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Etes-vous un bon leader ?
Le pouvoir ne s'enseigne pas : il s'apprend
L'Expansion
06/03/1997

Origine http://www.lexpansion.com/art/6.0.120323.0.html

Lorsque, dans les entreprises, les courtisans se seront entre-dévorés en de vaines luttes et que les contrôleurs n'auront plus rien à contrôler, alors émergeront les vrais leaders. Un conseil : autant en être.

Dans une grande entreprise française s'est déroulé récemment l'un de ces épisodes de la vie des entreprises qui nourrissent les « messes basses » autour de la machine à café. A l'occasion d'un déménagement, un jeune cadre dirigeant plutôt effacé s'attribua le bureau le plus inconfortable de l'étage directorial. Exigu, sombre, il avait été délaissé par les autres, et le fait que notre homme le choisisse avait été interprété comme un signe supplémentaire de son manque d'ambition. Erreur. La pièce qu'il avait choisie se trouvait dans l'axe du bureau du président. De sa table de travail, il pouvait voir le grand homme entrer et sortir. Et, pendant quelques semaines, il s'arrangea pour partir en même temps que lui, le soir, partageant l'ascenseur et probablement des confidences. En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, il devint membre du cercle restreint, à la fureur des « barons ». L'histoire est vraie, évidemment. La première réaction, lorsque l'on est témoin d'une aventure de ce genre, c'est de prendre tous les livres, toutes les revues qui parlent de leadership, d'en faire un paquet, de le lester d'un gros caillou et de le balancer au fond d'une mare bien profonde. Réaction primaire, mais compréhensible. Quand on se bat chaque jour pour faire la preuve de ses compétences dans une organisation et que l'on ressent la pénible impression que le jeu est faussé, que les critères d'appréciation n'ont que peu à voir avec la qualité du travail fourni et sa contribution aux résultats de l'entreprise, on a droit aux réactions primaires.

Mais on a aussi le droit d'être intelligent, de récupérer le paquet au fond de la mare et de se demander si, entre la courtisanerie la plus éhontée et la solitude du coureur de fond, le leadership ne serait pas la valeur à la hausse, celle dont les entreprises ont le plus besoin. En la matière, les Anglo-Saxons ont une bonne longueur d'avance. A en juger par le nombre de publications « savantes » sur le sujet depuis plusieurs mois, le développement des capacités de leader dans les entreprises américaines est devenu une priorité.

« Leaders do the right things »

Inutile de chercher une définition du mot leadership. A la rigueur on peut tenter celle de Warren Bennis, l'une des autorités mondiales sur le sujet, enseignant à l'université de Californie du Sud : « Managers do things right, leaders do the right things. » (les managers prennent de bonnes décisions, les leaders prennent les bonnes décisions). Avouez que l'on est bien avancé... L'erreur serait de considérer le leadership uniquement comme une sorte d'« aura » personnelle, de réseau relationnel bien fourni, de qualité d'amuseur public, style fin de séminaire. Contresens aussi que de confondre leadership et exercice de l'autorité, style commando, « tous avec moi les gars, on va leur faire voir du pays », ou, plus paternel, « faites-moi confiance, je ne vous ai jamais déçus ». Non, le leadership est un art plus subtil, dont les praticiens les plus célèbres se nomment Richard Branson (Virgin), Jack Welch (General Electric) ou Percy Barnevik (ABB), des patrons élevés à la stature d'icônes par les auteurs de livres de management.

Une plongée dans la littérature spécialisée permet d'approcher les qualités essentielles qui transforment un manager en leader. Attention, il est probable que personne au monde n'est doté de l'ensemble des qualités requises. A lire les bons auteurs, il faudrait être à la fois coach, pédagogue, héros, visionnaire, artiste, chef d'orchestre, révolutionnaire, créateur, tout en faisant preuve de sensibilité et de compassion. Bref, un concentré de mère Teresa, de Zorro, du général de Gaulle et de Yannick Noah...

Moins exubérant, Robert J. Thomas, autre sommité, ancien du MIT (Massachusetts Institute of Technology), actuellement directeur associé d'Arthur D. Little, propose une définition plus « scientifique » qu'il résume en cinq concepts : voir l'invisible, s'autocontrôler, revendiquer des valeurs, faire confiance, remettre en cause. Et il suggère aux sceptiques quelques exercices pratiques.

Voir l'invisible. Les bons leaders voient, entendent ce qui est inaccessible aux autres. S'ils cultivent ce don, c'est qu'ils ne se limitent pas à considérer leur univers d'un seul point de vue. Ils cherchent à adopter le point de vue de ceux qu'ils dirigent, voire à jouer leur rôle pour mieux comprendre ce qu'ils veulent vraiment. Voir est essentiel pour repérer les règles du jeu non écrites et pour renverser les barrières invisibles qui bloquent le changement dans une entreprise.

- Exercice pratique : lors d'une réunion que vous ne dirigez pas, prenez en note scrupuleusement les mots, les attitudes, les gestes de tous les participants. Et tentez de reconstituer le véritable enjeu de cette réunion.

S'autocontrôler. Il ne s'agit pas là de vérifier ses compétences techniques mais plutôt de contrôler en permanence l'effet produit sur les autres par son comportement, ses actes ou son discours. Confidences d'un grand patron : « J'étais inconscient de l'effet que je produisais sur mes collaborateurs. En y regardant de plus près, je me suis aperçu que les trois quarts du temps j'étais un ours, et le quart restant un bonnet de nuit. Maintenant, j'essaie d'évaluer en permanence l'effet que je produis sur les autres. »

- Exercice pratique : demandez à quelqu'un que vous connaissez bien de vous observer sans complaisance lors d'une réunion où vous êtes en situation de leader. Puis écoutez...

Revendiquer des valeurs. Un vrai leader se doit de préserver un certain nombre de valeurs, de les faire partager, voire de susciter des débats sur leur bien-fondé. Evidemment, il n'existe pas une liste de « valeurs » prêtes à l'emploi. Elles dépendent de la culture de l'entreprise et de la personnalité du leader


Etes-vous un bon leader ? Le pouvoir ne s'enseigne pas : il s'apprend
L'Expansion

http://www.lexpansion.com/art/6.0.120323.2.html


- Exercice pratique : encouragez ceux avec qui vous travaillez à parler de leurs passions, et vous découvrirez les valeurs auxquelles ils sont le plus attachés.

Faire confiance. C'est probablement la qualité la plus difficile à exprimer. Parce qu'il ne s'agit pas simplement de générer de la chaleur dans les rapports humains. C'est toute l'entreprise qui doit baigner dans un climat de confiance générale : confiance dans les décisions, confiance dans les informations diffusées chaque jour. Créer la confiance est un acte de management et cela fait étroitement partie de la pratique du leadership, à tous les niveaux.

- Exercice pratique : à la fin de la journée, faites le compte des engagements que vous avez pris et des promesses que vous avez faites. Combien voudrez-vous ou pourrez-vous en tenir ?

Remettre en cause. Un bon leader doit sans cesse remettre en cause... mais de façon positive, en faisant en sorte que les changements viennent de ceux avec qui il travaille. « Je dirige en posant des questions auxquelles, souvent, je n'ai pas de réponses. Mais, en posant ces questions, j'invite les autres à m'aider à trouver les réponses. »

- Exercice pratique : face à un problème en apparence insoluble, prenez de la distance en tentant de le poser de façon différente et de provoquer un débat avec ceux qui vous entourent.

Certes, on peut trouver cette approche un peu théorique, voire littéraire. Mais, à y regarder de plus près, elle est assimilable à tous les échelons d'une entreprise, quel que soit le nombre de personnes avec qui travaille le « leader ». Pas convaincu ? En voici une autre, beaucoup plus prosaïque. Un bon leader se définit aussi par rapport à ceux qu'il dirige, ceux que les consultants appellent joliment les « suiveurs ». En général, les bons leaders ont une chose en commun : ils obtiennent de bons résultats. Or ce sont les « suiveurs » qui produisent ces résultats. D'où cette question : de quoi donc ont besoin les « suiveurs » pour travailler de façon efficace ?

Dwight Gertz, patron de Symmetrix, une entreprise de haute technologie de la région de Boston, pense avoir la réponse. Ils doivent : 1) savoir ce qu'ils ont à faire ; 2) savoir comment ils doivent le faire ; 3) savoir pourquoi ils doivent le faire ; 4) avoir envie de le faire ; 5) disposer des ressources pour le faire ; 6) être confiants dans leur capacité à le faire. Simple, n'est-ce pas ? Le vrai leadership consisterait donc à répondre à ces six demandes de base.

Un autre exercice pratique consisterait à vérifier que tous ceux avec qui vous travaillez ont bien des réponses claires à ces six questions. Et que vous en disposez vous-même...

Comment apprendre à devenir leader ? Hélas, cela ne s'enseigne pas. Alors, pourquoi cette « discipline » figure-t-elle au programme d'un nombre croissant de business schools, y compris évidemment dans l'université de Californie du Sud ? Réponse de l'un de ses professeurs : « Le leadership ne s'enseigne pas, mais il peut s'apprendre... » Peter Senge, professeur au MIT, auteur du célèbre livre La Cinquième Discipline, éclaire la tautologie de son collègue : « Le leadership a trait à la nature profonde de l'individu. Vous n'enseignez pas une autre façon d'être, mais vous pouvez créer les conditions qui lui permettent de développer son leadership naturel. » C'est ce que font de nombreuses entreprises américaines comme Hewlett-Packard, PepsiCo, General Electric, McKinsey...

En France, c'est une autre paire de manches. La formation initiale, le pantouflage, les relations décident de tout. Dans trop d'entreprises, l'exercice du pouvoir est tellement concentré qu'il est dangereux de se faire remarquer. C'est injuste, car on ne devient pas un leader tout seul. L'entreprise doit créer les conditions nécessaires pour qu'en son sein les vrais potentiels puissent s'exprimer sans critères autres que la compétence. Cela demande un engagement du sommet de la hiérarchie... et des moyens financiers voués à la formation. General Electric investit chaque année 500 millions de dollars dans ces types de programmes, son président Jack Welch passe un mois de son temps à les animer. Et que l'on ne vienne pas soutenir que le développement du leadership est une affaire d'entreprises riches, qui ont du temps à consacrer à une tâche accessoire. Si jamais on vous oppose cet argument, sortez votre citation, en l'occurrence celle de Wayne Calloway, chairman executive officer de PepsiCo, qui déclarait récemment au magazine Fortune : « Je vous parie que les entreprises qui se battent pour leur survie sont dans cette situation parce qu'elles n'ont pas accordé suffisamment d'attention à la formation de leurs leaders. »

La parabole de la roue, ou la quintessence du leader

Deux enseignants de l'Insead ont imaginé quelques paraboles d'inspiration chinoise sur le thème du leadership (*). Des classiques de la littérature de management, d'une utilisation simple, et qui peuvent même servir dans les dîners en ville...

Au iiie siècle avant Jésus-Christ, la dynastie des Qin s'effondra au profit de celle des Han, dont l'empereur, Liu Bang, avait réussi à unifier le pays. Pour célébrer l'événement, l'empereur organisa un grand dîner auquel il convia chefs militaires, hauts fonctionnaires, écrivains et poètes. Parmi eux figurait Chen Cen, le maître spirituel de l'empereur. A la table d'honneur, Liu Bang était entouré de ses trois fidèles collaborateurs : Xiao He, logisticien de l'unification ; Han Xin, le chef de guerre ; et Chang Yang, le stratège politique et diplomatique. Au milieu de la fête, l'un de ses disciples s'adressa à Chen Cen : « Maître, nous ne parvenons pas à résoudre une énigme. Personne mieux que Xiao He ne possède aussi parfaitement l'art de la logistique. Sans lui nos armées n'auraient pas pu combattre. Han Xin maîtrise comme aucun autre l'art de l'embuscade. Chang Yang est le maître de la diplomatie et sait faire plier l'adversaire sans combattre. Ce que nous ne comprenons pas, c'est Liu Bang, au centre de la table, qui n'est ni parfait logisticien, ni bon chef de guerre, ni diplomate achevé. Pourquoi est-ce lui l'empereur ? Le maître sourit et demanda à ses disciples d'imaginer une roue. « Qu'est-ce qui détermine la solidité d'une roue ? » leur demanda-t-il. « La solidité des rayons », répondirent-ils. « Dans ce cas, dit le maître, comment expliquer que deux roues, construites du même bois, n'aient pas la même résistance ? » Il continua : « Voyez au-delà des apparences. La solidité d'une roue dépend de la force des rayons mais aussi de leur espacement. Le plein potentiel d'une roue est donc fonction de la façon dont les rayons sont disposés. L'essence même de la fabrication d'une roue tient au talent de l'artisan à concevoir et créer les espaces entre les rayons. Qui est donc l'artisan à la table d'honneur, si ce n'est Liu Bang, qui a su créer l'harmonie entre ses trois compagnons tout en leur donnant l'occasion d'exprimer tout leur talent ? »

(*) « Harvard Business Review », juillet-août 1992. W. Chan Kim et Renée A. Mauborgne.

Les règles d'or

Faire des promesses que l'on peut tenir. Dans le cas contraire, s'abstenir.

Etre capable de répondre à ces six interrogations de base : qu'ai-je à faire, pourquoi le fais-je, comment le fais-je, ai-je envie de le faire, ai-je les moyens de le faire, ai-je confiance en moi pour le faire ? S'assurer que tous ceux qui travaillent avec vous peuvent aussi répondre à ces questions.

Considérer les problèmes du point de vue des autres et pas seulement du sien.

S'intéresser aux passions des autres et leur en faire parler plus souvent.

S'impliquer dans les relations humaines : c'est le capital de l'entreprise.

Susciter des débats, poser des questions même si on ne détient pas de solution, et faire émerger les réponses du groupe.

Diriger, au lieu de gérer, suivant le précepte de Jack Welch, le PDG de General Electric : « Don't manage, lead... ».

Les pièges à éviter

Jouer au chef de bande, de commando ou de patrouille scoute. Le monde est plus compliqué que cela.

User d'une sorte d'autorité paternelle pour éviter toute remise en question des décisions.

Esquiver tout débat par un autoritarisme systématique.

Ne pas prendre de décision en faisant sienne cette maxime : « Il n'y a pas de problèmes qu'une absence prolongée de décisions ne finisse par régler. »

François Roche