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Origine : http://www.passant-ordinaire.com/revue/43-482.asp
Revue Le Passant Ordinaire n°43 [février 2003 - mars 2003]
La « gouvernance » européenne Par Jean Pierre Lebrun
Un terme s’est subtilement infiltré dans les propos
des élites de Bruxelles : celui de « gouvernance »
démocratique sur lequel il vaut peut-être la peine
de nous interroger quelque peu. La question est simple : que signifie
et qu’implique ce glissement signifiant du traditionnel gouvernement
à celui de « gouvernance » ? Question impertinente
sans doute, mais aussi suffisamment pertinente car, s’il faut
– comme on nous en rabâche les oreilles – tirer
les leçons du passé, il n’est pas inutile d’évoquer
ici les travaux du philologue Victor Klemperer1 qui s’attacha
dès 1933 à l’étude des mutations de la
langue allemande : ainsi par exemple, il notait comment le terme
de « fanatique », mot toujours employé dans un
sens réprobateur par les philosophes des Lumières
s’était vu, progressivement avec le développement
de l’idéologie nazie, prendre le sens laudatif d’un
caractère passionné.
« Gouvernance » comme l’indique le dictionnaire
historique de la langue française, a été introduit
au Sénégal grâce à l’action philologique
et politique du président Senghor pour désigner les
services administratifs d’une région. Par ailleurs,
selon l’Encylopaedia Universalis, ce terme relève du
gouvernement d’entreprise et s’est utilisé seulement
récemment, au cours des années 1990, pour désigner
la façon de contraindre les dirigeants des entreprises à
gérer celle-ci dans l’intérêt des actionnaires
et ainsi sécuriser l’investissement financier de ces
derniers.
Cette substitution d’un terme du vocabulaire administratif
et gestionnaire à un mot du champ politique voudrait-il signifier
que l’action politique se verrait désormais contrainte
à se limiter à des prérogatives bureaucratiques
relevant du management ?
Nous aurions alors tôt fait de mettre un tel programme en
relation avec ce que Marcel Gauchet2 appelait « l’intériorisation
du modèle du marché » dans la subjectivité
contemporaine.
Pour notre part, nous avancerons en effet l’hypothèse
que la mutation inédite de régime symbolique à
laquelle nous assistons implique la fin d’un lien social organisé
par la présence, à tous les endroits du système,
d’une position d’extériorité, d’une
place d’exception. Que ce soit au travers de l’Etat,
du chef, du père, du roi, du président, du maître,
ce qui caractérisait l’organisation collective d’hier,
– et sans pour autant annuler les modifications considérables
qui ont prévalu aux grands changements sociaux enregistrés
dans l’Histoire –, c’était la permanence
de la reconnaissance – par le collectif aussi bien que par
chacun de ses membres – du bien fondé d’une place
différente, extérieure à l’ensemble,
prévalente de ce fait, conférant les oripeaux du pouvoir
à celui ou celle qui l’occupait et lui assurant d’emblée
l’autorité et donc la possibilité – en
même temps que l’obligation – de gouverner. La
légitimité de cette place allait de soi, ce qui n’empêchait
nullement que le fait et la manière de l’occuper étaient
l’objet de litiges incessants.
Nous avons ainsi quitté, au cours de cette dernière
décennie, un modèle de société où
la place d’extériorité était inscrite
– soit parce qu’elle était en conformité
avec le modèle religieux de l’hétéronomie,
soit parce que, bien qu’en déclin, cette place restait
encore inscrite et opérante vu que son empreinte continuait
à persister suffisamment dans le collectif. Nous sommes aujourd’hui,
en revanche, passés – apparemment sans rupture, presque
insensiblement même si nous pouvons dater arbitrairement l’événement
à la chute du mur de Berlin et à la disparition de
tout ennemi à la démocratie – à un fonctionnement
collectif qui s’est émancipé de la référence
à une position de transcendance ou d’extériorité
signant ainsi ce que d’aucuns ont appelé « l’acte
de décès d’une société hiérarchique
»3.
Nous aurions ainsi mis fin à un régime symbolique,
mais pour autant, ceci ne serait nullement synonyme d’anomie,
car c’est une autre régulation symbolique de la vie
collective qui est en train de se constituer sous nos yeux. En effet,
dans le même mouvement, s’est substitué au régime
d’hier un autre agencement du lien social. Pour saisir la
structure de ce changement, nous proposons de reprendre le paradoxe
de Russell, et dirions volontiers que nous sommes passés
d’un mode de fonctionnement qui disposait de la consistance
en même temps que de l’incomplétude pour désormais
nous organiser selon un régime qui privilégie la complétude
et l’inconsistance.
Rappelons-nous en effet que pour que la phrase « Tous les
Crétois sont des menteurs » ait une consistance, il
est supposé d’avoir exclu Epiménide des Crétois,
faute de quoi, il n’est plus possible de dire s’il y
a mensonge ou pas. C’est ainsi que Russell tirait comme conséquence
de ce paradoxe, qu’il fallait donc choisir entre avoir la
complétude et l’inconsistance ou au contraire l’incomplétude
et la consistance.
C’est dans ce passage d’un régime symbolique
hiérarchique à un régime en réseau que
nous pouvons identifier la mutation inédite de l’être
ensemble auquel nous sommes aujourd’hui confrontés.
Et c’est ce changement de mode de structuration qui bouleverse
entièrement nos repères traditionnels. Bien sûr,
nous avons à faire face à des problèmes aujourd’hui
souvent inédits, mais ce qui l’est surtout, c’est
que nous ne pouvons plus compter sur le mode traditionnel pour tenter
de leur apporter des solutions.
Ainsi, par exemple la représentation que nous avons de la
manière de décider, une fois que le tour d’une
question a été fait, n’est plus du tout la même.
Hier, il allait de soi que c’était à partir
de cette position d’extériorité, soi-disant
évidente, à partir de ce point d’exception,
autrement dit de la place d’un maître, ou d’un
roi, d’un chef, d’un père etc. que la décision
devait être prise. Pour le dire de manière imagée,
il allait de soi que le commandement viendrait d’en haut ou
d’ailleurs (disons un régime symbolique essentiellement
vertical). Aujourd’hui, on estime que la décision doit
venir d’une confrontation des avis, d’une discussion
entre les protagonistes, après échanges entre les
interlocuteurs (un régime symbolique horizontal) Ce n’est
donc plus la seule place de l’extériorité qui
a la préséance, c’est l’ensemble lui-même.
C’est donc toute la représentation de la décision
qui a basculé. Celle-ci ne se soutient plus d’un ordre
préétabli dont peuvent se déduire des règles,
mais d’un ordre qui doit être induit à partir
des partenaires eux-mêmes. On voit d’emblée l’intérêt
de cette mutation : les acteurs sont davantage impliqués,
ils ne sont plus seulement des assujettis mais ils peuvent vraiment
s’engager comme sujets, et le savoir propre à chacun
peut contribuer à la réalisation du projet collectif.
Mais nous pouvons voir aussi d’emblée émerger
une difficulté majeure : comment concilier tous les avis
singuliers – forcément différents – comment
faire pour que tous ces particularismes marchent encore de concert.
Il ne devra dès lors pas nous étonner que, dans un
tel régime, l’individualisme devienne prévalent,
ce qui devra être lu comme une conséquence de la mutation
que nous évoquons.
Pour le dire encore autrement, nous étions dans un monde
de verticalité dont la pyramide hiérarchique était
évidemment le paradigme. La norme était hétérogène,
donnée de l’extérieur et donnait au système
sa consistance. La modernité nous a mis en mesure de démasquer
le caractère fictif d’une telle organisation : aucune
hétéronomie garantie par un quelconque Dieu pour en
rendre raison ! Les effets de cette destitution ne nous ont cependant
pas atteints d’emblée ; en effet, il a fallu deux siècles
– en situant l’émergence de la modernité
politique à la Révolution française, ce qui
pourrait d’ailleurs être relativisé – pour
que la nouvelle donne atteigne l’ensemble des individus et
aboutisse à ce que la place d’extériorité
ne dispose plus de la légitimité spontanée
qui était la sienne ; de ce fait, c’est à un
lien social nouveau organisé seulement à partir des
sujets eux-mêmes et des interactions entre eux – horizontal
– que nous avons à faire.
Mais celui-ci peut être lu de deux manières différentes
: la première consiste à lire cette horizontalité
comme totalement émancipée d’une quelconque
verticalité, la seconde en revanche, comme continuant à
s’y référer mais sous une autre modalité.
La première peut se contenter de se donner comme objectif
encore plus de démocratie, la seconde ne peut s’autoriser
à éluder la question de la différence des places
même si ce n’est pas pour autant qu’elle pérennise
la façon dont elle était transmise et dont elles étaient
occupées.
La première lecture pourrait être appelée d’extériorité
absente ou perdue et ne peut alors que nous faire conclure à
une absence de référence, à une anomie. L’extériorité
perdue est la position que nous retrouvons chez ceux qui décrient
la fin de la hiérarchie, les nostalgiques de l’ordre
ancien, les prophètes de la décadence. L’extériorité
absente est la position de ceux qui se donnent cette libération
comme programme et progrès en pouvant méconnaître
les difficultés spécifiques qu’une telle mutation
engendre. La seconde lecture que nous pourrions appeler d’extériorité
située ou limitée ne nous livre plus à une
extériorité dont la sub-stance serait dite une fois
pour toutes et qui, du fait de cette position d’exception,
pouvait échapper à la loi que par ailleurs elle promouvait.
Elle invite en revanche à ne plus anticiper la participation
des acteurs mais à induire et à construire une extériorité
toujours en vigueur où celui qui occupe la place d’exception
est lui-même soumis à la loi qu’il promeut.
De ce fait, la contrainte d’avoir à travailler de
manière incessante pour faire émerger cette extériorité
ne peut équivaloir à une quelconque possibilité
de faire table rase, car c’est alors dans le même mouvement
qu’une transcendance substantielle s’appuyant sur la
tradition est contestée et qu’est mise au travail la
nécessité d’une transcendance logique toujours
reconnue.
Mais il nous faut nous rendre à l’évidence
: la confusion entre ces deux lectures est aujourd’hui très
souvent à l’œuvre. Or, comme c’est à
cet endroit précis – la place de la transcendance,
de l’extériorité – de la structure que
s’organise autant la subjectivité que la vie collective,
le prix de cette confusion peut être estimé : sans
transcendance, plus de point d’idéal à partir
duquel faire exister le collectif, seulement des consignes qui valent
pour tous, et plus non plus d’abri pour le singulier, seulement
de la place pour du particulier qui relève de ce qui vaut
pour tous, autrement dit plus de sujet capable de vraie fonction
critique.
Nous pouvons donc maintenant revenir à notre question :
si ce que nous avançons se tient quelque peu, l’effet
de délégitimation de cette place de transcendance,
de tout qui occupe une place d’exception atteint évidemment
aussi les politiques. Nous en prenons pour preuve que le terme même
de gouvernement semble devenu obsolète et se trouve remplacé
par celui de gouvernance : faut-il y entendre un gouvernement acéphale
? Si tel était le cas, la question se poserait de savoir
si, au niveau de la scène européenne, nos élites
politiques en sont ainsi réduites à un programme seulement
gestionnaire ?
Oserions-nous d’ores et déjà, par exemple,
lire les symptômes d’une telle prédisposition
dans l’incapacité de l’Europe à se constituer
en véritable interlocuteur dans le conflit israëlo-palestinien
?
Car, ne tergiversons pas trop, une gouvernance ne peut obtenir
ce que vise un gouvernement : gouverner n’est pas gérer
! Gouverner implique de pouvoir soutenir la conflictualité
; gérer suppose de pouvoir l’éviter, en tout
cas d’en éponger les effets. Et c’est l’appareil
institutionnel qui doit fournir à ceux et celles qui occupent
la place d’exception, la légitimité pour pouvoir
en soutenir l’impact. Mais dans une configuration où
c’est la gestion qui s’impose, l’art est dans
l’esquive et dans le déminage incessant.
Notons que les deux aspects ont leur utilité et nul doute
qu’il y a toujours eu une étroite solidarité
entre ces deux aspects du « gouverner », mais quand
l’un en vient à s’effacer au profit de l’autre,
quand en l’occurrence le gouvernement disparaît au profit
de la gouvernance, la question mérite d’être
posée : qui peut disposer de la légitimité
suffisante pour pouvoir encore être le lieu de l’adresse
et de l’interpellation ?
Question d’un européen naïf sans doute, mais
est-ce pour autant question naïve ?
Jean Pierre Lebrun
Psychiatre et psychanalyste, auteur d’Un monde sans limite
(éditions Erès, 1997) et récemment d’un
entretien avec Charles Melman, L’homme sans gravité
(Denoël, 2002).
(1) V. Klemperer, LTI, La langue du IIIe Reich, coll. Agora, Albin
Michel, 1996.
(2) M. Gauchet, La religion dans la démocratie, Gallimard,
1998 et La démocratie contre elle-même, Gallimard,
2002.
(3) P. Rosanvallon, I. Thery et alii., France : Les révolutions
invisibles, Calmann-Levy, 1998.
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