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Origine http://www.psychasoc.com/article.php?ID=304
Le comité de rédaction de Enfances-Adolescences m’a
demandé de pouvoir publier un article resté jusqu’ici
confidentiel : Autorité, pouvoir et décision dans
l’équipe soignante. Il s’agissait au départ
de la transcription d’un exposé fait à la Clinique
de Liège-Rocourt en juin 1997. Depuis lors, cet article n’a
été publié que dans le Bulletin intérieur
de l’association psychanalytique à laquelle j’appartiens
et je m’étais jusqu’à présent refusé
à sa publication dans une revue accessible à tout
public. La raison de mon refus était mon embarras à
l’égard de la confidentialité des exemples donnés,
renvoyant à des institutions probablement identifiables et,
bien qu’en aucun cas il ne s’agisse d’autre chose
que de se référer à des situations toutes aussi
banales qu’exemplaires, la question restait entière
de savoir si certains éléments de séances de
supervision pouvaient être ainsi divulgués. Avec le
temps, ma réticence s’est néanmoins progressivement
levée, d’une part parce que le texte circulait sous
le manteau, d’autre part parce qu’il est évident
que la règle classique de publication ne peut en ce cas être
appliquée de la même façon que pour la clinique
individuelle puisque ce qui est échangé dans ces réunions
de travail est d’emblée partagé par un nombre
parfois important de personnes. J’ai donc finalement accepté
la publication de ce texte parce que les questions qu’il pose
me semblent plus que jamais d’actualité. Je remercie
le comité de rédaction de la revue d’avoir insisté
et de me permettre ainsi d’atteindre d’autres lecteurs.
Résumé
Autorité, pouvoir et décision seront ici respectivement
renvoyés aux catégories lacaniennes du Symbolique,
de l’Imaginaire et du Réel. L’enseignement de
Lacan servira de référence pour appréhender
ce à quoi se trouvent confrontées les institutions
soignantes. Plusieurs exemples viendront illustrer comment nous
sommes toujours tentés de ne pas reconnaître la différence
des places pourtant irréductible prix à payer pour
les êtres parlants. Ce développement amènera
le lecteur à prendre la mesure de ce que “le coeur
d’une institution, ce n’est pas sa tête !”
Cet article s'inscrit dans un travail en cours d’élaboration
qui concernera la question de l'institution. Cette réflexion
se nourrit d’abord de plusieurs expériences de supervision
institutionnelle, de notre pratique quotidienne de psychanalyste
ensuite, de notre fréquentation des institutions analytiques
enfin.
1. Un parcours
Pour la petite histoire, je rappellerai2 que j’ai travaillé
en institution pendant plus d’une dizaine d'années
: je me suis occupé de la création de maisons pour
enfants psychotiques à un moment où celles-ci n’avaient
pas encore acquis leur droit de cité ; c’est à
ce titre d’ailleurs que j’ai en son temps, publié
avec quelques collègues le livre blanc sur les maisons pour
enfants psychotiques en Belgique et ai donc ainsi collaboré
à ce que sont devenus depuis lors les services de psychiatrie
infantile. Au cours de ces années, j’ai eu ainsi l’occasion
de jouer la plupart des rôles que l’on retrouve dans
ces institutions, de celui de la femme d'ouvrage ou de l’homme
de peine à celui du psychiatre, en passant bien sûr
par celui de l’éducateur ou de l’animateur d’ateliers,
tout ceci dans la perspective de la psychothérapie institutionnelle
qui, à l’époque et sans que ce soit période
révolue aujourd’hui3, constituait mon repérage
théorique.
Après une dizaine d’années, j’ai quitté
ce travail d’institution mais, depuis lors, je me suis rendu,
tous les quinze jours ou une fois par mois, dans plusieurs institutions,
psychiatriques pour la plupart (hôpitaux de jour, centres
de guidance, unités alternatives) afin de soutenir ce qu’on
a coutume d’appeler une supervision institutionnelle (ce que
personnellement je distingue d’une supervision clinique même
si, à plus d’un titre, les deux types de supervision
peuvent se rejoindre).
Au cours de mes premières années de travail comme
superviseur, j’ai été appelé dans des
institutions nées de l’après mai 68. Ces institutions
tentaient de profiter des événements qui avaient eu
lieu pour repenser la question du pouvoir. Les personnes qui y travaillaient
espéraient bien souvent pouvoir se passer de toute direction,
et s'efforçaient de se répartir toutes les tâches
sans se laisser contraindre par les titres ou formations spécifiques.
Très - et bien trop - rapidement dit, tout le monde y faisait
tout, et toute forme de hiérarchie y était honnie
!
Dans ce type d'institutions, les personnes engagées s'investissaient
intensément dans leur travail, et rien que pour cette raison,
ces équipes souvent en petit nombre étaient intéressantes,
sympathiques et remplies de mérites ; elles tentaient ainsi
de se protéger de tout risque de bureaucratisation.
Au fur et à mesure que le temps est passé et que
le renvoi à l’idéologie d’après
mai 68 s'est éloigné, j’ai été
appelé à superviser d'autres institutions où
la problématique, bien qu'elle ne fut plus inscrite dans
cette foulée n’en était pas moins semblable.
En effet, la hiérarchie verticale y était, si pas
honnie, en tout cas discréditée et sans en appeler
au refus de toute direction, c’était néanmoins
la plupart du temps, à une organisation horizontale de pairs,
à une collégialité d’équipe qu’il
était sans cesse fait appel, ce qui engendrait un ensemble
de problèmes identiques.
2. Actualité de la question.
C’est ainsi, qu’à partir de ces expériences
de supervisions institutionnelles, je me suis intéressé
à la question de l'évolution du pouvoir, de l'autorité
et de la décision, dès lors que le modèle hiérarchique
traditionnel se montrait en voie de délégitimation.
Cette problématique rejoignait évidemment la question
du déclin de la fonction patriarcale sur laquelle je me suis
penché par ailleurs4, et me semblait essentielle pour comprendre
les enjeux du monde actuel, bien au-delà du problème
des seules difficultés des institutions.
Que sommes-nous en train de tisser comme monde lorsque nous nous
montrons allergiques à toute hiérarchie ou à
toute référence exogène, si pas à toute
autorité 5? La prédominance d’un voeu de fonctionnement
horizontal semble aujourd’hui bien davantage qu’une
mode mais devons-nous garder quelque trait du modèle vertical
? L'organisation culturelle de l'autorité et de la différence
des places disparaîtrait-elle complètement au profit
d'autres systèmes que nous serions en train d'inventer? Est-il
possible d’envisager une collégialité d’équipe
sans céder à la tyrannie du consensus ? De quelle
marge de manoeuvre dispose encore aujourd’hui celui qui, bien
souvent, ne se fait plus appeler directeur mais coordinateur thérapeutique
? Comment ne pas rester tributaire d’une reconnaissance seulement
imaginaire et comment ne pas enfermer de telles équipes dans
une pure et simple réciprocité ?
Sans doute est-il prématuré de répondre à
ces questions, mais il semble qu’il soit grand temps d'y réfléchir
avec la rigueur qui s’impose. D'autant plus d’ailleurs
qu’en ce qui concerne les institutions, à partir du
moment où ces questions se profilent dans le champ social,
d'aucuns n'hésiteront pas, dans nos périodes de disette
économique, à supprimer les équipes qui ne
satisferaient pas aux conditions minimales de fonctionnement. Si
nous ne prenons pas la juste mesure de ces questions, ce seront
les institutions qui en payeront les frais, et cela de deux manières
: soit en étant purement et simplement fermées, soit
en remettant en place un pouvoir musclé, soi-disant seul
capable d’apporter les garanties d’un fonctionnement
adéquat.
Croire au miracle de la pure et simple horizontalité, me
semble équivaloir à adresser malgré soi une
invitation à l'extrémisme. Si ceux qui défendent
une position plus subtile et plus fine qu’un pur et simple
retour à l'autorité traditionnelle n'arrivent pas
à résoudre les problèmes qui sont posés,
ni à affronter les dysfonctionnements qu'ils rencontrent,
les tenants du pouvoir fort auront beau jeu de reproposer, si pas
de réimposer leurs vieilles recettes.
Face à une telle problématique et dans le contexte
de société qui est le nôtre, ajoutons que la
pensée épouse trop souvent deux pentes naturelles
qui se présentent à elle et qu'il conviendrait d'éviter
:d’abord croire que l'on peut résoudre les questions
institutionnelles par de la connaissance et du savoir, comme si
tout pouvait se régler grâce aux progrès des
connaissances et du savoir, de sorte que les questions d'autorité
deviendraient obsolètes ; ensuite rétablir les bonnes
intentions et les bons sentiments qui, grâce à l’amabilité,
la confiance, nous débarrasseraient de ce qui a été
notre empêcheur de jouir en rond, à savoir la question
de la hiérarchie. Précisons tout de suite qu’à
notre avis, ces deux pentes relèvent de l'illusion.
Notons encore qu’une autre tendance est tout autant présente,
celle qui consiste à purement et simplement méconnaître
les modifications qui surviendraient à nos institutions.
Prétendre que le déclin de la fonction patriarcale
ne peut affecter l’exercice de la fonction paternelle puisque
celle-ci est de structure déficiente ou que cette fonction
n’a jamais eu le rôle central que nous lui donnons aujourd’hui
dans l’après coup, semblent deux versions de cette
méconnaissance. A la première, il peut être
répondu que s’il est vrai que la fonction paternelle
est de structure déficiente, il n’en est pas moins
vrai que l’exercice de cette fonction a toujours pris un appui
nécessaire sur la symbolique sociale, et qu’il fait
partie de notre travail d’identifier les effets de la modification
de celle-ci sur l’exercice de cette fonction. Quel analyste
ne connaît pas les conséquences parfois ravageantes
pour un sujet d’avoir eu à faire à un père
désavoué par le social ? A la seconde, il ne peut
qu’être renvoyé aux travaux des historiens tels
que ceux de Jean Delumeau6 par exemple, qui ne laissent aucun doute
sur l’évolution de la figure paternelle.
Ce qui soutiendra mon interprétation, c’est très
précisément que seule la prise en compte du réel
dans l’institution permet de se passer du père .....
tout en s’en servant ! Il suffirait pour se convaincre de
la pertinence de cet écho de renvoyer à l’excellent
ouvrage de Nicole Loraux, La cité divisée 7, où
l’auteur avance l’hypothèse que la stasis - la
guerre civile - est co-naturelle au politique grec et que la démocratie
athénienne se fonde sur le déni du conflit comme loi
de la politique et de la vie dans la cité.
C’est fort de toutes ces mises en garde que je vais retracer
quelques unes des lignes de force de mes interventions institutionnelles
; notons que pour tenter d’éviter de me prendre les
pieds dans le tapis de ces embûches, en me rendant dans ces
institutions, je me suis appuyé sur ce qui fait mon travail
quotidien d’analyste et sur les références psychanalytiques
qui me servent de repères, à savoir les enseignements
de Freud et de Lacan.
3. L’enseignement de Lacan
Trois points de l'enseignement de ce dernier m’ont semblé
particulièrement utiles pour entendre et aborder la problématique
à l’oeuvre dans ces institutions où la question
du pouvoir s’avérait évidemment centrale.
Les trois mots qui se trouvent dans le titre de cet article: pouvoir,
autorité, décision, me semblent pouvoir être
référés aux trois registres dans lesquels Lacan
fait se déployer l’être parlant, ceux du Réel,
de l’Imaginaire, et du Symbolique. Réel: la décision.
Imaginaire: le pouvoir. Symbolique: l'autorité. Cet appariement
très simple ouvre pourtant de grandes perspectives théoriques.
Commençons par le plus difficile : le pouvoir. Une définition
simple pourrait en être qu’il est question de pouvoir
dès que quelqu’un parvient à faire faire à
quelqu’un d’autre ce que ce dernier n’aurait pas
fait sans le premier. Nous aurions là une définition
générale qui d’emblée impliquerait les
trois registres, mais nous pouvons aussi noter que ce qui est désigné
généralement, lorsqu’on parle de pouvoir, ce
sont surtout « les effets » de pouvoir. La langue parlée
quotidiennement véhicule ce glissement d’un concept
à une définition courante. Lorsqu’on parle de
ceux qui ont le pouvoir, cela désigne surtout les avantages
que l’on suppose à ceux qui occupent la place, bien
plus que l’effectivité de leur capacité à
faire faire. C’est donc pour cette raison que nous garderons
ce terme de pouvoir dans les deux sens, le sens large qui pourrait
ramasser à lui tout seul l’ensemble de la problématique
et les registres attenant, et le sens restreint qui insiste sur
l’imaginaire que véhicule inéluctablement le
pouvoir au point qu’il lui est comme collé à
la peau.
L'autorité (dont nous rappelons d’emblée qu'il
ne faut pas la confondre avec l'autoritarisme) est plutôt
du registre symbolique dans la mesure où elle repose sur
la reconnaissance d'une différence de place. Possède
l'autorité celui à qui l'on reconnaît qu'à
partir de la place qu'il occupe, ce qu'il dit n'a pas la même
valeur que ce que disent ceux qui n'occupent pas cette place. Une
différence de statut de la parole est ainsi supposée
en même temps que reconnue symboliquement. Elle a pour conséquence
logique l'autorité du patron ou celle du chef de service
mais tout aussi bien celle de la femme d'ouvrage qui nettoie la
pièce qu'il nous faut traverser. L'autorité n'est
donc pas seulement du côté du pouvoir imaginaire car
elle s’exerce chaque fois que quelqu’un occupe une place
symboliquement reconnue comme différente des autres. Reconnue
symboliquement comme différente implique que cette reconnaissance
ne dépende pas seulement de l’accord de l’autre,
mais bien plutôt de l’adhésion à un pacte
qui antécède et dépasse les interlocuteurs
en présence.
La décision, quant à elle, est du registre du réel.
Il est utile parfois de se demander, au-delà de la question
de l’autorité ou de celle du pouvoir, qui concrètement
a pris la décision. Il ne s'agit plus alors ni de la dimension
symbolique ni de l'imaginaire, mais bel et bien du registre du réel.
Ainsi, par exemple, telle infirmière a décidé
d'injecter, en fin de compte, une dose supplémentaire de
neuroleptiques à un patient. Elle a décidé
de poser cet acte. C’est sa décision qui permettra
le repérage de la situation.
Un deuxième point de l'enseignement de la psychanalyse qui
nous permet de mettre de l'ordre dans la problématique du
pouvoir, s'appuie sur les trajectoires théoriques elles-mêmes
de Freud et de Lacan.
Freud a essayé d'identifier le début de l'organisation
d'un groupe ( et donc de la vie sociale ) au travers du mythe de
Totem et Tabou: dans l’existence du père d'exception,
tout-puissant, ayant imaginairement tous les pouvoirs, d’un
père d’avant la Loi, jouisseur de toutes les femmes.
Ses fils seraient parvenus à se débarrasser de lui
pour établir ensuite entre eux un pacte fondateur. Progressivement,
au fil de son oeuvre, Freud a tenté d'évider cette
toute-puissance du père de la horde primitive au profit d'une
autre figure : celle de l’exception. Cette évolution
aboutira à son dernier ouvrage, Moïse et le monothéisme
où c’est Moïse qui occupe précisément
cette place d’exception et qui fonde la judéité.
Or Moïse ne serait pas juif, puisqu'il aurait été
égyptien, et c’est donc comme égyptien qu’il
fonde paradoxalement l’identité juive. Il serait cet
au-moins-un qui, loin d’avoir tous les pouvoirs, est plutôt
celui sur lequel le groupe social a organisé son unité.
L'évolution du travail de Jacques Lacan épouse le
même parcours et présente lui aussi le passage d'une
figure paternelle consistante à celle d’un au-moins-un
qui n’occupe plus qu’une place logique de trait différentiel.
Lacan commence en effet par montrer l’importance de la place
du père, en articulant la métaphore paternelle et
le Nom-du-père, à partir duquel chacun s'inscrit dans
le langage, puis progressivement, son oeuvre évide la consistance
attribuée au Nom-du-père pour aboutir, d’abord
au pluriel des noms-du-père, ensuite dans le schéma
de la sexuation, à une pure place logique. Le père
fondateur de la Loi disparaît au profit d'un trait différentiel,
d'un au-moins-un, de celui sur qui nous pouvons nous appuyer pour
que nous puissions former un groupe. Il faut en effet au-moins-un
élément qui soit identifié comme extérieur
à un ensemble pour que cet ensemble puisse se constituer.
Enfin, un troisième trait de l'enseignement de Lacan semble
éclairant quant à ces questions : c’est ce que
nous appellerons «le mathème des lois de langage»,
que nous pouvons écrire S barré, S1, S2, petit(a).
Ce mathème signifie que l'irréductibilité
entre le monde des mots et le monde des choses constitue l'être
humain comme être parlant. Nous sommes absorbés dans
un monde de mots, et pour ce faire, nous avons dû renoncer
à l'immédiateté du monde des choses. Par conséquent,
nous avons été amenés à consentir à
une perte.
A partir de cette perte qui fait ombilic pour le sujet, il est
possible de parler depuis deux places distinctes : S1 et S2, selon
que l’on se tienne du lieu de l’origine, ou non. Selon
que le signifiant borde directement le trou qui le constitue ou
qu’il fasse partie de l’ensemble des signifiants qui
n’ont pas cette particularité de faire bord. Celui
qui parle du lieu de l'autorité, parle de S1, du lieu «d'où
ça commande et d'où ça commence», - ce
qui, fait remarquer Hannah Arendt, est la même chose. Celui
qui écoute ce qui lui est dit est en position de commandé,
et lorsqu’il s’énonce, il parle à partir
de la place de S2. Cette place n'induit pas d'office une notion
d'obéissance, mais suppose un consentement. Il ne s'agit
pas de penser que chaque personne est identifiée définitivement
à une de ces deux places - S1 ou S2 - puisque chacune peut
à tour de rôle occuper une position et puis l'autre.
Mais du fait d’être introduit dans la parole, nous consentons
à cette perte qui implique qu’un sujet doit toujours
tenir sa parole à partir de l’une de ces deux places.
Seules deux places d’où parler sont désormais
possibles: S1 et S2. Et il est impossible de les ocuuper simultanément
S barré, quant à lui, désigne le sujet marqué
par cette division introduite par le langage. Le sujet a beau passer
sans arrêt de S1 à S2, il est toujours marqué
par la place qu'il occupe du fait qu’il a perdu l’adéquation
avec le monde des choses. Et chacune des places a ses avantages
et ses inconvénients, mais quoiqu’il en soit, re-unir
les deux places est à jamais impossible.
La pathologie habituelle de la vie institutionnelle peut résider,
par exemple, dans le fait que ceux qui sont en position de S1 ne
réalisent pas que la place qu'ils occupent n’est que
l’effet de cette perte initiale. L'origine de l’existence
d’une place de maître est conséquence de l’entrée
dans le monde des mots et ne justifie donc à cet égard
nulle consistance. Par conséquent, celui qui occupe la place
de S1 ne tient son pouvoir en fin de compte que du vide, mais, bien
souvent, il tient à camoufler la vérité de
ce dispositif et se présente comme s’il tenait son
pouvoir d'une réalité pleine! De plus, spontanément,
tout se passe comme s’il pensait que si «ça ne
marche pas» comme il l’entend, c'est parce que celui
qui occupe la place de S2 ne fait pas comme il le dit, n’exécute
pas son commandement. En d'autres termes: celui qui est en position
de chef risque toujours de se prendre pour le chef sans se rendre
compte que cette position ne tient que du semblant. Nous pouvons
dire que ce qui caractérise ce cas de figure, c’est
le symptôme du pouvoir.
En revanche, celui qui occupe la place de S2 dispose souvent du
pouvoir du symptôme. Il a la possibilité de dire «non,
ça ne marchera pas !» Plutôt que de consentir,
il pourra contester, et il sera d’autant plus amené
à la rébellion que celui qui occupe la place de S1
l’occupe de manière consistante. La pente naturelle
du commandé est de penser que le commandeur se trompe et
que s’il avait à faire à un bon chef, autrement
dit, si c’était lui-même qui était en
position de commandeur, tout irait pour le mieux.
Donc, celui qui occupe la place de S1 et celui en position de S2
sont à ce titre, acteurs de la même pièce de
théâtre, prisonniers du même système,
donc aussi solidaires de la même structure. Il nous faut en
effet remarquer que ce discord entre S1 et S2 noue entre eux les
êtres parlants, de sorte que, du fait de leur engagement dans
le monde des mots, il est impossible pour une position de se passer
de l'autre. Mais, au lieu de reconnaître cette situation,
chacun préfère souvent renvoyer la responsabilité
à l'autre, autrement dit, fait endosser la castration par
le partenaire. Tel est, à notre humble avis, le dispositif
anodin qui organise, la plupart du temps, la vie institutionnelle
et donc aussi celle des équipes soignantes.8
Dans les institutions, les membres du personnel contreviennent
généralement à la reconnaissance de cette discordance
structurale irréductible. Au lieu de se reconnaître
à des places différentes, dans une position asymétrique
organisée dans et par le semblant, ils font chacun porter
par l’autre les conséquences de leurs propres limites.
Notre travail de supervision institutionnelle va précisément
consister à relever, partout où on les esquive, les
inadéquations dont chacun est porteur. Au cours de réunions
régulières, nous essayons d’abord de repérer,
ensuite de faire que soient repérés par les protagonistes
eux-mêmes, les lieux où le système dysfonctionne,
où selon ce que nous venons d’avancer, chacun des membres
de l'équipe contrevient à cette solidarité
des positions S1 et S2 et de leurs conséquences respectives.
4. Quelques exemples de difficultés institutionnelles.
Nous avons été amené à intervenir dans
le service de psychiatrie d'un hôpital où le pouvoir
médical était souverain, organisé selon le
système hiérarchique traditionnel.
Lors d'une des réunions de supervision, une infirmière
a simplement avoué qu'elle n'osait faire part de ce qu’elle
pensait vraiment parce qu'elle avait peur d'être licenciée.
Le chef de service, médecin, a été scandalisé
par une telle remarque. Et pourtant, il était évident
que la place de S1, qu'il occupait de manière consistante,
lui donnait un poids déterminant de telle sorte que les infirmières
ne se sentaient pas le droit de dire ce qu'elles avaient à
dire. Cette situation était due à un effet de structure
et non à la personnalité du chef de service (qui n'était
pas particulièrement tyrannique). Cependant, celui-ci ne
voulait pas prendre pas en compte le poids de la place différente
qu'il occupait et dont le service vivait au quotidien les conséquences.
Nous avons par ailleurs été invité à
superviser une institution psychiatrique alternative dont les membres
fondateurs venaient d'une autre institution. Ils avaient quitté
celle-ci de façon conflictuelle parce qu'ils estimaient que
la bureaucratie y rendait le travail impossible. Suite à
ce départ, ils avaient donc fondé, à quatre
ou cinq, une nouvelle institution, d'esprit plus ouvert, qui obéissait
à d'autres règles et dont les membres étaient,
en principe, tous égaux. Ils avaient obtenu la reconnaissance
sociale et une convention avec les autorités compétentes.
En outre, ils avaient eu l'idée intéressante de se
mettre dans le conseil d'administration tout en y associant d’autres
disciplines. Enfin, ils avaient engagé du personnel pour
porter leur équipe à une douzaine de membres. Très
vite, malgré leurs bonnes intentions, ils ont entendu, dans
la bouche de ceux qui s'étaient joints à eux, les
reproches qu'ils avaient naguère adressés à
ceux qu'ils avaient quittés, reproches selon lesquels, par
exemple, il n'était pas possible dans ce contexte de s'investir
pleinement, autrement dit que leur institution n’était
pas sans partager ces aléas bureaucratiques dont ils croyaient
précisément s’être départis.
Notre travail a consisté à montrer que les membres
fondateurs, parce qu'ils étaient inscrits dans l’initium
du projet et parce qu'en outre, ils siégeaient au conseil
d'administration, avaient une place particulière: contrairement
à ce qu'ils espéraient, ils n'étaient pas à
la même place que ceux qu'ils avaient engagés. Car
ces derniers ne pouvaient pas se considérer tout à
fait comme leurs pairs étant donné qu’ils étaient
déterminés par le dispositif symbolique dans lequel
avaient pris place les membres fondateurs. Il nous a fallu leur
faire admettre que la seule issue consistait en ce que les membres
de départ assument le pouvoir effectif qu'ils possédaient,
même si c’était contre leur gré. Plusieurs
mois ont été nécessaires pour mener à
bien ce travail. Il n'est pas simple, en effet, d’abord de
démêler l'écheveau de la généalogie
d'une institution, ni d'y repérer les personnes qui, même
si elles sont animées des meilleures intentions égalitaires,
occupent néanmoins des places différentes, ensuite
de faire admettre comme inéluctables, ne fut ce que momentanément,
les aléas auxquels contraignent ces différences de
places.
Notre objectif est toujours de faire apparaître dans la structure
de l'institution la différence des places puis de la faire
reconnaître symboliquement en l'institutionnalisant.
Pour y parvenir, dans le cas de l’institution que nous évoquons
ici, il nous a paru judicieux de mettre sur pied un lieu institutionnel
où se trouvaient côte à côte des membres
initiateurs ainsi que des membres qui étaient venus par après
et qui ne faisaient pas partie du conseil d'administration. Ainsi,
la disparité des places était respectée et
ils pouvaient profiter de cette dialectique.
Nous nous sommes aussi rendu au chevet d'une institution qui avait
fait le pari de l'autogestion. Aucun chef n'y était reconnu.
Tout le monde avait droit à la parole. Et surtout, aucune
différence de places n'y était instituée: le
groupe s'était véritablement constitué sur
le refus de la différence de places. Ce dernier point était
particulièrement problématique dans la mesure où
tout le monde devait être tout le temps sur le même
pied. Par conséquent, quand, au cours d'une réunion,
l'un des membres venait à proposer une activité, il
prenait nécessairement une place différente des autres,
c'est-à-dire une place inacceptable dans le fonctionnement
symbolique de l'institution. L’ensemble des autres membres
de l'équipe le regardait donc d’un mauvais oeil, et
finalement, il ne pouvait faire que rentrer dans le rang et renoncer
à ce qu’il proposait. Les membres de cette équipe
s'investissaient énormément dans leur travail, mais
ils étaient atteints de ce que j'ai appelé ailleurs
« paralysie holophrastique de la décision».9
Chacun se regardait pour savoir qui allait sortir du rang et celui
qui en sortait enfin avait tout aussitôt la tête tranchée.
Inutile de dire que les possibilités de fonctionnement inventif
s'en trouvaient considérablement réduites, bien qu’individuellement
les personnes étaient sans aucun doute capables d’investissements
conséquents.
De même qu'il n'y a couple que si une jouissance commune
réunit les deux partenaires, nous avons très rapidement
fait l’hypothèse qu’il n'y a d'équipe
de travail que parce qu'une jouissance commune en rassemble les
membres. En l’occurrence, dans cette institution, la jouissance
commune était fondée sur le refus de la différence
des places, ce qui aboutissait de facto à empêcher
et à s’interdire toute initiative.
Autre exemple encore, celui d’une institution qui s'adresse
à des toxicomanes. Sans doute, dans le voeu de répondre
plus adéquatement à de tels patients peu enclins à
tolérer une quelconque contrainte hiérarchique, en
l’occurence médicale, cette équipe, bien qu'elle
ait été inscrite dans le cadre d'une institution psychiatrique,
était parvenue à tenir éloigné le pouvoir
du médecin : le psychiatre n’était invité
qu’à une réunion, une heure par semaine seulement.
Et, en fin de compte, l'équipe se débrouillait très
bien ainsi avec les patients difficiles auxquels elle avait affaire.
Nous pouvons néanmoins supposer que la jouissance commune
des membres de cette équipe consistait à ne pas reconnaître
de différence de place à quelqu'un qui a généralement
la tâche sociale de l'introduire, ou plutôt à
ne la reconnaître que comme devant rester «étrangère»
à l’équipe. Ainsi, ils prônaient entre
eux la collégialité. C'était un mythe qui fonctionnait
parfaitement. Toute décision était référée
à l'équipe, non seulement au sens où celle-ci
devait être le lieu où les discussions avaient cours,
mais aussi l’endroit qui devait décider de tout et
de tous. En expulsant celui qui habituellement présentifie
pour le social la différence des places, cette équipe
révélait son voeu de s’organiser de manière
à ce que tout le monde soit à la même place
et que ce soit l'équipe entière qui fasse fonction
de S1. Malheureusement, «l'équipe», ça
n'existe pas, car il n'y a pas de sujet collectif.
L'équipe signifiait pour eux: «tous d'accord tout
le temps». Ils passaient donc leur temps à essayer
d'obtenir l'appui de l’ensemble, ce qui s'avérait dans
certaines situations évidemment impossible. Quand douze membres
sur quinze tombaient d'accord, il en restait trois qui s'opposaient
à leur proposition. En fin de compte, les décisions
étaient alors arrachées par ceux qui avaient le plus
de force de conviction et qui parvenaient à mettre tout le
monde d'accord. Le pouvoir appartenait par conséquent aux
plus fortes personnalités, aux «grandes gueules».
Ce faisant, la différence des places ainsi refoulée,
refaisait surface et réapparaissait avec encore plus de consistance.
Le pouvoir ainsi occupé n'était pas simplement camouflé,
il était surtout non symbolisable. Ceux qui le détenaient
se retrouvaient dans une position paradoxale: à la fois extrêmement
contestés en même temps qu’incontestables. Contestés
parce que l'idéologie dominante refusait d'octroyer le pouvoir
à quiconque. Incontestables puisque personne ne pouvait identifier
la différence symbolique des places : la forte personnalité
n'était jamais qu'un membre parmi les autres, et il n'y avait
dès lors pas moyen d'adresser sa violence à celui
qui occupait une place différente puisque, officiellement,
il ne l'occupait pas. Cependant, ce qu'il n'était pas possible
d'exprimer verbalement, finissait par se faire entendre selon d'autres
biais.
Cette équipe avait d'ailleurs eu, durant une certaine période,
un responsable appelé «premier entre ses pairs».
Il ne voulait pas vraiment occuper une position de chef et il en
référait à toute l'équipe. Néanmoins
son charisme était tel que, dès qu'on le rencontrait,
il était évident qu'il avait les qualités requises
pour occuper une place différente sans avoir à l'afficher.
Ainsi, il s’avérait capable de faire avaler la couleuvre
de la différence des places sans que cela soit pour autant
reconnu officiellement.
Autre situation encore. Nous avons été amené
à intervenir auprès d'une équipe de trente
personnes qui ne travaillaient pas ensemble sur le terrain. Il s'agissait
d'une équipe de consultation.
Cette équipe avait été fondée par une
personnalité généreuse et idéaliste.
Au départ, cette institution était de petite taille,
puis le charisme de son fondateur avait agi de telle sorte qu'une
trentaine de personnes aujourd’hui y travaillaient, des médecins,
des psychologues, des secrétaires... L'équipe s'était
divisée en plusieurs sous-équipes en fonction des
rôles et des compétences de chacun.
Lors des réunions, qui ont eu lieu au rythme d’une
fois par mois, nous avons d'abord demandé à chaque
sous-équipe de nous expliquer sa tâche. Six mois ont
été nécessaires pour que chaque équipe
se présente.
Arrivant à la septième réunion, nous avons
appris, un peu stupéfait, que le fondateur avait donné
sa démission. Alors que toutes les sous-équipes avaient
expliqué leur travail à une personne extérieure
(le superviseur est en position d’un au-moins-un), le fondateur
d’une institution qui tenait depuis plus de vingt ans, qui
avait pignon sur rue et qui faisait du bon travail, démissionnait.
Or, nous avions réalisé que la place de S1 passait
évidemment par sa personne. Mais toute la difficulté
de cette institution résidait dans le fait que ce chef, paradoxalement,
ne voulait pas qu'il y ait de chef. Toute sa volonté idéologique
institutionnelle allait dans ce sens: tout le monde devait égalitairement
avoir sa place. Son système fonctionnait d'ailleurs de façon
relativement satisfaisante - sauf sur un point précis: lui-même
n'arrivait pas à se faire reconnaître par l'ensemble
du groupe car, ne reconnaissant pas de place différente,
il ne pouvait évidemment pas se reconnaître à
cette place. Il n'était pas question pour lui de penser qu'il
puisse occuper une place sur laquelle l’ensemble de son idéologie
aurait voulu faire l’impasse.
Pour justifier sa démission, il expliqua qu'un membre du
personnel s'en était violemment pris à lui et que
d'une manière générale, il était sans
arrêt en butte à l'agressivité de ses collègues.
La symbolique institutionnelle, en effet, ne protégeait pas
celui qui était à une place différente, puisque
celle-ci était déniée. Dans un système
hiérarchique, des barrières symboliques sont dressées
autour de cette place et habituellement, personne ne songe à
imposer sa mauvaise humeur à son supérieur: ce qui
s'en suivrait serait trop lourd de conséquences. Mais s'il
n'y a pas cette protection symbolique institutionnelle, la personne
en position de S1 devient paradoxalement le bouc émissaire,
le dépotoir idéal de tous les aléas institutionnels.
Notre intervention a dès lors d'abord consisté à
refuser la démission de ce fondateur. Il fallait qu'il accepte
de jouer son rôle. Dans la suite de la supervision, nous l’avons
même prié de quitter la réunion collective,
pour que l'ensemble du groupe puisse s'exprimer à son sujet.
Le fondateur fut outré par notre demande: jamais personne
ne lui avait demandé de cela. Nous avons néanmoins
maintenu notre demande envers et contre son avis et finalement il
a accepté de quitter la réunion.
Au cours de ce rassemblement en son absence, sur trente personnes,
presque toutes reconnurent que l'absent était bel et bien
en position de fondateur, d’au-moins-un. Ce résultat,
à notre avis, était meilleur encore qu'une unanimité
absolue, celle-ci étant mauvais signe, en général.
Nous fîmes rappeler le fondateur et nous lui avons déclaré
qu'à une très grande majorité, l'équipe
reconnaissait qu'il avait une place particulière. Cette place
lui était ainsi symboliquement reconnue et on lui demandait
de réfléchir à la manière dont il allait
maintenant devoir l'occuper en toute connaissance de cause. Il nous
a alors personnellement demandé: «par combien de voix
ce résultat a-t-il été obtenu ? » «Suffisamment,
avons-nous répondu, mais pour ce qui est de donner la cote
d'amour, c'est non ! » Nous avons refusé de lui répondre
car il nous semblait fondamental qu’il se passe de la reconnaissance
imaginaire, dont il avait eu sans cesse besoin jusqu'ici, pour pouvoir
accéder à une reconnaissance d’un autre ordre,
en l’occurrence symbolique.
Dans les groupes organisés sur le modèle horizontal,
la reconnaissance imaginaire remplace souvent la reconnaissance
symbolique qui existe d’emblée dans les hiérarchies
verticales. Cependant, la reconnaissance imaginaire est un appel
incessant à la reconnaissance d’un petit autre, équivaut
à une demande d’amour sans laquelle le demandeur est
dans l’incapacité de fonctionner. Ce mode de fonctionnement
induit dès lors une dépendance qui empêche le
sujet de vraiment assumer ses responsabilités. Il est donc
nécessaire de réintroduire la reconnaissance d'ordre
symbolique, c'est-à-dire une reconnaissance qui ne dépend
plus du regard de l’autre mais qui, en revanche, est fondée
sur un pacte scellant la différence des places au-delà
de la reconnaissance mutuelle des partenaires.
Ainsi, autre exemple de la difficulté de reconnaissance
symbolique et de la tentative de glisser du seul côté
de la reconnaissance imaginaire :les membres d'une équipe
avaient pris une décision en dehors de la supervision : un
responsable avait été élu avec seulement une
voix d'avance, par exemple à dix voix contre neuf. La personne
ainsi mise en place était donc loin de faire l'unanimité,
d'autant qu'elle avait eu l'idée de déclarer après
son élection: « je sais de qui ça vient et j'en
tiendrai compte ! ». Remarque sans doute maladroite car elle
pouvait s'entendre de deux façons, soit qu'elle fût
autoritaire et comminatoire, soit qu’au contraire, elle signifiait
« je vais faire avec ». Plus d'un, en tout cas, criaient
au scandale, et les conversations allaient bon train.
Nous leur avons interprété leur émoi : plutôt
que de reconnaître qu'il leur était insupportable d'être
obligés de prendre acte de la différence de places,
à une voix près, mais selon le procédé
d’une reconnaissance symbolique, les membres de cette institution
concentraient leur attention sur la phrase inopportune et sur la
personne qui l'avait prononcée. Il était plus facile
pour eux de s'indigner de tels propos que d'accepter le résultat
de l’élection démocratique à laquelle,
pourtant, ils affirmaient tenir. Dans cette équipe, les membres
supportaient difficilement les conséquences de l'ordre symbolique
et, de ce fait, étaient tentés de profiter de la moindre
maladresse d’un responsable pour dire: «vous voyez qu'il
n'était pas fait pour occuper cette place-là !».
De la même façon, il n'est pas rare aujourd'hui dans
l’institution d’entendre dire: «ce que tu dis
c'est bien, mais c'est la manière dont tu le dis qui ne va
pas ! » Cette obsession de la «manière»
peut10 à son tour être un dérapage. Elle peut
être le symptôme du fait que nous n’acceptons
plus que très difficilement l’existence de la différence
de places, mais donc aussi de ne pas pouvoir les occuper toutes.
Celui qui occupe la place de S1, qui donne l'autorité, n'occupe
pas celle du S2 et vice versa: tel est le sort auquel le sujet contemporain
« se fait très mal ». D’avoir été
mis dans la position - par la démocratie - d’avoir
son mot à dire, l’amène souvent à penser
qu’il doit avoir contrôle sur tout et qu’il y
a d’emblée un abus d’avoir à se soumettre
à celui qui occupe une place d’autorité. Autrement
dit l’évolution de notre monde actuel donne souvent
à penser que nous pourrions faire l’économie
de cette différence de places, alors que, pour notre part,
nous la lisons comme inéluctable, comme conséquence
de ce qu’impliquent les lois du langage et de la parole.
5. Ressorts de la supervision institutionnelle
Ces quelques exemples auront pu faire apparaître la spécificité
du travail du superviseur dans l’institution ; il s’agit
d’abord d’appréhender la généalogie
et les mythes d'une institution, d’ensuite repérer
par où passe, dans chaque institution singulièrement,
la césure entre les deux places différentes. Il faut
se garder de croire qu'elle se trouve là où le voudrait
l'institution et découvrir à quel endroit elle passe
effectivement. Ce déchiffrement prend un certain temps puisque
le lieu de la césure est la plupart du temps masqué,
évincé, dénié, méconnu, refoulé,
si pas forclos. Parfois la division se cache en un endroit inattendu:
elle sépare les anciens des nouveaux, les cooptants des cooptés,
les psychiatres des éducateurs, les fondateurs administrateurs
de ceux qui ne le sont pas ... Chaque équipe a sa généalogie
spécifique qu'il convient de faire advenir au grand jour.
Cette lecture permet à chaque membre de se situer non plus
en fonction du regard de ses collègues mais eu égard
à la vertébralisation symbolique institutionnelle,
ceci permettant à chacun trouver la place qui est la sienne
dans l'institution, quitte à ce que cette place ensuite puisse
se dé-placer.
Cette question de la différence des places nous apparaît
comme fondamentale. Notre société est en train de
se passer du père, du chef, de l'autorité ... : cette
évolution est sans doute d’abord inéluctable,
mais de plus elle véhicule de vrais progrès, ainsi
par exemple elle entraîne que chacun puisse prendre ses responsabilités
et être l’auteur de son existence. Mais encore faut-il
savoir de quoi exactement ainsi nous nous passons. Lacan disait
qu'il fallait « se passer du père à condition
de s'en servir ». Ma lecture de cette formule serait que nous
pouvons nous débarrasser de celui qui nous dit ce que nous
avons à faire, mais en nous servant néanmoins de la
différence des places que sa présence a indiquée
et située. Notre époque a tendance à non seulement
se passer du père, mais tout autant à ne plus vouloir
s'en servir. Et c’est là qu’un dérapage
survient, car ainsi il est contrevenu aux lois de la parole et du
langage : celles-ci impliquent la différence des places S1
et S2, sur laquelle se fonde l’exercice de toute autorité
digne de ce nom ( ce qui n’est pas à confondre avec
le fait de revêtir les oripeaux du pouvoir imaginaire ); mais,
si cette confusion prend le dessus, toute décision est rendue
impossible, sauf par le passage à l'acte.
Autrement dit encore, pour que la lecture symbolique soit possible,
il faut que la dimension du réel soit prise en considération
dans l'institution. Il faut, que soit reconnue l'irréductibilité
liée à ce que nous sommes des êtres parlants
: l’irréductibilité entre le monde des mots
et le monde des choses, ainsi que ses conséquences comme
cette différence de places qui en est générée
; il ne s’agit pas seulement d’un inéluctable
malheur implicite à notre condition car cette différence
implique aussi l’irréductible solidarité entre
les places de S1 et de S2 et, à ce titre c’est ce qui
nous permet de vivre ensemble. Telle est l'inversion de lecture
à laquelle il s’agit d’arriver. Car les membres
d'une institution ont intérêt à devenir complices
dans le non-rapport entre ceux qui occupent la place de S1 et les
autres. Autrement dit, il revient à la tâche du superviseur
de tout mettre en oeuvre pour que la place du réel soit ainsi
prise en compte dans l'institution.
Dans toute supervision vient toujours un moment problématique:
le moment où l'équipe choisit de consentir à
la reconnaissance de la césure ou au contraire de s'y refuser.
Il nous est arrivé qu'une équipe dise non ! : dans
ce cas, nous n’avons plus qu'à nous retirer. L'ensemble
du groupe a bien entendu, le droit de préférer la
modalité de jouissance autour de laquelle elle fonctionne,
au prix évidemment de poursuivre la répétition
des symptômes spécifiques qu’elle a produits
et des plaintes qui y sont appendues.
Si, par contre, le groupe accepte la césure, alors peut
commencer un travail de mise à l'épreuve. Pendant
longtemps, il s’agira de revenir sur les malaises de l'institution
car la mécanique symptomatique a évidemment tendance
à se remettre en place. Mais viendra néanmoins le
jour où la présence du superviseur ne sera plus nécessaire
: les membres de l'équipe seront capables de métaboliser
entre eux les différences de places. La garantie qu'aura
longtemps représenté le superviseur est désormais
inscrite dans le fonctionnement, et elle constituera désormais
la colonne vertébrale de l'institution.
Parfois, le superviseur est encore sollicité de temps en
temps pour ce que l'on pourrait appeler un service après
vente: dénouer quelques crises, repositionner un ou deux
traits spécifiques de l'institution, expliquer l'histoire
à de nouveaux arrivants...
En un mot comme en cent, nous pourrions conclure en avançant
que ce à quoi mène un tel travail de supervision institutionnelle,
c’est à prendre en compte que « le coeur d’une
institution, ce n’est pas sa tête !» Qu’en
revanche, ce qui fait l’ossature de la vie institutionnelle,
c’est cette césure entre les places S1-S2, et non pas
seulement, comme on le pense trop souvent, ceux qui viennent occuper
la position de S1.
Si nous voulons rester à la fois efficients, productifs
et opérants dans les contextes difficiles qui sont les nôtres
aujourd’hui, il nous faudra repérer avec discernement
ce dont nous pouvons nous passer et ce dont nous devons continuer
à nous servir. Nous osons penser qu’une telle problématique
dépasse de loin le cadre des équipes soignantes ;
elle nous semble concerner le lien social actuel dans son ensemble
dans la mesure où il est gagné par les effets du déclin
du Nom-du-Père et par la disparition d’une hiérarchie
seulement verticale.
1 Psychiatre et psychanalyste, 15, rue Saintraint, 5000 Namur.
2 Cf à ce sujet J.P.LEBRUN, Sexuation et Institution, La
psychanalyse de l’enfant n°1, 1985, numéro consacré
à « Que serait une bonne institution pour les enfants
?»
3 Cf à ce propos la réédition de Il donc,
conversations avec Jean Oury, Editions Matrice 1998.
4 J.P.LEBRUN, Un monde sans limite, essai pour une clinique psychanalytique
du social, Erès 1997. Depuis bien sûr, il faut aussi
renvoyer à J. P LEBRUN, Les désarrois nouveaux du
sujet, Erès 2001 et à C. MELMAN, L’homme sans
gravité, entretiens avec J.P.LEBRUN, Denoël, 2002.
5 Je renvoie évidemment à l’article publié
depuis dans cette même revue : J.P.LEBRUN, Quelle crise pour
l’autorité ? in Enfances - Adolescences, n° 2,
2001/2, pp. 91-112.
6 J. DELUMEAU et D ROCHE, Histoire des pères et de la paternité,
Larousse 1990.
7 N. LORAUX, La cité divisée, Payot 1997. Tout particulièrement
les pages 92-94 consacrées à une étymologie
du mot déliaison.
8 Ainsi en est-il du médecin et de l'infirmière,
comme je l'ai envisagé dans un article intitulé «Monde
médical et monde infirmier, une conjugalité obligée»,
Cahiers de Psychologie Clinique n° 2, 1994..
9 J’ai développé ce thème plus longuement
dans un article plus ancien, L’holophrase dans l’institution
Autre, in Le Trimestre psychanalytique, n°4, 1988..
10 Cette interpellation ne peut néanmoins être interprétée
ainsi d’emblée, car il arrive aussi que dans la «
manière » se révèle la jouissance abusive
de celui qui exerce l’autorité.
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