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Origine http://www.lexpansion.com/art/6.0.120323.0.html
Lorsque, dans les entreprises, les courtisans se seront entre-dévorés
en de vaines luttes et que les contrôleurs n'auront plus rien
à contrôler, alors émergeront les vrais leaders.
Un conseil : autant en être.
Dans une grande entreprise française s'est déroulé
récemment l'un de ces épisodes de la vie des entreprises
qui nourrissent les « messes basses » autour de la machine
à café. A l'occasion d'un déménagement,
un jeune cadre dirigeant plutôt effacé s'attribua le
bureau le plus inconfortable de l'étage directorial. Exigu,
sombre, il avait été délaissé par les
autres, et le fait que notre homme le choisisse avait été
interprété comme un signe supplémentaire de
son manque d'ambition. Erreur. La pièce qu'il avait choisie
se trouvait dans l'axe du bureau du président. De sa table
de travail, il pouvait voir le grand homme entrer et sortir. Et,
pendant quelques semaines, il s'arrangea pour partir en même
temps que lui, le soir, partageant l'ascenseur et probablement des
confidences. En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, il
devint membre du cercle restreint, à la fureur des «
barons ». L'histoire est vraie, évidemment. La première
réaction, lorsque l'on est témoin d'une aventure de
ce genre, c'est de prendre tous les livres, toutes les revues qui
parlent de leadership, d'en faire un paquet, de le lester d'un gros
caillou et de le balancer au fond d'une mare bien profonde. Réaction
primaire, mais compréhensible. Quand on se bat chaque jour
pour faire la preuve de ses compétences dans une organisation
et que l'on ressent la pénible impression que le jeu est
faussé, que les critères d'appréciation n'ont
que peu à voir avec la qualité du travail fourni et
sa contribution aux résultats de l'entreprise, on a droit
aux réactions primaires.
Mais on a aussi le droit d'être intelligent, de récupérer
le paquet au fond de la mare et de se demander si, entre la courtisanerie
la plus éhontée et la solitude du coureur de fond,
le leadership ne serait pas la valeur à la hausse, celle
dont les entreprises ont le plus besoin. En la matière, les
Anglo-Saxons ont une bonne longueur d'avance. A en juger par le
nombre de publications « savantes » sur le sujet depuis
plusieurs mois, le développement des capacités de
leader dans les entreprises américaines est devenu une priorité.
« Leaders do the right things »
Inutile de chercher une définition du mot leadership. A
la rigueur on peut tenter celle de Warren Bennis, l'une des autorités
mondiales sur le sujet, enseignant à l'université
de Californie du Sud : « Managers do things right, leaders
do the right things. » (les managers prennent de bonnes décisions,
les leaders prennent les bonnes décisions). Avouez que l'on
est bien avancé... L'erreur serait de considérer le
leadership uniquement comme une sorte d'« aura » personnelle,
de réseau relationnel bien fourni, de qualité d'amuseur
public, style fin de séminaire. Contresens aussi que de confondre
leadership et exercice de l'autorité, style commando, «
tous avec moi les gars, on va leur faire voir du pays », ou,
plus paternel, « faites-moi confiance, je ne vous ai jamais
déçus ». Non, le leadership est un art plus
subtil, dont les praticiens les plus célèbres se nomment
Richard Branson (Virgin), Jack Welch (General Electric) ou Percy
Barnevik (ABB), des patrons élevés à la stature
d'icônes par les auteurs de livres de management.
Une plongée dans la littérature spécialisée
permet d'approcher les qualités essentielles qui transforment
un manager en leader. Attention, il est probable que personne au
monde n'est doté de l'ensemble des qualités requises.
A lire les bons auteurs, il faudrait être à la fois
coach, pédagogue, héros, visionnaire, artiste, chef
d'orchestre, révolutionnaire, créateur, tout en faisant
preuve de sensibilité et de compassion. Bref, un concentré
de mère Teresa, de Zorro, du général de Gaulle
et de Yannick Noah...
Moins exubérant, Robert J. Thomas, autre sommité,
ancien du MIT (Massachusetts Institute of Technology), actuellement
directeur associé d'Arthur D. Little, propose une définition
plus « scientifique » qu'il résume en cinq concepts
: voir l'invisible, s'autocontrôler, revendiquer des valeurs,
faire confiance, remettre en cause. Et il suggère aux sceptiques
quelques exercices pratiques.
Voir l'invisible. Les bons leaders voient, entendent ce qui est
inaccessible aux autres. S'ils cultivent ce don, c'est qu'ils ne
se limitent pas à considérer leur univers d'un seul
point de vue. Ils cherchent à adopter le point de vue de
ceux qu'ils dirigent, voire à jouer leur rôle pour
mieux comprendre ce qu'ils veulent vraiment. Voir est essentiel
pour repérer les règles du jeu non écrites
et pour renverser les barrières invisibles qui bloquent le
changement dans une entreprise.
- Exercice pratique : lors d'une réunion que vous ne dirigez
pas, prenez en note scrupuleusement les mots, les attitudes, les
gestes de tous les participants. Et tentez de reconstituer le véritable
enjeu de cette réunion.
S'autocontrôler. Il ne s'agit pas là de vérifier
ses compétences techniques mais plutôt de contrôler
en permanence l'effet produit sur les autres par son comportement,
ses actes ou son discours. Confidences d'un grand patron : «
J'étais inconscient de l'effet que je produisais sur mes
collaborateurs. En y regardant de plus près, je me suis aperçu
que les trois quarts du temps j'étais un ours, et le quart
restant un bonnet de nuit. Maintenant, j'essaie d'évaluer
en permanence l'effet que je produis sur les autres. »
- Exercice pratique : demandez à quelqu'un que vous connaissez
bien de vous observer sans complaisance lors d'une réunion
où vous êtes en situation de leader. Puis écoutez...
Revendiquer des valeurs. Un vrai leader se doit de préserver
un certain nombre de valeurs, de les faire partager, voire de susciter
des débats sur leur bien-fondé. Evidemment, il n'existe
pas une liste de « valeurs » prêtes à l'emploi.
Elles dépendent de la culture de l'entreprise et de la personnalité
du leader
Etes-vous un bon leader ? Le pouvoir ne s'enseigne pas
: il s'apprend
L'Expansion
http://www.lexpansion.com/art/6.0.120323.2.html
- Exercice pratique : encouragez ceux avec qui vous travaillez à
parler de leurs passions, et vous découvrirez les valeurs
auxquelles ils sont le plus attachés.
Faire confiance. C'est probablement la qualité la plus difficile
à exprimer. Parce qu'il ne s'agit pas simplement de générer
de la chaleur dans les rapports humains. C'est toute l'entreprise
qui doit baigner dans un climat de confiance générale
: confiance dans les décisions, confiance dans les informations
diffusées chaque jour. Créer la confiance est un acte
de management et cela fait étroitement partie de la pratique
du leadership, à tous les niveaux.
- Exercice pratique : à la fin de la journée, faites
le compte des engagements que vous avez pris et des promesses que
vous avez faites. Combien voudrez-vous ou pourrez-vous en tenir
?
Remettre en cause. Un bon leader doit sans cesse remettre en cause...
mais de façon positive, en faisant en sorte que les changements
viennent de ceux avec qui il travaille. « Je dirige en posant
des questions auxquelles, souvent, je n'ai pas de réponses.
Mais, en posant ces questions, j'invite les autres à m'aider
à trouver les réponses. »
- Exercice pratique : face à un problème en apparence
insoluble, prenez de la distance en tentant de le poser de façon
différente et de provoquer un débat avec ceux qui
vous entourent.
Certes, on peut trouver cette approche un peu théorique,
voire littéraire. Mais, à y regarder de plus près,
elle est assimilable à tous les échelons d'une entreprise,
quel que soit le nombre de personnes avec qui travaille le «
leader ». Pas convaincu ? En voici une autre, beaucoup plus
prosaïque. Un bon leader se définit aussi par rapport
à ceux qu'il dirige, ceux que les consultants appellent joliment
les « suiveurs ». En général, les bons
leaders ont une chose en commun : ils obtiennent de bons résultats.
Or ce sont les « suiveurs » qui produisent ces résultats.
D'où cette question : de quoi donc ont besoin les «
suiveurs » pour travailler de façon efficace ?
Dwight Gertz, patron de Symmetrix, une entreprise de haute technologie
de la région de Boston, pense avoir la réponse. Ils
doivent : 1) savoir ce qu'ils ont à faire ; 2) savoir comment
ils doivent le faire ; 3) savoir pourquoi ils doivent le faire ;
4) avoir envie de le faire ; 5) disposer des ressources pour le
faire ; 6) être confiants dans leur capacité à
le faire. Simple, n'est-ce pas ? Le vrai leadership consisterait
donc à répondre à ces six demandes de base.
Un autre exercice pratique consisterait à vérifier
que tous ceux avec qui vous travaillez ont bien des réponses
claires à ces six questions. Et que vous en disposez vous-même...
Comment apprendre à devenir leader ? Hélas, cela
ne s'enseigne pas. Alors, pourquoi cette « discipline »
figure-t-elle au programme d'un nombre croissant de business schools,
y compris évidemment dans l'université de Californie
du Sud ? Réponse de l'un de ses professeurs : « Le
leadership ne s'enseigne pas, mais il peut s'apprendre... »
Peter Senge, professeur au MIT, auteur du célèbre
livre La Cinquième Discipline, éclaire la tautologie
de son collègue : « Le leadership a trait à
la nature profonde de l'individu. Vous n'enseignez pas une autre
façon d'être, mais vous pouvez créer les conditions
qui lui permettent de développer son leadership naturel.
» C'est ce que font de nombreuses entreprises américaines
comme Hewlett-Packard, PepsiCo, General Electric, McKinsey...
En France, c'est une autre paire de manches. La formation initiale,
le pantouflage, les relations décident de tout. Dans trop
d'entreprises, l'exercice du pouvoir est tellement concentré
qu'il est dangereux de se faire remarquer. C'est injuste, car on
ne devient pas un leader tout seul. L'entreprise doit créer
les conditions nécessaires pour qu'en son sein les vrais
potentiels puissent s'exprimer sans critères autres que la
compétence. Cela demande un engagement du sommet de la hiérarchie...
et des moyens financiers voués à la formation. General
Electric investit chaque année 500 millions de dollars dans
ces types de programmes, son président Jack Welch passe un
mois de son temps à les animer. Et que l'on ne vienne pas
soutenir que le développement du leadership est une affaire
d'entreprises riches, qui ont du temps à consacrer à
une tâche accessoire. Si jamais on vous oppose cet argument,
sortez votre citation, en l'occurrence celle de Wayne Calloway,
chairman executive officer de PepsiCo, qui déclarait récemment
au magazine Fortune : « Je vous parie que les entreprises
qui se battent pour leur survie sont dans cette situation parce
qu'elles n'ont pas accordé suffisamment d'attention à
la formation de leurs leaders. »
La parabole de la roue, ou la quintessence du leader
Deux enseignants de l'Insead ont imaginé quelques paraboles
d'inspiration chinoise sur le thème du leadership (*). Des
classiques de la littérature de management, d'une utilisation
simple, et qui peuvent même servir dans les dîners en
ville...
Au iiie siècle avant Jésus-Christ, la dynastie des
Qin s'effondra au profit de celle des Han, dont l'empereur, Liu
Bang, avait réussi à unifier le pays. Pour célébrer
l'événement, l'empereur organisa un grand dîner
auquel il convia chefs militaires, hauts fonctionnaires, écrivains
et poètes. Parmi eux figurait Chen Cen, le maître spirituel
de l'empereur. A la table d'honneur, Liu Bang était entouré
de ses trois fidèles collaborateurs : Xiao He, logisticien
de l'unification ; Han Xin, le chef de guerre ; et Chang Yang, le
stratège politique et diplomatique. Au milieu de la fête,
l'un de ses disciples s'adressa à Chen Cen : « Maître,
nous ne parvenons pas à résoudre une énigme.
Personne mieux que Xiao He ne possède aussi parfaitement
l'art de la logistique. Sans lui nos armées n'auraient pas
pu combattre. Han Xin maîtrise comme aucun autre l'art de
l'embuscade. Chang Yang est le maître de la diplomatie et
sait faire plier l'adversaire sans combattre. Ce que nous ne comprenons
pas, c'est Liu Bang, au centre de la table, qui n'est ni parfait
logisticien, ni bon chef de guerre, ni diplomate achevé.
Pourquoi est-ce lui l'empereur ? Le maître sourit et demanda
à ses disciples d'imaginer une roue. « Qu'est-ce qui
détermine la solidité d'une roue ? » leur demanda-t-il.
« La solidité des rayons », répondirent-ils.
« Dans ce cas, dit le maître, comment expliquer que
deux roues, construites du même bois, n'aient pas la même
résistance ? » Il continua : « Voyez au-delà
des apparences. La solidité d'une roue dépend de la
force des rayons mais aussi de leur espacement. Le plein potentiel
d'une roue est donc fonction de la façon dont les rayons
sont disposés. L'essence même de la fabrication d'une
roue tient au talent de l'artisan à concevoir et créer
les espaces entre les rayons. Qui est donc l'artisan à la
table d'honneur, si ce n'est Liu Bang, qui a su créer l'harmonie
entre ses trois compagnons tout en leur donnant l'occasion d'exprimer
tout leur talent ? »
(*) « Harvard Business Review », juillet-août
1992. W. Chan Kim et Renée A. Mauborgne.
Les règles d'or
Faire des promesses que l'on peut tenir. Dans le cas contraire,
s'abstenir.
Etre capable de répondre à ces six interrogations
de base : qu'ai-je à faire, pourquoi le fais-je, comment
le fais-je, ai-je envie de le faire, ai-je les moyens de le faire,
ai-je confiance en moi pour le faire ? S'assurer que tous ceux qui
travaillent avec vous peuvent aussi répondre à ces
questions.
Considérer les problèmes du point de vue des autres
et pas seulement du sien.
S'intéresser aux passions des autres et leur en faire parler
plus souvent.
S'impliquer dans les relations humaines : c'est le capital de l'entreprise.
Susciter des débats, poser des questions même si on
ne détient pas de solution, et faire émerger les réponses
du groupe.
Diriger, au lieu de gérer, suivant le précepte de
Jack Welch, le PDG de General Electric : « Don't manage, lead...
».
Les pièges à éviter
Jouer au chef de bande, de commando ou de patrouille scoute. Le
monde est plus compliqué que cela.
User d'une sorte d'autorité paternelle pour éviter
toute remise en question des décisions.
Esquiver tout débat par un autoritarisme systématique.
Ne pas prendre de décision en faisant sienne cette maxime
: « Il n'y a pas de problèmes qu'une absence prolongée
de décisions ne finisse par régler. »
François Roche
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