La crise de légitimité de L'Etat est symptomatique de son désengagement
par rapport au management libéral. Pouvant à peine réguler les crises
sociétales et incapable de pallier le désenchantement postmoderne, l'Etat
laisse sans résistance la logique du marché dominer la vie. Le néo-totalitarisme
du management industriel laisse la voie aux délires psychotiques d'une
humanité en errance. Témoin et critique de cette désubjectivation, Pierre
Legendre martèle depuis plusieurs années une parole incisive. On se contentera
du balisage de quelques concepts et de quelques enjeux. En espérant que
ces quelques clés ouvrent accès aux Leçons. (note 1)
Le Théâtre : la révolution de l'interprète.
Qui suis-je ? Répondre à cette question revient à se situer dans un
double jeu structural : celui de la parenté et celui de la société.
Questionner ce jeu comme un "théâtre de la raison" permettant la construction
sociale du soi est l'ambition de Legendre. Il fait certes appel à la
psychanalyse tout en écartant les interprétations scientistes et utilitaristes
d'une discipline réduite à une thérapie-placebo des dysfonctionnements
sociaux, mais l'essentiel de son travail est une lecture patiente du
corpus juridique qui fonde nos sociétés ainsi qu'une interprétation
novatrice de la symbolique où se noue la constitution du sujet. Sa méthode
est celle d'une herméneutique de la société à travers les discours qui
en fondent les structures
L'essence de l'homme est d'être l'interprète du monde. Se dresse ici
le dispositif d'une théâtralisation où l'homme, à la fois spectateur
et acteur, se fait l'interprète d'un Texte. Cette mise en scène fait
du monde "le lieu où l'acteur qui prête son regard se livre au jeu
d'être un texte vivant, et c'est ce texte vivant que voit le regard
spectateur" (Leçons I, p.63). Le processus est sacrificiel : en
"faisant sortir la réponse du fond de lui-même", il "meurt
dans son interprétation" tout en agissant au nom d'autrui, devenant
"métaphore instituée de par la scène", miroir du monde, mais
aussi miroir à travers lequel le spectateur se contemple lui-même.
Est en jeu, dans cette théâtralisation sociale, l'essence de la modernité.
On la pense communément comme une rupture antidogmatique sous l'égide
de la raison menant à l'autonomie du sujet. Mais cette conquête ouvre
la voie à une nouvelle dogmatique, celle de l'ère industrielle, qui
repose sur l'Etat éclairé et libéral.
Or, la modernité s'enracine plus profondément, jusqu'au monde médiéval.
C'est avant l'apogée de la scolastique, sous la forme de "la révolution
de l'interprète", la "fracture médiévale ouverte par le pontificat
de Grégoire VII" (1073-1085), que le "théâtre de la raison" est
mis en place.
A rebours de l'Aufklärer, Legendre prend la mesure de l'importance
de la dogmaticité médiévale en scrutant le corpus textuel instituant
nos rapports au monde par la médiation sociale et étatique. Se met en
place, au 11e siècle, "l'alignement institutionnel de notre monde
sur le principe du pouvoir véhiculé par le droit romain et sur les représentations
de la vérité élaborées par une théologie qu'il n'est certainement pas
excessif de qualifier de rationaliste" (Leçons VII, p. 109).
Redonner forme au monde entier (reformatio totius orbis) est
le slogan emblématique de la révolution grégorienne qui, sur les ruines
du monde antique ravagé par la barbarie, redessine les figures du pouvoir
sur la base du droit romain. Cette réformatio affronte la problématique
du rapport entre l'Empire et l'Eglise et échafaude un montage juridique
permettant l'avènement de l'Etat et du Droit.
Le pape n'est plus seulement le dépositaire d'une tradition figée dans
les Ecritures, il devient législateur-maître des écrits. Le pontife
romain exerce et absorbe la fonction oraculaire de l'interprète ; il
se fait le lieu de passage et de recomposition de la parole originaire,
recueillie, transmise mais aussi remaniée par le biais d'une herméneutique,
science et technique de l'interprétation.
Nous nous trouvons devant deux niveaux de lecture : celui de la Loi
vivante instituée et celui du commentaire, de la glose. En fait, la
révolution de l'interprète consistera à passer de la simple référence
au droit antique, célébré pour son excellence, à l'auto-institution
du pouvoir pontifical comme créateur de Loi. Il s'agit de la première
expérience moderne de la souveraineté, montage de l'Etat et du droit
dans lequel juges et juristes ne sont que les glossateurs, les interprètes
- même dans leur énonciation normative du droit - d'une vérité instituée
dans la personne du Souverain : le Pontife est ici "posé comme emblème
vivant du Savoir omniscient".
Que cette souveraineté papale soit disputée par l'Empereur, qu'elle
soit assumée par les monarques de l'Ancien régime, puis, à la faveur
des turbulences du 18e siècle, passe du Roi au Peuple s'auffirmant comme
Souverain importe peu car le montage - et la théâtralisation du pouvoir
qu'il implique - reste pour l'essentiel identique.
Notons que dans ce montage, le Pontife n'agit pas en despote érigeant
sa subjectivité en norme. Re-présentant Dieu sur terre, il ne peut n'être
un "pont". Répondant aux questions posées, il assume sa fonction juridique,
se posant en juge, et tranche en se référant à une Loi (divine) ou à
une Tradition … Emblème du savoir omniscient, le Pape déploie
son pouvoir par le biais d'un montage d'image calqué sur le pouvoir
impérial de manière à affirmer la primauté de l'Eglise et l'autorité
papale. Ce montage, qui culmine dans le dogme relativement récent de
l'infaillibilité papale ( note 2 ), met clairement en jeu le caractère
dogmatique de la souveraineté. Le Souverain devient garant du vrai et
du juste.
Même souverain, le sujet se fait l'acteur-interprète d'un texte qui
le transcende, d'un Texte institué comme Vérité, comme Dogme, que la
modernité considère comme immanente à l'histoire collective des hommes
mais qui, dans les faits, transcende chaque individu et le place dans
un rapport de sujétion. Ce mécanisme est la mise en place d'un jeu de
masques et d'un décor que l'on pourra bien appeler "société". Nous sommes
ici au cœur de la problématisation de la politique comme spectacle
: jeu de miroir et re-présentation.
Le Texte : énonciation du dogme
Nous ne pouvons comprendre la dogmatique en faisant l'économie d'une
théorisation philosophique de la vérité qui nous mettrait à distance
de la conception aristotélicienne, classique, de la vérité comme adéquation.
Le sens commun qualifie de dogmatique une pensée incapable de se remettre
en question et récusant d'avance tout faillibilisme. Le dogme s'énoncerait
donc comme une vérité intangible, prêtant ainsi le flanc à la critique
positiviste lorsqu'elle met à l'épreuve l'adéquation du dogme au fait.
L'argumentation dogmatique ne déploie que le seul argument d'autorité
faisant référence au texte fondateur. La dogmatique est en conséquence
inséparable d'une herméneutique. A travers la révolution de l'interprète,
le droit romain est mobilisé au service d'un ordre politique rénové
se cristallisant dans le pouvoir pontifical réorganisant ses rapports
avec le pouvoir séculier mais aussi les rapports symboliques entre l'Homme
et le Texte comme trace écrite de la Loi.
Avec Legendre nous devrons faire un travail de délocalisation de la
pensée dogmatique que l'on ne saurait clore dans la seule catholicité
romaine : toute civilisation est par essence dogmatique. Qu'entendre
par là ?
"La fonction dogmatique consiste, dans une société, à fonder et
mettre en scène la fonction biologique de la reproduction. Il s'agit,
en signifiant des raisons de vivre et de mourir, de soutenir la cause
humaine au moyen d'institutions". (Leçons II, p.51)
Placée au seuil d'une élucidation de la société industrielle, cette
définition éclaire pour le mieux notre propos. Le dogme n'est pas réductible
à une croyance déterminée et ne peut être ramené à une quelconque absence
d'esprit critique. Il ne s'agit pas d'avaliser comme "fait positif"
tel credo, mais de comprendre que le montage juridique sur lequel s'échafaude
le sujet-roi du monde contemporain repose sur une articulation de l'homme
avec le monde énoncée, mise en scène, représentée, imagée et symbolisée
à travers la formulation dogmatique.
Legendre nous invite moins de "croire" que de comprendre cette articulation
afin que nous puissions saisir les sources et les fondements de notre
culture. Ainsi on ne saurait comprendre la civilisation industrielle,
qui d'Occident contamine la planète entière et détermine, pour le meilleur
mais pour le pire aussi, le destin de l'humanité, sans passer par une
élucidation des montages juridiques et institutionnels qui ont permis
son émergence.
Dans ce processus, l'Aufklärung ne représente pas une césure essentielle
: la rupture antidogmatique dont les Lumières se prévalent est superficielle.
La révolution de 1789 - pour reprendre une date symbolique - n'abolit
pas ce qui a été patiemment construit depuis l'antiquité gréco-romaine,
la formation du droit canon et le réaménagement des pouvoirs respectifs
de l'Eglise et le l'Empereur… à ce titre la décollation de Louis
XVI n'est qu'une illusion de radicalisme dans la mesure où l'idée de
la souveraineté de l'Etat n'est pas remise en cause par la subversion
populaire : le roi survit en la personne du chef d'Etat, la souveraineté
survit dans l'Etat institué comme incarnation de l'Esprit absolu. Dieu
fait place à la déesse Raison dans la dogmatique du pouvoir….
Cette rupture ne fait que déplacer le lieu d'énonciation du dogme :
la modernité fonde le droit sur la volonté populaire, assise de l'Etat
contractuel… mais la démocratie reste problématique, voire aporétique,
parce que dans la pratique gouvernementale, la subjectivité reprend
le dessus : aucun pouvoir ne peut être l'expression de la volonté de
tous et ce d'autant plus que le contrat repose sur une aliénation volontaire
de l'autonomie au profit de Leviathan.
La dogmatique industrielle et démocratique assigne au peuple la place
du souverain absolu tout en conservant soigneusement l'héritage d'un
ordre social et juridique fondé sur la transcendance d'un Texte sans
auteur. Oublieuse de la référence au Tiers, la modernité industrielle
reconstruit le dogme sous le mode scientiste : la seule vérité énonçable
est celle d'une adéquation factuelle, positive, entre l'assertion et
le fait. C'est propice à une appréhension technicienne du monde et de
l'homme, à ce management dont l'Etat se prévaut aujourd'hui, démarche
oublieuse de l'Etre dont Heidegger, par exemple, a su montrer les limites
implacables et dont l'Ecole de Francfort a pu montrer l'ambivalence
au regard de l'objectif avoué d'émancipation humaine. Mais la critique
de la raison instrumentale ne permet pas de sortir de l'impasse. La
déconstruction postmoderne du sujet dissout la souveraineté du peuple
en un conglomérat de subjectivités blessées et revendicatrices, enfermées
dans une éternelle lutte pour la reconnaissance, tandis que domine sans
partage la main invisible mais implacable du marché.
Qu'est donc qu'instituer ? C'est d'abord énoncer un dogme s'exprimant
dans et à travers la ritualisation commémorative d'un mythe. L'énonciation
prend valeur de parole performative - qu'on se réfère ici aux travaux
linguistiques de Austin - où c'est la Parole elle-même, énoncée "ex-cathedra",
et inscrite comme Texte, qui fait Loi. L'institution est le lieu, logique
et sociologique, de cette énonciation. Il nous faut élucider ici ce
qui est au cœur de ce qui est au cœur de la définition de
l'humain : homme est l'animal qui parle. La parole, le Verbe, s'identifie
au logos, à la fois mot et ce qui lui donne sens, la raison, c'est-à-dire
le rapport référentiel de la parole qui signifie et de ce qui est signifié,
du mot à la chose. Le mot se réfère, se rapporte, à la chose, établit
un lien congruent, entre un signifiant et un signifié.
Le langage est ce qui structure notre conscience du monde : "le
monde n'est pas donné à l'homme, si ce n'est pas le langage qui le sépare
des choses et le divise lui-même" Le logos - émergence d'une conscience
qui désigne, nomme, classe - établit une dichotomie primordiale entre
le soi et le monde, désigne le monde, les choses, comme monde, nommant
et classifiant les étants. Dans ce processus, la physis n'est plus perçue
de manière immédiate : surgit à la conscience un monde nouveau, celui
de la représentation. L'étant n'existe qu'à la double condition de son
étance-en-soi, la choséité d'un objet physique, et de sa représentation
humaine qui le distingue de son horizon. Cet univers humain de la représentation
est le miroir humain du monde, mais aussi le miroir au travers duquel
l'homme se pense et s'impose à lui-même comme objet de représentation.
"En quoi une société pourrait-elle assumer la fonction d'un miroir
?" s'interroge Legendre ( note 3). Cette fonction spéculaire introduit
la théâtralité "comme condition d'organisation religieuse, politique,
économique des groupes humains". Disons-le de suite, cela commence sans
doute à l'aube de l'humanité, dans les ténèbres de la préhistoire, avec
les jeux mimétiques de la chasse, des combats et des parades et c'est
dans la forge culturelle où s'élaborent les mythes ancestraux que se
tissent, dans l'ordre du symbolique, les liens vitaux - parentés, filiations,
allégeances claniques - et donnent sens au corps social en nous situant
dans ces liens.
La langue elle-même éclaire l'analogie entre le tissu social, entrelacement
des liens qui unissent, à travers et par les échanges langagiers, les
hommes entre eux et le Texte, entrelacement structuré de mots, de phonèmes
ou de morphèmes, identifiant les objets à un nom. Le Texte social identifie
les hommes en leur assignant un statut à travers la représentation symbolique
par lequel les hommes se re-connaissent entre eux et décident d'un destin
solidaire, ce qui n'est possible que si les hommes assignent un sens
commun aux symboles, s'accordant sur un signe de reconnaissance.
L'Image : emblème de l'homme
Toute société érige ses bannières, élaborent ses blasons, imprime sa
loi sur les esprits en marquant les corps. L'homme vêtu est un homme
sacralisé par le signe.
Obligation nous est faite d'élucider la théâtralisation de l'homme
à travers son masque social, son emblème dont Legendre esquisse une
théorisation comme travail, par le langage, du sujet comme un matériau:
"l'emblème est une incrustration du signe en l'homme" ( note
4) .
Nous ne nous contentons pas de "nommer" l'homme par son nom propre,
emblématique du sujet qui reste dans l'immédiateté d'un logos replié
sur lui-même, le nom propre renvoie d'ailleurs à une figure emblématique
de son porteur métaphorisé par son origine, son métier, ses caractères
physiques ou moraux. Ainsi l'emblème introduit l'écart au cœur
même du sujet pensant et parlant puisque le signifiant reste irréductible
au signifié à la mesure de la distance ontologique entre le morphème
et ce qu'il désigne. Le signe véhicule la logique ternaire que l'on
voit déployer lorsque l'enfant, l'enfant-roi de Héraclite, l'enfant
"ouvrier des noms", se désigne lui-même à la 3e personne, sous le mode
de l'objet. (Leçons I, p. 121 et sq.)
Cette objectivation peut être perçue dans le fameux "stade du miroir"
où l'enfant se découvre (dé-masque) à travers le reflet du miroir en
apposant son propre emblème sur l'image-reflet tout en se sachant autre
que le reflet. L'insertion de l'écart est l'introduction du réel, distance
obligée entre l'immédiateté des désirs et leur concrétisation toujours
médiatisée par l'altérité du monde. Le signe, le langage, le sens viennent
s'immiscer entre le soi et les pulsions, donnant paradoxalement corps
au soi : je ne peux me fondre dans mon propre reflet. L'écart surgit
dès lors dans la désignation objectivante de soi et du monde.
Sous le masque social, on peut soupçonner le vide. L'identité qu'il
nous confère n'est pas une production an-archique de soi qui ferait
l'économie de la médiation d'autrui. L'autonomie n'est pas l'abolition
de la norme, mais son intériorisation sous le regard d'autrui ( note
5) . Le jeu réciproque de regard est aussi un jeu de masque dans lequel
peut se déceler la mauvaise foi de qui se prend au jeu sans pouvoir
en être totalement mais prend prétexte du jeu pour se nier comme soi.
La construction de soi passe par le Tiers. La société - s'instituant
comme texte - nous inscrit dans son récit.
Le masque théâtral ne nous est pas étranger, mais dans la société industrielle
désenchantée, il donne l'illusion du folklore même si les néotribalismes
festifs ou sportifs des sociétés postindustrielles réintroduisent occasionnellement
les tatouages et peintures faciales. Le tatouage, pratique en vogue
mais jadis marqueur de marginalité et d'exclusion, emblématise le sujet
dans une auto-institution narcissique du Tiers au sein d'une contre-société
vécue sous le mode de la "reconnaissance" occulte. On relèvera incidemment
que cette thématique apparaît fréquemment dans les campagnes publicitaires
: la "marque" fétichisée (du vêtement, du parfum, de l'objet de consommation)
identifie désormais l'individu et reste la seule échappatoire à l'anomie
qu'impose le contractualisme duel des sociétés libérales.
Les rituels sociaux nous amènent à brandir d'autres emblèmes : cartes
d'identités, titres professionnels et sociaux, diplômes et autres curriculum
qui agissent à l'instar des blasons et des drapeaux antiques comme garants
de la reconnaissance sociale ( note 6) . Le Tiers - l'Etat garant -
agit comme marqueur sociétal - nous assignant la place qui nous est
dévolue en même temps que la tâche de penser notre origine et notre
destin. Mesurons d'ailleurs ce destin des "sans-Etats", privés du droit
de détenir ces documents, du droit d'avoir des droits : sans-papiers,
nous ne valons rien sinon ce que valent les prolétaires dénudés livrés
à l'esclavage moderne.
L'Etat : l'inter-dit du Tiers
Le Léviathan hobbésien est l'émergence d'une volonté collective qui
acquiert une souveraineté telle qu'elle devient son propre sujet, une
personne artificielle. Cependant son pouvoir n'est pas seulement l'effet
de l'effroi, il repose sur l'abandon volontaire de la souveraineté individuelle
(idée que l'on trouve tout aussi bien chez Etienne de la Boétie que
chez Rousseau) et donc sur une certaine capacité de persuasion, par
la contrainte certes, mais aussi et surtout par la séduction. L'Institution
de l'Etat requiert en conséquence une fiction en même temps qu'un mythe
fondateur, un discours instituant la subjectivation de l'Etat, un discours
performatif, dogmatique.
Dire la vérité de l'Etat est reconnaître sa capacité d'énoncer sa propre
légitimité, c'est affirmer sa souveraineté, ce qui requiert une ritualisation
dont l'efficacité psychosociale repose sur la fascination de l'emblème.
La République assure la souveraineté du peuple à travers la représentation
démocratique. Mais si dans la monarchie absolue, le roi était mandaté
de Dieu ou d'une volonté transcendante, le peuple se voit, en démocratie,
investit rituellement de cette divinité … mais il ne s'agit là
que d'un simulacre puisqu'en réalité, le peuple se démet de son pouvoir
- condition nécessaire pour échapper à l'anarchie et donc à la tyrannie
des chefs de clan - pour le confier à ses représentants. Lesquels, sous
peine d'être despotiques, ne peuvent exercer leur puissance qu'au nom
du Tiers, au prix d'une césure entre l'Etat et le peuple, au prix aussi
d'une désubjectivation des gouvernants, clivage qui apparaît dans et
par la ritualisation de la fonction publique.
Legendre apporte des clés indispensables qui nous permettent de déceler
l'énigme de cet Etat-Sujet de droit qui est "une personne sous statut
institué de fiction" et "instance garante de la causalité dans
le montage législatif et judiciaire" ( note 7) à qui nous imputons
les catégories de droit de personnes. Strictement parlant, il n'y a
pas de différence essentielle entre la ritualisation des Etats modernes
et le Totémisme des sociétés dites primitives. On peut comprendre la
logique de cette totémisation, qui emblématise l'Etat tout en le fondant
comme Sujet, par une réflexion sur le Théâtre. En fait, l'Etat s'institue
à travers la théâtralisation de rapports sociaux institués dans des
interactions ritualisées qui fait de chacun de nous des masques sociaux.
La mise en scène spectaculaire de l'Etat n'est pas seulement une trouvaille
situationniste. Debord avait la lucidité de ne pas prendre pour argent
comptant le jeu politicien mais l'erreur serait de croire qu'une démystification
du spectacle suffirait à en ruiner l'effet. La Théatralité de l'Etat
n'est pas qu'une simple machinerie, et encore moins un trucage, c'est
une ritualisation dont l'effet porte sur la parole qui s'y énonce.
Un discours ne fait loi - et met en branle le dispositif du pouvoir
- qu'à travers une mise en scène ritualisée de son énonciation.
La Loi est l'énoncé d'un inter-dit, un dire qui s'interpose entre des
subjectivités désirantes et narcissiques … mais d'où parle la
Loi ? Quel est ce lieu où se fonde cet interdit ? Poser cette question
est interroger la source et le fondement de toute société humaine, c'est
interroger l'institution même de l'humanité : "concevoir le primordial
et l'inaugural de l'institutionnalité et du langage dans une société
quelle qu'elle soit" (Leçons VI, p. 28).
Il faut penser ici aux interdits primordiaux - inceste, meurtre, bestialité,
cannibalisme - qui s'énoncent sous le couvert d'une sacralisation du
Texte en donnant largement crédit à l'imaginaire, au fantastique, à
cette irruption de l'énigme dans le réel.
Ce que révèle le Texte fondateur est indicible, irreprésentable sinon
par le biais d'une médiation symbolique, un voile pudique et révélateur
tout à la fois. Heidegger avait fait sien le souci de l'Etre tout en
élucidant la vanité de l'acheminement métaphysique dont le discours
sur l'Etre, loin d'en révéler la vérité, contribuait à son obscurcissement.
Face à l'Etre, le silence convient.… mais l'Occidental ne se désarme
pas, l'acheminement ontologique n'aboutit pas à la contemplation silencieuse
du Vide mais à un face-à-face avec la Déesse ( note 8 ), dont le discours
tient lieu de Vérité. C'est ce "tenir lieu" qui est la clé de notre
propos.
Le Texte fondateur est un Logos auto-institué. A quoi ce discours fait
référence sinon qu'à lui-même en un cercle dont le Vide constitue l'énigme.
Ainsi le fondement de la Loi, (qui fonde et institue l'humanité) est
un espace, un "vide métaphorisé", qui se concrétise dans et par
le rituel, rituel fondant "une place où trône le discours d'une référence
symbolique". Cette place est ce que Legendre appelle le "Tiers
social, fondateur du discours et de la parole dans la société considérée".
(Leçons VII, p. 30).
Toute intersubjectivité passe par le Tiers, comme instance de médiation
et comme référant, garant de la parole échangée. Mais si ce Tiers est
un "vide symbolisé", il ne peut être re-présenté qu'à travers l'imagerie
symbolique, religieuse, par laquelle "une société se représente la parole
et joue sa propre construction", notifiant à chaque sujet sa place et
posant l'Interdit. Evoquer l'Interdit nous conduit à aborder le problème
de l'autorité et poser par là la question de l'autorité du Tiers.
L'Etat ne peut se comprendre qu'à travers ses manifestations théâtralisées,
mais cette compréhension passe par une anthropologie qui met en évidence
la conservation de l'espèce humaine par l'institution du droit civil.
L'Etat nous situe dans la filiation en établissant une césure radicale
entre le droit - instituant notre identité au sein de la famille - et
le fait biologique. Le drame, voire la faute, des sociétés industrialisées,
martèle Legendre, est de réduire cette identité humaine à sa généalogie
"bouchère", désubjectivant les individus et ouvrant la porte aux délires
racistes du 20e siècle, délire qui confinent dans la prétention d'agir,
sous le mode de l'instrumentalité technico-scientifique, sur la parenté
humaine.
La question centrale du 21e siècle est le maintien de la fonction anthropologique
de l'Etat, fonction assumée par le discours dogmatique nous instituant
comme sujet et comme être humain (qualité qui ne peut être réduite aux
déterminations biologiques et/ou génétiques), dans le contexte de l'émergence
d'une souveraineté non étatique planétaire. A cet égard, on rejoint
les préoccupations post-foucauldienne d'une critique de la bio-politique
( note 9) lorsqu'il s'interroge sur les conséquences planétaires d'un
désengagement normatif des Etats incapables, face à la dictature instrumentale
et technicienne du marché au sein de la civilisation industrielle, de
réaffirmer, dans l'ordre du symbolique, le principe du Père (comme Tiers
et instance normative). La question centrale est celle de l'institution
de règles et de pratiques d'une justice généalogique recevables par
le monde entier. Il s'agit d'un dépassement de la multiculturalité,
d'une réponse au défi des chocs de civilisation, de la guerre planétaire
des Textes. Or la mise en oeuvre d'institutions internationales est
rendue inadéquate par l'absence de mythe fondateur permettant de légitimer,
dans l'ordre du symbolique, ce pouvoir métanational. ( note 10)
Une machinerie internationale sans souveraineté ne peut instituer
le Juste.
Faute d'un Référent capable d'agir à l'échelle planétaire et qui nous
permettrait de résister à l'emprise délirante du management industriel,
nous assistons impuissants aux retours en force des croyances religieuses,
dogmatismes conquérants mais régressifs, et à une désagrégation de la
puissance symbolique des Etats sous l'emprise du marché. Ce dernier
associe dialectiquement la domination technicienne et la liberté individualiste
dans la fiction républicaine du contrat social. Le marché dés-institue
systématiquement le sujet en brisant les interdits civilisateurs au
nom d'un hédonisme narcissique nous fétichisant comme marchandise. Cette
néo-barbarie porte ses fruits amers. Rien n'échappe, même pas le corps
des enfants, au marché, même pas les biens essentiels à la survie humaine,
même pas la communication, l'amour, l'amitié ou le sens du sacré à la
psychose imposée par les tyrans planétaires programmant l'autodestruction
de l'humanité. Quel dieu (déesse) faudra-t-il ressusciter ?
Notes
- Plus que comme une simple succession de cours universitaires, ces
"Leçons" s'inscrivent dans la tradition scolastique d'une lecture
et manière de lire : savoir et liturgie s'interpénètrent ici dans
une investigation du rituel du pouvoir et de l'institution du sacré.
Editées en 8 volumes chez Fayard, on utilisera, comme référence, la
simple numérotation des volumes, de I à VIII.
- Enoncé lors du premier concile de Vatican, convoqué par Pie IX en
1869.
- P. Legendre, de la Société comme texte, édition Fayard, 2001, p.
18
- P. Legendre, o. c. p. 127
- voir J.P. Sartre dressant une phénoménologie du regard d'autrui,
et de la honte dans l'Etre et Néant, éd. Gallimard (Tel), p. 298 et
sq
- Mesure-t-on les implications de la généralisation du masque - "avatars"
ou pseudonymes - dans les communautés "virtuelles" de l'internet ?
- P. Legendre, De la société comme Texte, p. 26
- Il s'agit ici de la déesse bienveillante, identifiée à Dikè, la
gardienne de la vérité, qui accueille le narrateur du Poème de Parménide.
- telles qu'assumées par la revue "Multitudes"
- voir Leçons VI, p. 420
Note du gestionnaire du site : Ce texte se termine par une interrogation
sur un nouveau dieu à ressusciter. Il existe une autre voie
à explorer, l'idéal du passé est perdu, mais la nécessité
des normes reste. Même si la place centrale de la référence
est vide et que nous le savons, on peut essayer d'inventer un nouveau
mode d'être qui accepte tout cela. Le résultat de l'histoire
humaine nous y encourage, parce que nous gardons les mêmes valeurs.
Nous n'avons aucune garantie, nous n'avons que du semblant, pourtant nous
pouvons essayer qu'advienne du sujet en liant les acquis de la psychanalyse
et l'idée libertaire. C'est notre horizon maintenant ....
Le lien d'origine http://membres.lycos.fr/patderam/legendre1.htm
|