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Origine http://hcp.antipatriarcat.org/section.php?section=biblio&id=1002
Cet article a été écrit dans un contexte précis.
En tant que membre de la librairie libertaire lyonnaise La Gryffe,
j'ai co-organisé trois jours de discussion en mai 1998 "Trois
jours pour le grand soir ". Durant ces journées de nombreux
débats ont eu lieu dont quelques-uns sur la question des
rapports sociaux de sexe. Lors du débat de clôture
une trentaine de féministes ont protesté contre le
déroulement de ces journées dénonçant
le sexisme du mouvement libertaire et l'impossibilité de
discuter réellement de la domination masculine - en général
et dans le milieu libertaire. Suite à la publication par
ces féministes d'un texte exposant les motivations de cette
action anarchaféministe, quatre hommes de La Gryffe ont écrit
un texte-réponse " Anarchie et mouvement des femmes
". L'article ci-dessous s'appuie sur cet article pour analyser
un phénomène d'ordre général : les hommes,
se croyant le centre du monde, agissent, pensent et écrivent
sans tenir compte de leur statut de dominant, donc sans tenir compte
du fait qu'ils font partie d'un groupe social construit qu'est la
classe sexuelle des hommes. Ainsi, ils se croient universels tandis
qu'ils sont dominants et ils nient de fait la critique féministe
des rapports sociaux de sexe. Ceci me semble incompatible avec toute
revendication d'ordre égalitaire et libertaire c.à.d.
opposée à toute forme de domination et d'exploitation
qu'il s'agisse de racisme, de lesbophobie et homophobie, de sexisme,
de capitalisme, ...
Face aux revendications féministes le mouvement libertaire
met en oeuvre différentes stratégies de défense
du statu quo mâle. Si la réaction prédominante
envers les féministes est de l'ordre du déni, de la
ridiculisation et de la violence, une autre stratégie passe
par un discours libéral célébrant la diversité
des points de vue. La reconnaissance du bien fondé du féminisme
se limite alors à un droit d'existence bien spécifique.
Il me semble important d'analyser quelle place les hommes libertaires
laissent, octroient, donnent au féminisme et de démontrer
les fonctions réactionnaires du discours libéral -
discours qui ne se limite pas au mouvement libertaire mais qui y
est encore plus insupportable vu la volonté anarchiste de
lutter contre toute forme de domination.
Un premier élément formel exprime très bien
la négation de la position masculine de dominant. En effet,
les quatre hommes signataires développent tout au long du
texte une position de neutralité, d'extériorité
voire d'objectivité via des 'on', 'C'était à
nous', 'la difficulté de nous réunir', 'il ne nous'.
Le texte n'exprime quasi nulle part la position située des
auteurs : aucune référence n’est faite à
leur statut dominant d'hommes. Cette position bien particulière
de dominant est donc invisibilisée tandis qu'elle est la
condition préalable pour que des hommes puissent développer
un discours célébrant la diversité. En effet
ce que des dominants peuvent percevoir comme diversité de
perspectives est vécue par des dominées comme absence
de liberté et de réelle diversité. Ce n'est
donc pas pour rien que le 'on' neutre, ou le 'nous' pluriel traversent
ce texte : ils expriment l'aveuglement de ces hommes face à
leur particularité, spécificité de dominant
et, du coup, face aux dominations que subissent les femmes.
Si ces hommes ne se posent pas comme dominants, ils le sont pourtant
bien - de la même façon que moi-même. Nous bénéficions
de la domination masculine qui structure toute notre société
et la perpétuons souvent activement à travers nos
prises de parole, regards, comportements,... . Notre vie est plus
agréable grâce à l'exploitation des femmes (p.ex.
leurs services domestiques, relationnels, communicatifs) et nos
choix sont plus grands grâce à la restriction des choix
des femmes (p.ex. la prise en charge par les femmes du travail domestique
et d'élevage des enfants étant la condition de notre
épanouissement scolaire, professionnel et militant).
Pourtant ces hommes empruntent un chemin différent des anti-masculinistes
en choisissant d'invisibiliser leur statut de dominant et de nier
la nature profondément sociopolitique de la domination masculine
en développant ce discours :
" Les journées libertaires étaient ouvertes,
sans exclusive (comme le veut le projet de la Gryffe), à
toutes les composantes et points de vue du mouvement libertaire.
Or certains d'entre eux considèrent les luttes des femmes
comme secondaires ou ne perçoivent pas l'importance de leurs
enjeux. D'autres, plus affirmés encore, dénoncent
le féminisme, considèrent, de leur point de vue, que
le féminisme s'enferme dans une impasse sectaire et particulariste
qui s'oppose à une remise en cause de l'ordre social et,
finalement, à la libération des femmes. C'est comme
ça. Tous ces points de vue contribuent également à
composer le mouvement libertaire (...) "
Ce discours est un discours libéral et non libertaire à
mes yeux car il reconnaît une même valeur à des
pensées qui s'opposent à la domination et l'exploitation
des femmes qu'à des pensées qui nient ou invisibilisent
cette domination. Il ne me semble pas nécessaire de démontrer
que le mouvement libertaire à connu et connaît des
tendances antisémites, misogynes, révisionnistes et
qu'il est nécessaire de lutter contre ces tendances de la
même façon qu'il faut lutter contre l'antisémitisme,
la misogynie ou le révisionnisme de notre société
occidentale. Pourtant c'est bien l'opposé que défendent
ces hommes en ce qui concerne le féminisme. Le féminisme
est selon eux l'expression d'un point de vue, d'un courant de pensée
comme le sont par exemple l'anarchisme anti-organisationnel, l'individualisme
libertaire, l'anarchosyndicalisme et il mériterait la même
considération que l'antiféminisme de certains anarchistes.
J'ai quelques difficultés à comprendre ce qui fonde
cette catégorisation : qu'est-ce qui permet de ranger le
féminisme parmi les différentes tendances libertaires
et non parmi ces exigences minimales politiques que sont l'antiracisme,
le lutte contre l’antisémitisme ou la lutte contre
le capitalisme ? A mon avis aucun raisonnement ne peut justifier
ceci et seule la non-reconnaissance de sa position de dominant permet
de dépolitiser à ce point les analyses féministes
libertaires, de délégitimer les actions féministes
libertaires et de rationaliser ainsi la défense de ses intérêts
de mâle. Car c'est bien de cela qu'il s'agit selon moi. Célébrer
une certaine diversité tant qu'elle ne remet pas en cause
les auteurs en tant qu'hommes bénéficiaires d'un système
d'exploitation.
De plus cette célébration de la diversité
est toute relative car elle se limite aux discours et ne concerne
aucunement la mise en œuvre de ces discours. Car l'application
concrète toucherait aux intérêts concrets des
dominants - comme en témoigne l'intervention féministe
lors des journées libertaires. De la même façon,
les pouvoirs en place dans notre société occidentale
permettent une relative diversité des discours - voire l'expression
de critiques profondes de ce système - tant que ces discours
restent des discours et ne sont pas appliqués afin de transformer
l'organisation concrète de la société, tant
que les règles du jeu ne sont pas changées. "
Pensez ce que vous voulez, exprimez-le, respectez les règles
que nous fixons et tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes
". Comment doit-on articuler d'une part l'élaboration
par les dominants d'une réglementation précise et
stricte des fonctionnements sociaux et d'autre part le fait qu'ils
développent un discours libéral célébrant
la diversité ? Ce discours serait-il un décor derrière
lequel une machinerie précise fonctionne broyant les unes
au bénéfice des autres ?
Il me semble donc que l'enjeu fondamental derrière tous
ces mots c'est la défense d'un statu quo mâle. Le refus
d'une remise en cause personnelle et collective. Le refus d'une
critique de soi en tant que dominant. Le refus d'un changement concret
des fonctionnements au sein du milieu libertaire - au bénéfice
des femmes et non des hommes. C'est bien pour cela que les auteurs
écrivent :
" Parce qu'ils tiennent à la totalité des rapports
sociaux, à la totalité de l'ordre social où
nous vivons et aux racines mêmes de cet ordre, les rapports
de domination inclus dans les rapports homme/femme, comme tous les
autres rapports de domination, ne peuvent pas être résolus
localement, à l'intérieur d'un collectif quel qu'il
soit (même non mixte paradoxalement). Se fixer pour objectif
prioritaire de les résoudre à l'intérieur de
ce collectif est une tâche absurde et impossible qui, au lieu
de libérer, et en raison même de son impossibilité,
multiplie au contraire, à la façon des groupements
religieux, les instruments et les rapports d'oppression. "
Cela me rappelle le discours libéral face aux critiques
de l'hétérosexisme et de la lesbo/homophobie : "
Moi, je ne suis pas homophobe. Les homos ont le droit de vivre leur
vie...mais ils n'ont pas intérêt à me toucher
moi ou mes enfants ! Parce que moi, je ne suis pas un pédé
! " On reconnaît une domination sociale et en même
temps on ne veut pas se savoir impliqué, touché, directement
concerné voire co-responsable. Une réponse plus libertaire
- à mon avis - serait de se reconnaître sexiste, hétérosexiste
et de tenter de comprendre en quoi nous le sommes et comment nous
pouvons agir dessus - en écoutant les principales concernées,
les féministes, les lesbiennes. Comme l'écrit Fabienne
dans son texte dans le numéro 12 de La Griffe, il y a un
travail à faire, et cela commence par la reconnaissance publique
du problème. Il nous faut travailler à une zone temporaire
autonome de moindre domination, au lieu de défendre de façon
égoïste une zone permanente de non-lutte contre la domination.
N'est-ce pas paradoxal pour des anarchistes de nier à ce
point toute possibilité d'expérience libératrice
au sein d'un collectif ou mouvement ? Ces expériences ont
bien lieu concernant le pouvoir informel via la rotation des tâches,
les tours de parole, le refus de mandats permanents. Pourquoi ne
pourrait-on pas tenter dès aujourd'hui de transformer les
rapports sociaux de sexe au sein de notre mouvement ? Il ne s'agit
pas, comme l'affirment de façon bien réductrice les
auteurs, d'en faire 'l'objectif prioritaire' mais d'en faire un
objectif important parmi d'autres. Et c'est bien cela que craignent
ces hommes à mon avis : de devoir se poser des questions
concrètes sur leur comportement et attitude pour les changer
en fonction de la liberté des autres ; de devoir dépasser
un égoïsme masculin pour aller vers les femmes et leurs
revendications multiples de justice.
Plutôt que de dénoncer avec arrogance les soi-disant
" fétichisme, communautarisme, séparatisme "
des anarchaféministes, il s'agirait de percevoir le fétichisme
masculin axé autour du pénis et des couilles - fétichisme
qui ressort p.ex. à travers les multiples fantasmes de castration
qui ne tardent pas à être exprimés lorsqu'on
aborde les rapports femmes-hommes. De déconstruire le communautarisme
masculin et sa solidarité mâle au-delà des différences
idéologiques. Cette solidarité mâle qui fait
que les hommes font quasi toujours Front face aux femmes et au féminisme.
Et un exemple concret confirme à mon avis que cette solidarité
est un enjeu important. J'ai souvent entendu des hommes libertaires
exprimer leur rejet du 'politiquement correct' et revendiquer le
droit à la blague sexiste, à l'insulte misogyne ou
lesbophobe - au nom de la liberté d'expression. Pourtant,
l'enjeu n'est pas tant la liberté d'expression que la solidarité
masculine : " L'humour (sexiste, raciste, homo-lesbo-phobe...),
dans l'adhésion qu'il sollicite, traduit les rapports de
pouvoir entre groupes sociaux, et par la même entre individu-e-s.
"
La réponse libérale au féminisme réussit
cet inversement qui consiste à particulariser une revendication
de justice et à invisibiliser un rapport de domination en
posant comme neutre un état de fait injuste. Le but de cet
article est donc double. D'une part, démontrer à quel
point le discours libéral sert les hommes libertaires dans
leur refus du féminisme dans sa globalité et transversalité.
Il sert à enfermer l'analyse féministe dans le champ
des goûts et des couleurs. Il revient, concrètement,
à mettre sur un pied d'égalité d'une part des
analyses qui attribuent la responsabilité des violences masculines
conjugales contre les femmes à ces mêmes femmes (provocation,
masochisme, ...) et d'autre part des analyses qui perçoivent
ces violences comme un élément de répression
politique contre les femmes de la part de la classe des hommes.
De façon ultime, il est une apologie de la loi du plus fort
pour laquelle la raison n'a pas lieu d'être. D'autre part,
il s'agit pour moi de participer activement à ce que le féminisme
ne soit plus considéré comme une perspective mais
comme une exigence minimale politique. Notre éducation de
dominant est omniprésente et nous structure mais elle n'oblige
aucunement les hommes à perpétuer notre dominance
individuelle au niveau relationnel ou collectif. Nous avons la possibilité
d'agir autrement, de s'ouvrir aux analyses et ressentis des féministes
et de participer à leur lutte contre le sexisme - lorsqu'elles
le désirent. Nous pouvons lutter en mixité - voire
en non-mixité - contre le sexisme intériorisé
ou institutionnel. Il suffit d'être prêt à rompre
avec la défense égoïste de nos intérêts
de dominants et à rompre avec ces hommes autour de nous qui
refusent de se remettre en cause.
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