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L'emprise du sport    
 Robitaille Antoine s’entretient avec Robert Redeker.

Origine : http://www.ac-versailles.fr/PEDAGOGI/ses/vie-ses/hodebas/redeker-27-05-02.html

Le Devoir (quotidien de Montréal)
Livres, samedi 22 juin 2002 L'aire des idées

"L'emprise du sport "    Robitaille Antoine s’entretient avec Robert Redeker.

Le sport est partout: football 24 heures sur 24, coupe Stanley en juin, Roland-Garros, etc. En se planétarisant à une époque de fin du politique, il a muté, estime Robert Redeker , philosophe français membre de la rédaction de la revue Les Temps modernes. Si bien qu'il est devenu carrément "étranger aux valeurs" qu'il affiche: camaraderie, franchise, fraternité, convivialité, générosité, santé, épanouissement du corps, humanité. Au contraire, il chauffe à blanc le désir de compétition et de consommation. Et prépare les surhommes de demain. Exagéré? Conversation essentielle en pleine frénésie mondiale de foot.

Le Devoir: Qu'y a-t-il de nouveau dans le rapport de la société actuelle au sport?

Robert Redeker : C'est devenu une sorte de pouvoir spirituel. Nous sommes à une époque de véritable affaiblissement normatif des institutions: la famille, l'école, l'État vont très mal et ne parviennent plus à fabriquer des individus, des "sujets" et même à susciter une véritable unité sociale. Du coup, le sport a pris le relais. Il se charge de mouler et de "fabriquer" les hommes et les subjectivités.

Le Devoir: Ça me semble un peu fort. Donnez-moi un exemple concret.

R. R.: Il n'y a qu'à regarder les supporters, une figure qui du reste remplace et se substitue peu à peu à celle du citoyen. Ils reçoivent et intègrent planétairement des valeurs mercantilo-compétitives qui sont une injonction permanente à la fois à la compétition, à la lutte de chacun contre chacun, à la performance, mais aussi à la consommation la plus débridée possible, puisqu'un réseau de marques commerciales enserre le spectacle du football, par exemple.

Le Devoir: Mis à part l'aspect commercial dont vous parlez, quelle différence y a-t-il, par exemple, avec les Olympiques de l'Antiquité?

R. R.: C'était un autre monde. Dans l'Antiquité, l'athlète était un spécimen de l'espèce qui s'approchait d'une conception de la perfection. Aujourd'hui, le sportif est plutôt un individu qui transgresse les limites du genre humain. Il va toujours plus haut, plus vite, plus fort. Dans ce contexte, le dopage est essentiel afin que la transgression continue infiniment. On peut donc prévoir que les types de dopage seront de plus en plus terrifiants dans l'avenir. Nous verrons sans doute, d'ici 20 à 50 ans, l'apparition d'HGM, des "humains génétiquement modifiés".

Le Devoir: Vous prétendez que la place centrale prise par le sport le protège de la critique. Ce serait "l'impensé autant que l'incritiqué des temps contemporains". Pourtant, il me semble que le sport est souvent critiqué: nouvel "opium du peuple", compétitions de mutants, etc. La critique du sport est assez présente, non?

R. R.: Au moment de la victoire de la France à la Coupe du monde, on a déclaré partout que l'équipe française réalisait le modèle républicain de fusion d'individus d'origines ethniques très différentes. À partir de ce moment, critiquer le football et le sport en général a été très mal vu. Même les milieux intellectuels se sont mis de la partie.

Le Devoir: Ce fut le cas du sociologue Edgar Morin, qui célébrait en 1998 la France dont l'équipe victorieuse montre qu'elle "a pu incorporer le beur-blanc-black dans le bleu-blanc-rouge".

R. R.: Voilà. Et Morin n'a pas été le seul, loin de là! On avait le sentiment d'une sorte de parodie de totalitarisme. En 2002, pour notre plus grand bonheur, la France est éliminée de la Coupe du monde! Heureusement puisque, depuis les premiers matchs, le climat était totalitaire.

Le Devoir: Depuis la victoire du Sénégal sur la France et ensuite sur la Suède, le sport a été annexé par le politique. Le président sénégalais Wade a en effet déclaré que ces victoires marquaient non seulement une revanche du Sénégal sur ses anciens colonisateurs, mais aussi une "victoire de toute l'Afrique". Que diriez-vous aux Sénégalais?

R. R.: D'abord, il m'a fait grand plaisir que le Sénégal batte la France! Mais on ne peut s'en tenir à cela. Les Sénégalais doivent se méfier de la puissance d'illusion du football. En France, à partir de 1998, on a présenté le football comme une solution miracle aux graves problèmes des banlieues où règnent de forts taux de chômage et où sévit une délinquance liée à la misère. Le football a servi à occulter l'absence de politiques vraiment républicaines pour sortir les immigrés d'origines africaine et nord-africaine de leur situation. Ce fut une fête superficielle, pour empêcher que les gens se rendent compte que rien n'allait changer. Un ou deux parmi eux, certes, peuvent devenir des Zidane: voilà la tromperie. C'est l'illusion du star-système. Bref, il faut dire aux Sénégalais de se méfier de la création, autour du football, d'une unité factice. Et surtout de s'assurer que le football ne cache pas l'absence de politiques sérieuses.

Le Devoir: Vous parlez souvent dans votre livre de l'accent que les sportifs mettent sur la "force du mental". Pourquoi cela vous rebute-t-il tant?

R. R.: Je suis ancien sportif. J'ai été coureur cycliste. Je sais à quel point tous les entraîneurs, assistés par une équipe de psychologues, insistent sur le "mental". On assigne des équipes médicales et psychologiques autour des sportifs, on organise des activités de relaxation, etc. Ce travail vise à transformer l'intelligence en un muscle tendu vers la victoire, vers l'objectif d'être le plus fort. Or, pour ce faire, il faut supprimer tout ce qu'il y a d'ambigu chez l'humain. Un sportif ne doit pas douter de lui-même pendant l'événement. Son intelligence ne doit présenter aucune faille. Moi, je voudrais rappeler que tout ce que l'humain a fait de grand depuis qu'il existe, notamment les productions littéraires, artistiques, cinématographiques, c'est du côté de la faille, c'est là que ça manque.

Le Devoir: N'y a-t-il pas dans le sport un idéal intéressant de maîtrise de soi pouvant mener au dépassement, voire à l'autonomie?

R. R.: Le stoïcisme et certaines philosophies orientales sont des pensées de la maîtrise de soi. Mais elles prônent une victoire sur soi-même. Le sport, c'est l'idée de la maîtrise, mais pour un gain aux dépens d'autrui. La victoire sur soi-même y est conditionnée par la volonté de supplanter autrui. La différence est capitale. Cette victoire implique en plus la paralysie d'un grand nombre de forces intérieures qui sont trop ambiguës, trop hésitantes pour pouvoir être utilisables. Quand un joueur de tennis commence à se poser des questions, il se met à perdre. Tragique situation où, si la force intérieure s'exprime, elle devient source de faiblesse sportive! Et cette faiblesse, eh bien, on l'appelle "âme".

Le Devoir: On dit souvent que le sport, c'est la guerre "sublimée". C'est votre avis?

R. R.: Oui, mais c'est aussi, de plus en plus, la guerre contre le corps.

Le Devoir: N'entend-on pas depuis toujours que le sport permet "un esprit sain dans un corps sain"?

R. R.: Ce n'est plus vrai. Ce ne le fut peut-être jamais.

Le Devoir: Et vous? Vous ne vous gardez pas en forme grâce au vélo?

R. R.: Oui, bien sûr, mais on est là dans la promenade, dans l'exercice physique lié à la vitalité, au fait de vivre. Ce n'est pas la même chose que ce produit spectaculaire et idéologique qu'on appelle aujourd'hui "le sport". Produit diffusé sur toute la planète qui a partout des effets très observables d'uniformisation des corps et des esprits.

Le Devoir: Mais avez-vous encore du plaisir à regarder le foot ou le Tour de France à la télé et, si oui, boudez-vous ce plaisir?

R. R.: Il m'arrive rarement d'avoir du plaisir. Au football, le jeu est de plus en plus stéréotypé. Quant au Tour de France, il n'a plus du tout la magie de jadis. Je crois qu'il faut se déprendre du plaisir pour l'interroger, le distinguer, le différencier du message que le sport charrie. Et de tous les effets que le "sport-spectacle" peut avoir sur nous.

LE SPORT CONTRE LES PEUPLES

Robert Redeker
Berg International éditeurs
Paris, 2002, 123 pages

Triomphe des métaphores sportives

Jean Lacouture, dans la dernière livraison disponible au Québec de la revue Le Débat (n° 119, mars-avril 2002), affirme que ce qui est marquant dans le vocabulaire des politiciens et des journalistes politiques, c'est le nombre effarant de métaphores sportives: "[...] les signes se multiplient d'un noyautage de notre langue par le vocabulaire du sport. Il n'est plus de récit, hommage ou polémique qui ne s'émaillent de ces locutions ou métaphores".

Robert Redeker


Origine : http://www.ac-versailles.fr/PEDAGOGI/ses/vie-ses/hodebas/redeker-27-05-02.html

Contact pour la page d'origine : ses@ac-versailles.fr