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Origine : http://pagesperso-orange.fr/maurice.villard/LEBRUN01.htm
Nous ne sommes plus dans des sociétés pyramidales
où un chef, roi ou pater-familias, tenant sa légitimité
d'une transcendance, était obéi et reconnu comme représentant
la Loi, mais pouvait souvent, de ce fait, abuser de cette position
et faire sa loi.
Nous sommes au contraire, dit J.P.Lebrun, passé progressivement
à une société égalitaire où chacun
vaut l'autre, où chacun est considéré autonome,
une société fonctionnant sur le modèle du réseau.
Cette évolution peut être considérée
comme un progrès par rapport à la dépendance
antérieure mais elle comporte les risques, que l'on voit
d'ailleurs en train de se réaliser, soit de l'impossibilité
de décider et de gouverner, soit de retourner à l'autoritarisme
par une forme de totalitarisme flou et anonyme. Transparence, convivialité,
proximité, égalitarisme,d'un côté; volontarisme,
performance, rééducations, de l'autre.
Le contrôle pyramidal avait au moins l'avantage de la lisibilité.
Il est souvent remplacé maintenant par un contrôle
horizontal qui impose une normalisation, un formatage, sans normativation,
c'est-à-dire sans intériorisation d'une norme: c'est
toute la différence, dit J.P.Lebrun citant Zizek, entre Surmoi
(la normalisation) et Loi symbolique (la normativation).
Il ne peut y avoir, souligne l'auteur, de Collectif, de Société,
sans la reconnaissance de "places d'exception", sans accepter,
ne serait-ce que pour un temps limité, une autorité
et quelqu'un qui la présentifie.
A partir de son travail de superviseur en Institutions, Jean-Pierre
Lebrun a constaté que, si la critique des institutions trop
hiérarchiques avait été en son temps nécessaire,
l'horizontalité totale des relations aboutissaient à
la lutte de pouvoir, à la contestation de toute place de
leader, à la paralysie. Ce constat, il le fait aussi concernant
la société dans son ensemble, en s'appuyant sur les
analyses d'un certain nombre d'auteurs, Lacan et Marcel Gauchet
notamment.
Chacun étant mis sur le même pied, la priorité
du collectif disparaît. La relation aux choses et l'intérêt
deviennent prioritaires. Le gouvernement devient "gouvernance",
c'est-à-dire gestion des possibles, sans référence
à l'impossible (il est rappelé le "tout est possible"
d'un candidat devenu Président). Le politique est remplacé
par "la" politique; l'éducation, par l'accompagnement
éducatif; le fait de diriger, par la "coordination des
potentialités d'un chacun !".
A propos de la question de la décision, J.P.Lebrun évoque
l'ouvrage de Callon, Lascoumes et Barthe, "Agir dans un monde
incertain. Essai sur la démocratie technique", dans
lequel les auteurs préconisent la décision par réajustements
successifs - ce qui peut être une idée intéressante
- mais parlent aussi de la possibilité de "décider
sans trancher". Comment cela est-il envisageable ? <<L'espoir
de ne plus avoir à décider, écrit Lebrun -
l'étymologie de décider, c'est decidere, couper -
mais que ça puisse se trancher tout seul va de pair - et
donc l'implique - avec l'abolition des conditions de possibilité
d'un sujet. C'est ce que nous avons appelé "l'autorité
sans auteur" (entendons: sans hauteur, sans verticalité
aucune) ou la figure du nouveau Commandeur.>>
L'autorité est du registre symbolique car elle repose sur
le fait qu'est reconnu à celui qui l'assume une place différente
de celle des autres (de savoir, d'expérience, d'ancienneté,
ou autre), place qui donne à sa parole un poids et une valeur.
Le pouvoir est, lui, de l'ordre de l'imaginaire: il donne des avantages.
La décision est du registre du réel: elle pose un
acte.
Ce qu'il est nécessaire de reconnaître, et d'une
certaine façon de réintroduire, c'est la "différence
des places", la nécessité de la "place d'exception",
de "l'au-moins-un".
Cette nécessaire différence de place, c'est le langage
et la parole qui l'introduisent: il y a celui qui parle (et qui,
à ce moment là, a place d'autorité) et celui
qui écoute; il y a le fait que la langue nous est toujours
antérieure, que quelqu'un (le parent ou son substitut) nous
la transmet, que nous ne pouvons faire autrement que de passer par
le défilé des signifiants pour exprimer le sensible,
mais que, ce faisant, de ce sensible nous ne pouvons tout traduire.
<<Le sensible ne passera jamais complètement dans le
dicible. L'inadéquation que cela nous cause n'est donc pas
dépassable, elle est bien plutôt notre lot et notre
condition.>>
Les sociétés traditionnelles faisaient prévaloir
le dicible sur le sensible, et le collectif sur le singulier.
Aujourd'hui, même si les structures constitutives de l'humain
(dépendance au langage, différence des sexes et des
générations, nécessité de l'altérité...)
demeurent, elle ne sont plus mises au premier plan et sont même
souvent déniées.
Maintenant où l'individualisme est dominant, où
le recours à Dieu, à l'Ancien ou à la tradition
n'est plus de mise (mais l'on voit bien en même temps les
tentations d'y recourir encore), il s'agit pour chacun, écrit
J.P.Lebrun en référence à ce que disait Lacan,
de se frayer une voie, d'inventer une forme de lien social où
"l'on se passe du père à condition de s'en servir".
Se passer du Père, c'est ne pas attendre d'un Autre la Vérité,
c'est reconnaître que la vérité n'est jamais
"toute" mais qu'elle est construite, c'est ne pas obéir
aveuglément à un chef, c'est chercher son propre chemin.
Se servir du Père, c'est accepter qu'il y ait de l'impossible,
reconnaître que la "place d'exception" est nécessaire
au vivre ensemble dans la mesure où elle permet d'instituer
mais sans déterminer, et sans que celui qui l'occupe en abuse.
<<Il s'agira désormais de soutenir l'autorité
d'une façon telle que ceux à qui elle est destinée
puissent en percevoir le bien-fondé, qu'ils identifient que
celui qui en a la charge est au service d'une loi qui dépasse
les protagonistes, et qu'il se reconnaît lui-même soumis
à celle-ci de la même manière que quiconque.>>
J.P.Lebrun donne comme exemples l'évolution de la place de
chef d'orchestre en musique, et la position éthique qu'a
tenue Pierre Mendès France en politique.
Mais se passer du père tout en s'en servant demandera,
dans cette période de mutation que nous traversons, un important
travail psychique collectif.
Il ne faut pas, en effet, se cacher, ajoute J.P.Lebrun, qu'il ne
suffit pas de vouloir faire autrement que la génération
précédente pour y parvenir, que la disparition du
patriarcat ne doit pas faire oublier les lois symboliques qu'il
était chargé de transmettre.
Ces lois symboliques ne sont jamais acquises une fois pour toutes,
précise l'auteur. Il faut pour chaque enfant une personne
en chair et en os qui les lui transmette, et avec fermeté.
On tient d'abord la main à l'enfant pour lui apprendre à
traverser la rue.
<<...cette transmission implique toujours que quelqu'un veuille
bien endosser d'occuper la place d'exception pour la génération
qui suit. L'humanisation implique donc inéluctablement la
confrontation à ces contraintes qui constituent une violence
salutaire... cela fait partie du travail de chacun d'avoir à
assumer [la mise en place du registre symbolique] la vie durant.>>
C'est cela que la psychanalyse peut rappeler.
Maurice Villard
Février 2009
Quatrième de couverture
Si nous pouvons convenir que l’institution doit toujours être
en position de tiers, en surplomb de ses membres, il faut bien admettre
que ce tiers n’est aujourd’hui bien souvent plus garanti
par la tradition. S’il est toujours de mise, il est désormais,
sinon à inventer, au moins sans cesse à élaborer
et à construire. Mais se repose alors la question de la légitimité
pour cette construction : comment faire, non pas d’un établissement
une institution, mais d’un groupe, d’un collectif, une
institution ? Quelle voie frayer qui ne soit pas pur et simple rétablissement
de l’autorité d’hier, mais qui, en revanche,
reconnaisse la différence des places et ne dénie pas
l’impossible auquel elle nous met en demeure de nous confronter
? Avec l’appui de Freud et de Lacan, l’auteur fait de
ces questions l’enjeu de ce livre qui est rien de moins, sans
doute, que penser comment réinventer la vie collective.
Jean-Pierre Lebrun est psychiatre et psychanalyste, agrégé
de l"enseignement supérieur de l'Université Catholique
de Louvain. Il a été président de l'Association
freudienne de Belgique et de l'Association lacanienne internationale
(ALI). Auteur de nombreux ouvrages, il dirige la collection "Humus,
subjectivité et lien social", aux éditions érès.
Il exerce à Namur en Belgique.
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