aussi
militants anti-racistes se sont efforcés d'expliquer ce phénomène,
et en 2002 une explication semble s'être s'imposée
: le racisme se nourrit des effets de la crise économique
- chômage, précarité, détérioration
des liens sociaux et des conditions de vie dans les quartiers populaires.
Une explication insuffisante, voire pernicieuse, que le concept
de "lepénisation" permet de contester.
Cette explication, que semble étayer le fort taux de vote
pour le candidat du Front national parmi les ouvriers, présente
un intérêt certain : plutôt que de renvoyer à
des processus psychologiques, voire à une nature humaine
invariablement méfiante par rapport à l'étranger,
elle souligne l'impact de processus sociaux et économiques.
Le racisme est ainsi appréhendé comme une production
sociale. Pourtant, en le ramenant à un simple comportement
de protestation, ce schéma ne prend pas en compte les opinions
racistes comme des phénomènes autonomes, non réductibles
à l'expression d'une colère sociale. Il tend également
à passer sous silence les conséquences concrètes
du racisme pour les populations qui le subissent. Enfin, il repose
sur un certain nombre de présupposés qu'Annie Collovald
s'est récemment attachée à réfuter.
Dans ce livre important, Le « populisme du FN », un
dangereux contresens, l'auteure montre, à l'aide de données
électorales précises, le caractère erroné
des analyses qui voient dans les classes populaires les principaux
soutiens du Front national. Intégrer l'abstention et la non
inscription sur les listes électorales, beaucoup plus importantes
chez les classes populaires, permet de donner une plus juste mesure
du pourcentage d'électeurs FN au sein de cette population.
Les commerçants et professions indépendantes apparaissent
alors comme les premiers soutiens du parti d'extrême droite.
Dans son livre, Annie Collovald retrace la genèse de ce sens
devenu commun chez les spécialistes du commentaire politique,
et surtout, elle invite à s'interroger sur ses effets sociaux.
Avec cette analyse, en effet, s'impose « la figure fantasmatique
d'un peuple menaçant pour la stabilité de la démocratie
», « délégitimant tous ceux pour qui le
"peuple" est une cause à défendre au profit
de la légitimation de ceux qui pour qui le "peuple"
est un problème à résoudre » [1]. Le
peuple porterait ainsi une responsabilité, compréhensible
mais écrasante, dans la persistance du racisme en France.
Centrant l'explication de la crise de la démocratie et de
la représentation politique sur les classes populaires, cette
analyse a aussi pour effet d'exonérer les élites politiques
et médiatiques de toute responsabilité. Or c'est précisément
le rôle joué par la classe politique et les médias
dans la montée du Front national que nous voudrions souligner,
ouvrant ainsi à une autre approche du racisme. Le racisme,
comme nous avons voulu l'expliquer dans notre Dictionnaire de la
lepénisation des esprits [2], n'est pas, ou pas spécialement,
une caractéristique de la « France d'en bas »
; il est même, à beaucoup d'égards, une production
de la « France d'en haut », et le résultat de
la réappropriation dans ses discours de grilles d'analyse,
d'arguments, de schémas de pensée d'extrême
droite. À quelle réalité renvoie ce que le
ministre socialiste Robert Badinter avait, le premier, qualifié
de « lepénisation des esprits » ? Quelle forme
a t-elle prise et jusqu'où s'est-elle étendue ? Cette
histoire n'est pas linéaire, mais deux épisodes marquants
s'en dégagent : la politisation, à partir de la fin
des années 1980, de la question de l'immigration et la focalisation
des débats politiques autour du « problème de
l'immigration » ; la montée en force, dans la seconde
moitié des années 1990, des discours sécuritaires
centrés sur les jeunes des classes populaires.
Le "problème de l'immigration" Longtemps confinée
au sein de l'administration [3], la question de l'immigration a
fait l'objet, à partir de la fin des années 1970,
d'une politisation croissante. Investie par les associations, les
médias, la classe politique, elle est devenue un des objets
de clivages politiques et de débats publics.
Mais, loin d'être posée de façon « neutre
», cette question a été problématisée
d'une certaine manière. Alors que les mouvements et les associations
de gauche et d'extrême gauche engagés dans cette cause
voyaient leur influence décliner, l'analyse a été
recadrée à la fin des années 1980 sur les problèmes
que poseraient les immigrés (et non plus ceux qu'ils subissent),
que ce soit à la France, à la situation de l'emploi,
aux déficits publics ou encore au niveau de délinquance
[4].
Outre les médias, cette évolution doit beaucoup à
un certain nombre de déclarations politiques prenant pour
cible les immigrés. Si des personnalités de gauche
(comme le Président François Mitterrand ou le Premier
Ministre Michel Rocard [5]) ont pu participer à la désignation
des immigrés comme menace, la lepénisation des esprits
est d'abord le fait de la droite. Jusqu'au début des années
1990, le Parti socialiste cherche à éviter la question
de l'immigration, ou alors met l'accent sur le premier volet du
diptyque sur lequel va reposer la politique d'immigration en France,
quels que soient les gouvernements successifs : l'« intégration
» des immigrés ayant vocation à rester sur le
territoire français et l'éloignement des irréguliers.
Au Parti communiste, les amalgames entretenus entre drogue, délinquance
et immigration sont régulièrement repris par certains
maires (notamment ceux de Vitry et de Montigny-lès-Cormeilles).
La direction nationale, qui initialement leur apporte son soutien,
évolue toutefois, à partir de la fin des années
1980, vers d'autres positions sur la question de l'immigration,
soulignant la négation des droits de l'homme et l'exploitation
économique des sans papiers.
C'est donc avant tout à droite, et depuis la décision
de fermer les frontières en 1974, que se développent
les discours les plus répressifs à l'encontre de l'immigration,
d'abord en vue d'encourager les retours d'immigrés installés
en France, ensuite, devant l'échec de cette politique, pour
lutter contre les arrivées régulières et irrégulières.
En 1986, le ministre de l'Intérieur, Charles Pasqua, s'illustre
en procédant à l'expulsion collective de « 101
Maliens ». Des pratiques et un discours répressifs
s'imposent, toujours plus médiatisés et progressivement
banalisés en dépit des protestations qui peuvent s'exprimer.
L'orientation répressive se renforce au fur et à
mesure que l'échec de la politique économique libérale
« dure » menée par le gouvernement Chirac en
1986 apparaît patent. La question de l'immigration va devenir,
après 1988, un vrai cheval de bataille. Un angle d'attaque
privilégié est ainsi trouvé pour attaquer la
gestion de la gauche. Mais l'objectif consiste aussi, en multipliant
les déclarations de « fermeté » à
l'encontre des immigrés, à récupérer
les voix du Front national, dans les années où ce
parti se développe considérablement, jusqu'à
conquérir plusieurs sièges à l'Assemblée
nationale et dans les conseils régionaux, ainsi que quelques
mairies.
Au sein du discours qui se développe ainsi, deux idées,
directement issues de la rhétorique d'extrême droite,
reviennent sans cesse, pour gagner un caractère d'évidence
de plus en plus partagée. La thématique de la menace
va d'abord s'incarner dans la dénonciation d'une «
invasion ».
Invasion « Nous sommes victimes d'une invasion apparemment
pacifique mais qui, évidemment, nous menace mortellement
dans notre identité et notre sécurité »,
Jean-Marie Le Pen « Le type de problèmes auxquels nous
allons être confrontés n'est plus l'immigration, mais
l'invasion », Valérie Giscard d'Estaing, UDF «
Intrusion, occupation, invasion. Les trois mots sont exacts. Pour
invasion, je suis reparti consulter le dictionnaire qui donne deux
définitions : action de pénétrer et de se répandre
dangereusement. Et il n'est pas innocent de le comprendre. Un million
de clandestins, c'est l'effectif de cent divisions, non armées
certes, mais qui pèsent lourdement sur les conditions de
notre existence et de notre identité nationale », Michel
Poniatowski, UDF « Ce qui était une immigration de
renfort démographique devient une immigration de substitution
de peuplement », Jean-Louis Debré, RPR « Je suis
maire d'une commune dans laquelle se trouvent des écoles
où il y a 60 de non francophones. Je le dis calmement avec
sérénité. Cela pose des problèmes aux
élus locaux et cela posera dans l'avenir aux Français
des problèmes considérables (...) Dans les Bouches-du-Rhône,
si l'évolution actuelle se poursuit, s'il n'y a pas de diminution
de la communauté étrangère, dans quelques années
(probablement avant la fin du siècle), il y aura plus d'étrangers
que de Français de souche », François Léotard,
UDF « Osons avancer une hypothèse : si 10% des 500
millions de jeunes Africains que l'Afrique comptera en 2025 venaient
tenter leur chance en Europe chaque année, ce sont entre
30 et 50 millions de jeunes Africains qui arriveraient, soit la
population d'un pays comme l'Espagne, c'est dire l'ampleur du problème
que nous avons à gérer », Daniel Colin, RPR
« Les nations existent. Chacun défend son existence
légitimement », Jean-Pierre Chevènement, MDC
[6] Ce vieux thème de l'extrême droite française,
très prisé par Jean-Marie Le Pen, a été
repris explicitement par la droite parlementaire au début
des années 1980. « Il faut arrêter cette invasion
», pouvait-on lire en 1983 dans un trac de Roger Chinaud et
Jean-Pierre Bloch (UDF) en faveur du candidat Alain Juppé
(RPR). Il est revenu en force au début des années
1990 et l'on a pu entendre le député RPR Jacques Myard
prophétiser « la guerre civile » si rien n'était
fait pour contenir les « hordes qui déferlent sous
la pression démographique du Sud ». Ce discours fait
apparaître les immigrés, non plus seulement comme des
parasites ou comme un « problème » à régler,
mais aussi comme des agresseurs, justifiant ainsi la violence qui
leur est faite en la faisant passer pour un acte de légitime
défense. Basé sur des analyses erronées (et
maintes fois réfutées, notamment sur le lien entre
immigration et chômage, immigration et déficits de
la sécurité sociale, immigration et délinquance
[7]), ce discours occulte en outre l'histoire d'une autre «
migration », celle des colonisateurs français dans
les pays du Maghreb et de l'Afrique noire, des violences qu'ils
ont perpétrées et de la déstructuration de
ces sociétés qui est aussi un des facteurs des migrations
actuelles.
Ce discours sur l'invasion a été d'autant plus efficace
qu'il est venu se greffer - deuxième thématique sur
laquelle nous voudrions insister ici - sur une certaine conception
de la nation française. L'immigration ne peut en effet être
présentée comme un danger pour la France que parce
que celle-ci est conçue comme une entité basée
sur une « identité » homogène et immuable
à travers des siècles. Cette nation, garantie par
l'existence d'un socle de populations « de souche »,
héritière de valeurs communes, ne pourrait par conséquent
se perpétuer qu'en limitant l'arrivant de corps « étrangers
».
Cette conception nationaliste, construite sur un modèle
« organiciste », nie l'histoire déjà longue
de l'immigration en France, mais aussi les conditions sociales et
économiques de l'intégration des immigrés.
Cette vision se traduit surtout par une série de déclarations
sur le « seuil de tolérance » et d'appels répétés
à la mise en ouvre de « quotas ».
Seuil de tolérance « C'est très bien qu'il
y ait des Français jaunes, des Français noirs, des
Français bruns. Ils montrent que la France est ouverte à
toutes les races et qu'elle a une vocation universelle. Mais à
condition qu'ils restent une petite minorité ; sinon la France
ne serait plus la France. (...) Vous croyez que le corps français
peut absorber dix millions de musulmans, qui demain seront vingt
millions et après-demain quarante ? (...) Mon village ne
s'appellerait plus Colombey-les-deux-Eglises, mais Colombey les
deux Mosquées ! », Charles de Gaulle « Il y a
une overdose d'immigration », Jacques Chirac, RPR «
Le seuil de tolérance est franchi », Alain Juppé,
RPR « Le seuil de tolérance est dépassé
depuis les années 1970 », François Mitterrand
« L'immigration est absorbable à petites doses »,
Jean-Pierre Chevènement [8] La compilation de ces citations
ne vise pas, ou pas seulement, à susciter l'indignation.
L'étendue du spectre politique, mais aussi des univers sociaux
au sein desquelles de tels schémas de pensée sont
à l'ouvre, donne à réfléchir sur le
consensus qui s'est installé à propos du « problème
de l'immigration ».
Ces citations ne sont pas, en effet, de simples anecdotes ; elles
révèlent un climat plus général qui
s'est instauré dans les années 1980, et qui repose
sur une série de mots, d'idées, de schémas
de pensée progressivement devenus des évidences. Certes,
une partie du monde associatif et politique de gauche a toujours
exprimé son indignation à chaque fois que la «
préférence nationale », le « bruit et
de l'odeur » [9] ou l'« invasion » étaient
évoqués. Mais l'absence de sanction à droite
contre les déclarations les plus ouvertement racistes, ainsi
que la culpabilisation à laquelle a cédé la
gauche, accusée de ne pas répondre aux « peurs
» supposément exprimées par les électeurs
du Front national, ont eu des effets dévastateurs. Ils ont
en effet rendu dicibles, légitimement dicibles voire «
courageux », des discours que l'on ne pouvait autrefois entendre
qu'à l'extrême droite. C'est ainsi que les thématiques
et le vocabulaire du Front national se sont diffusés, légitimés
finalement par la classe politique « républicaine ».
L'insécurité et les "nouvelles classes dangereuses"
La stratégie adoptée par la droite, supposée
« couper l'herbe sous le pied » du Front national, s'avèrera
particulièrement désastreuse. Comme l'explique Jean-Marie
Le Pen lui-même, et ce en quoi il a raison, les électeurs
préfèrent souvent l'original à la copie. En
témoigne le score réalisé par le leader du
Front national du premier tour des élections présidentielles
le 21 avril 2002, qui dépasse alors le candidat socialiste
Lionel Jospin.
Ce séisme dont a beaucoup parlé la classe politique
n'avait en effet rien que de très prévisible au regard
de l'avancée des idées réactionnaires, sécuritaires
et racistes qui a marqué les années 1997-2002. Certes,
la manière de parler de l'immigration a connu, durant cette
période, un changement important. Sans doute en raison de
la légitimité acquise par les luttes de sans-papiers
et l'impossibilité de les ériger en figure de la menace,
le « problème de l'immigration » a laissé
la place à une autre question, celle de l'« insécurité
». À la rhétorique d'une invasion venue de l'extérieur,
se sont substituées des mises en garde contre la délinquance,
l'insécurité, l'incivilité, son expansion,
son explosion inexorable, exponentielle, irrésistible, l'évocation
de mineurs de plus en plus jeunes et de plus en plus violents, la
désignation de zones de non droit et de quartiers sensibles
menacés par une crise de l'autorité, des normes, des
repères et de la morale. De cette situation, l'angélisme
et le laxisme seraient responsables, comme on nous l'a continuellement
répété à partir de 1997. Il faudrait
mettre fin de toute urgence à cette culture de l'excuse et
restaurer l'ordre républicain.
La généralisation de cette analyse intervient dès
le début des années 1990.
La politique de la ville mise en ouvre par la gauche sur les quartiers
dits sensibles et axée sur la participation des habitants
et la restauration du lien social fait l'objet de critiques virulentes
: Gérard Larcher explique par exemple dans un rapport parlementaire
que cette politique, trop sociale à son goût, occulte
la responsabilité des habitants, et notamment des jeunes,
dans les problèmes de ces quartiers. 1997 et le retour de
la gauche au pouvoir marquent toutefois un véritable tournant.
C'est le gouvernement Jospin, en effet, qui va opérer le
ralliement de la gauche gouvernementale à un nouveau cadre
de pensée sécuritaire.
Ce ralliement n'efface certes pas les différences entre
gauche et droite ; la première restera plus attachée
aux politiques de prévention et de développement social.
Il n'en reste pas moins que la question de « l'insécurité
» n'a pas été imposée initialement par
Jaques Chirac lors de la campagne présidentielle de 2002
: la gauche se l'est imposé elle-même quelques années
auparavant. En juillet 1997, en effet, le Parti socialiste remporte
les élections sur la base d'un programme énonçant
« trois priorités : l'emploi, la santé et l'éducation
» ; quelques semaines plus tard, le premier ministre Lionel
Jospin, dans son discours d'orientation générale,
annonce finalement « deux priorités : l'emploi et la
sécurité ». La délinquance n'arrive alors
qu'au cinquième rang des « préoccupations des
Français », derrière le chômage, la pauvreté,
la maladie ou les accidents de la route. Et elle ne devient la première
préoccupation qu'après plusieurs années d'une
intense campagne médiatique et politique [10].
Il faut donc insister sur le caractère délibéré
de ce tournant sécuritaire : rien, ni dans les sondages,
ni dans le champ politique (après la défaite cuisante
subie par la droite lors des élections provoquées
par le gouvernement Juppé en 1997 et alors que le Front national
connaît une crise profonde en raison de la scission entre
le FN et le MNR) ne poussait la gauche à adopter une telle
politique.
Cette position n'en a pas moins été clairement affichée
et assumée, initialement au colloque de Villepinte en octobre
1997. À cette occasion, Lionel Jospin et son ministre de
l'intérieur Jean-Pierre Chevènement évoquent
le « droit à la sûreté » de la Déclaration
des Droits de l'Homme, et déclarent que « la sécurité
est une valeur de gauche ». Cette évolution sera légitimée
par une série de rapports, de textes et d'expertises : rapport
sur les mineurs délinquants des députés socialistes
Christine Lazerges et Jean-Pierre Balduyck publié en avril
1998 et proposant d'instaurer un couvre-feu et de « responsabiliser
» les « parents de délinquants » par la
suppression des allocations familiales ; manifeste lancé
en septembre 1998 par neuf intellectuels, intitulé «
Républicains n'ayant plus peur ! » appelant à
refonder la République en « restaurant » l'autorité
et en instaurant la « tolérance zéro des petites
infractions » pour les mineurs des « quartiers sensibles
» ; Que sais-je ? publié en 1999 Alain Bauer et Xavier
Rauffer, Violences et insécurités urbaines, dans lequel
les auteurs expliquent que, « au-delà de toutes les
théories d'inspiration sociologique, l'origine la plus certaine
du crime, c'est le criminel lui-même ».
Plusieurs ouvrages ont déjà mis en cause la pertinence
du diagnostic avancé par le gouvernement Jospin pour justifier
le virage sécuritaire [11]. On voudrait souligner ici ses
conséquences. Car ce tournant sécuritaire ne se limite
pas à des discours ; il s'est traduit par des pratiques policières,
judiciaires et par une législation [12]. La loi sur la sécurité
quotidienne, votée à la quasi unanimité en
2001, crée un nouveau délit : la « fraude habituelle
». Les personnes interpellées dix fois pour fraude
dans les transports en commun sont désormais passibles de
six mois de prison et de 7500 euros d'amendes. La même loi
autorise également les forces de police à déloger
les jeunes qui se regroupent dans les halls d'immeuble, même
si aucun délit n'a été commis.
Ce tournant sécuritaire entretient également la lepénisation
des esprits, dans la mesure où il perpétue le processus
de stigmatisation de populations vivant en France, appartenant aux
classes populaires, immigrées ou issues de l'immigration,
dont la présence et les comportements sont présentés
comme la cause des « problèmes ». Certes, contrairement
aux discours sur l'immigration des années 1980-1990, cette
menace ne semble plus provenir de l'extérieur du pays. Néanmoins,
et de manière encore plus pernicieuse, le discours sécuritaire
souligne constamment le caractère « étranger
» de ces populations, dont les origines sont présentées
comme un élément crucial des problèmes sociaux.
Le rapport Bénisiti, rédigé par un député
de droite en 2004, apparaît comme l'aboutissement de ce processus
: consacré aux problèmes de délinquance, il
pointe du doigt le bilinguisme des enfants issus de l'immigration,
et appelle à stopper l'apprentissage, au sein de ces familles,
de tout « patois ». La volonté exprimée
par Sarkozy en novembre 2005 d'expulser les émeutiers étrangers
hors de France procède d'une même grille de lecture
: il entérine l'idée que les jeunes des quartiers
ne sont pas à part entière des Français, et
consacre un fonctionnement républicain qui loin de l'indifférence
aux origines dont se prévaut la République, ne cesse
de créer et d'institutionnaliser des catégories ethnicisées
et essentialisées. Des « sauvageons » dont parlait
le ministre de l'intérieur Jean-Pierre Chevènement
aux « racailles » évoqués par son homologue
du gouvernement Raffarin, on retrouve ce double processus de stigmatisation
caractéristique des « nouvelles classes dangereuses
» [13] : l'insistance sur la délinquance et la focalisation
sur les origines étrangères.
La montée en force des grilles de lecture sécuritaires
ont ainsi directement conforté l'analyse de Jean-Marie Le
Pen selon laquelle les problèmes sociaux renverraient aux
comportements déviants d'une population « étrangère
» mal intégrée. Cette lepénisation des
esprits, qui a rendu possible la présence du leader du Front
national au second tour des élections présidentielles
sans d'ailleurs qu'il ait besoin de faire campagne, a eu des effets
redoutables pour la gauche, et pas seulement lors de cette élection
en 2002.
La légitimation des approches racistes et culturalistes
de problèmes sociaux discrédite dans le même
temps les grilles d'analyse traditionnelles de la gauche et de fait,
dès la fin des années 1980, il est devenu quasiment
impossible, au sein de la classe politique française, d'aborder
la question de l'immigration sans partir du constat d'un «
problème » posé par l'immigration à la
France [14].
C'est aussi toute son identité anti-raciste et sociale à
laquelle le Parti socialiste semble avoir renoncé, en se
faisant le porte-parole du tout sécuritaire. En effet, tout
se passe comment si les dirigeants de ce parti avaient renoncé
à voir, dans les immigrés et leurs descendants, des
victimes à défendre, que ce soit du chômage
ou du racisme, pour les présenter, avant tout, comme des
fauteurs de troubles. La lutte contre les discriminations, malgré
la création de l'éphémère Groupe d'études
et de lutte contre les discriminations par Martine Aubry, ne sera
jamais une priorité politique alors même que plusieurs
études témoignent d'une discrimination massive, à
l'embauche, dans le logement ou de la part des forces de police.
Enfin, avec le tournant sécuritaire, la gauche semble également
avoir renoncé à un des fondements de son identité
depuis le XIXème siècle : l'idée que les déviances
sociales ne relèvent pas de comportements individuels à
réprimer, mais qu'elles renvoient à des causes socio-économiques,
sur lesquelles seule une action collective, nécessitant notamment
une intervention forte de l'Etat, peut jouer.
L'après 11 septembre et le "péril islamique"
La lepénisation des esprits dont nous avons donné
un rapide aperçu ici résulte d'une série de
facteurs, sur lesquels il faudrait revenir plus longuement, et qui
sont liés à l'évolution du champ politique
(irruption du Front national, recomposition idéologique de
la gauche suite aux politiques dites « de rigueur »),
mais aussi au contexte économique (politiques dites de rigueur
budgétaire, remise en cause des acquis sociaux et creusement
des inégalités). C'est à la fois dans des contextes
précis que la droite, mais aussi, dans une certaine mesure,
une partie de la gauche, se sont ralliées à une vision
politique et sociale dans laquelle les figures, soit du «
problème » dans le meilleur des cas, soit de l'ennemi
dans le pire, se sont incarnées dans l'immigré polygame
puis dans le jeune de banlieue délinquant.
Depuis lors, on observe une certaine continuité. Au «
sauvageon » incriminé par Jean-Pierre Chevènement
fait écho la « racaille » dénoncée
par Nicolas Sarkozy. Une différence de taille, pourtant,
sépare les deux discours, et accrédite l'idée
d'une lépénisation aggravée. Si le Ministre
de l'Intérieur du gouvernement Jospin organise son propos
autour d'une opposition entre la République porteuse de droit
et d'égalité et les jeunes délinquants en perte
de repères, Nicolas Sarkozy ne manque jamais l'occasion d'opposer
aux jeunes à mater sa propre personne, seule à même
de débarrasser la France de la « racaille »,
ou d'expulser les délinquants « hors de France ».
À cet égard, ce ne sont plus seulement des relents
racistes que l'on entend, mais une valorisation de la figureindividuelle
du chef guerrier et viril (comme le sous-entend la figure phallique
du kärcher) caractéristique du lepénisme, mais
aussi de tous les mouvements fascistes.
Autre élément de différence enfin, ces figures
plus ou moins fantasmées autour desquelles s'est organisé
le débat public (au détriment du chômeur ou
de l'ouvrier par exemple) n'ont cessé d'évoluer, pour
intégrer progressivement la question de l'islam. En témoigne
la focalisation sur les figures du « jeune arabo-musulman
», de l'islamiste terroriste, ou de la jeune fille voilée
[15].
La thèse culturaliste et à relents racistes d'un
« choc des civilisations » fait ici sentir son influence,
renforcée après le 11 septembre et la campagne bushienne
contre l'Irak. Théorisée initialement par Samuel Huntington,
cette thèse s'incarne aujourd'hui dans une doxa largement
reprise en France et opposant une religion par essence dangereuse,
obscurantiste, l'islam, et un Occident porteur des valeurs de laïcité,
de liberté et d'égalité. Cette focalisation
récente sur les populations maghrébines, d'origine
maghrébine ou plus largement associées au «
monde musulman » nous incite aujourd'hui à nous interroger,
au-delà de l'influence de l'extrême droite française
(ou en combinaison avec celle-ci), sur le rôle de l'idéologie
coloniale (c'est-à-dire d'une idéologie qui a irrigué
l'ensemble de la société et de la classe politique
française) dans la persistance du racisme aujourd'hui [16].
Cet article est paru dans la revue La Pensée, numéro
de mai 2006.
Sylvie Tissot et Pierre Tevanian (Sur ce même thème,
cf. les articles Un racisme qui vient d'en haut et Le legs colonial)
Notes
[1] Annie Collovald, Le « populisme du FN », un dangereux
contresens, Broissieux, Le Croquant, 2004, p 18. Sur la haine du
peuple que manifeste l'incrimination de « l'individu démocratique
» tout puissant, voir aussi Jacques Rancière, La haine
de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005.
[2] Pierre Tevanian et Sylvie Tissot, Dictionnaire de la lepénisation
des esprits, Paris, Esprit frappeur, 2002 [3] Sur le traitement
de l'immigration dans la période 1945-1975, voir Alexis Spire,
Étrangers à la carte. L'administration de l'immigration
en France, Paris, Grasset, 2005 [4] Pour une analyse de cette évolution
dans la presse, voir Simone Bonnafous, L'immigration prise aux mots,
Paris, Kimé, 1991 [5] Le premier ayant déclaré
en 1989 que le seuil de tolérance était atteint, tandis
que le second estime, en 1990, que la France ne peut accueillir
« toute la misère du monde ».
[6] J.-M. Le Pen, Présent, 30-31/09/1991 et 02/10/1991 cité
dans M.
Souchard, S. Wahnich et alii, Le Pen, les mots, Paris, Le Monde
éditions, 1998 ; V. Giscard d'Estaing, Le Figaro Magazine,
21/09/ 1991 ; M.
Poniatowski, cité dans l'Evénement du Jeudi, 31/10/1991
; J.L.D Debré, Le Figaro, 97/11/1996 ; F. Léotard,
France Inter, 03/10/1983, cité par M.
Chemillier-Gendreau dans L'injustifiable, Bayard-Edition, 1998
; D. Colin, Assemblée nationale, 17/12/1996, Journal Officiel,
p. 8449 ; J.P.
Chevènement, Le Monde, 26/02/1997.
[7] Voir sur ces points les articles « Avantages sociaux
», « Chômage », « Délinquance
», « Misère du monde », du Dictionnaire
de la lepénisation des esprits, op.cit.
[8] Ch. De Gaulle, cité par A. Peyrefitte dans C'était
de Gaulle, De Fallois, 1994 ; J. Chirac, 22/02/1991 et 21/06/1991
; A. Juppé, La voix des Français, février 1991
; F. Mitterrand, Antenne 2, 10/12/1989 ; J. P.
Chevènement, Le Monde, 26/02/1997 [9] Jacques Chirac déclare
en 1991 : « Comment voulez-vous que le travailleur français
qui vit avec sa femme et qui gagne, ensemble, environ 15 000à
francs et qui voit, sur le palier d'à côté,
entassés, un homme, trois ou quatre épouses, et une
vingtaine de gosses, qui gagnent 50 000 francs par mois de prestations
sociales sans naturellement travailler, si vous ajoutez à
cela le bruit et l'odeur, eh bien, le travailleur français
il devient fou ! Et ce n'est pas être raciste que de dire
cela ».
[10] Sur la genèse de ce nouvel ordre sécuritaire,
Pierre Tevanian, Le ministère de la peur. Réflexions
sur le nouvel ordre sécuritaire, Paris, Esprit frappeur,
2003.
[11] Laurent Mucchielli, Violences et insécurité
: fantasmes et réalités dans le débat français,
Paris, La Découverte, 2002 ; Laurent Bonelli et Gilles Sainati
(dir.), La machine à punir : pratiques et discours sécuritaires,
Paris, Esprit frappeur, 2004. Voir aussi, de Pierre Tevanian, sur
LMSI, La construction des classes dangereuses [12] Voir la chronologie
de ces lois sur le site LMSI [13] Voir sur ce thème Stéphane
Beaud et Michel Pialoux, Violences urbaines, violences sociales.
Genèse des nouvelles classes dangereuses, Paris, Fayard,
2003.
http://www.laurent-mucchielli.org
[14] Pour une autre approche de la question de l'immigration, centrée
sur la question des droits fondamentaux et notamment de la liberté
de circulation, voir le travail réalisé par le GISTI,
notamment dans sa revue Plein droit.
[15] Sur ces figures voir Nacira Guenif-Souilamas et Eric Massé,
Les féministes et le garçon arabe, La Tour-d'Aigues,
Editions de l'Aube, 2004.
Voir aussi,surlaconstructionmédiatiquedu« problèmedu
foulard » et sur la représentation diabolisée
de la fille voilée,Pierre Tevanian, Le voile médiatique.
Un faux débat : « l'affaire du foulard islamique »,
Paris, Raisons d'agir, 2005.
[16] Saïd Bouamama et Pierre Tevanian, « Un racisme
post-colonial ? », in Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire,
Cultures postcoloniales, Paris, Editions Autrement, à paraître
en 2006.
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