|
Origine http://www.freud-lacan.com/articles/article.php?id_article=00418
Association lacanienne internationale
Psychanalyse et travail social
http://www.freud-lacan.com/trsocial/trsocial.php
Introduction : La psychanalyse et le champ social
Les travailleurs sociaux ont affaire aux déchirures du tissu
symbolique qui, chez nous comme pour les autres cultures, maintient
la cohésion sociale. La difficulté de leur action
tient aujourd'hui à ce que les exigences du libéralisme
économique ont une action dissolvante sur un réseau
de règles et de contraintes essentielles - psychiques, morales,
politiques - auxquelles se substituent la désaffection pour
le civisme et la contractualisation des rapports. Le juridisme remplace
les "bonnes manières".
L'inconfort des interventions sociales est alors que, faute d'une
éthique neuve de la cité, elles sont coincées
entre l'injonction morale traditionnelle - inefficace en même
temps qu'accusée d'être "réactionnaire"
- et le raccommodage pratique, ponctuel et sans perspective.
Peut-on faire autrement, et au cas par cas ?
Répondre à cette question est l'enjeu de notre enseignement.
Charles Melman
A nos lecteurs : Si vous souhaitez une explication de certains termes,
référents psychanalytiques, vous pouvez consulter le
Dictionnaire de la psychanalyse, sous la direction de Roland Chemama
et Bernard Vandermersch, Larousse 1998.
"Là où la parole se défait, commence
la violence."
Jacques Lacan
De quel tabac serait faite la violence que nous rencontrons aujourd'hui
chez les jeunes tant dans les écoles que dans les familles
ou que même dans les rues ? Bien sûr, il n'y a pas de
généralisation abusive à faire, chaque histoire
est au singulier, mais nous ferons ici l'hypothèse que bien
souvent, il ne s'agit pas d'une pure et simple réduplication
de la violence du conflit des générations d'antan.
Pour le dire succinctement d'emblée, nous pensons avoir à
faire à une violence hors conflit, à une violence
qui ne naîtrait pas tant d'un affrontement qu'elle ne résulterait
de l'évitement, voire de l'impossibilité d'une confrontation.
Comment rendre compte de notre interprétation ? Tentons
de le faire en sept temps :
1. Il existe une violence que nous qualifierons de structurale
à la nature humaine.
2. Cette dite violence se re-présente au sujet au travers des
générations et de la différence des places que
celles-ci instituent.
3 L'autorité est une conséquence de la reconnaissance
de la différence symbolique des places et elle a depuis toujours
armé la génération la plus ancienne pour négocier
la violence de la génération la plus jeune.
4 Cette autorité se trouve aujourd'hui entièrement subvertie
suite à la modification de son mode de légitimation.
5 Cette subversion a pour effet de délégitimer l'autorité,
et sans plus de légitimité pour soutenir la confrontation,
la génération du dessus est amenée la plupart
du temps à abandonner la partie.
6. Les jeunes n'ont de ce fait plus d'interlocuteurs à qui
adresser leur violence.
7. Ceci équivaut à nier la violence structurale - autrement
dit, la pulsion de mort - et paradoxalement engendre une violence
supplémentaire qui donne son caractère spécifique
à la violence que nous rencontrons aujourd'hui.
Reprenons pas à pas :
1. Il existe une violence structurale liée à ce que
l'être humain est un animal malade de la parole. Il nous faut
prendre la mesure de ce que la violence fondamentale, de structure,
c'est celle du langage qui nous définit comme humains. Le
mot est le meurtre de la chose, disait Hegel : quoi de plus violent
? La violence fondamentale qu'implique le langage est celle d'un
"Non!" à l'immédiat : c'est une vraie violence
que d'interdire l'inceste, que de contraindre à cette perte
à laquelle chacun doit consentir pour être sujet. Remarquons
d'ailleurs que dans la langue, contrairement à ce que nous
pensons spontanément, le sens du terme "violence"
n'est pas toujours, ni d'emblée péjoratif. Ainsi par
exemple, dans une expression comme la violence du désir,
nous entendons qu'il n'y a pas qu'une connotation négative.
La violence ne peut donc pas être purement et simplement proscrite,
car cela signerait la proscription de l'humain, elle doit plutôt
trouver sa place juste à l'intérieur du sujet. Nous
ne pouvons dès lors nous contenter d'espérer, encore
moins d'exiger qu'elle ne soit plus là.
Cette violence structurale se présentifie au sujet de mille
et une façons, par exemple dans le fait qu'on ne choisit
pas ses parents. C'est une violence que de ne pas pouvoir choisir
ses parents ! C'est d'ailleurs souvent porteur d'injustices flagrantes.
Les premiers mots de la mère à l'égard de son
enfant sont une violence parce que la mère va supposer un
savoir à son enfant et que ce savoir est un savoir limité
à ce qu'elle perçoit. Donc c'est un forçage.
Mais néanmoins, mieux valent les mots limités d'une
mère que pas de mots du tout. L'intervention du père
qui vient s'interposer dans le rapport mère-enfant et introduire
l'altérité est une effraction. La position des parents,
tant de la mère que du père, lorsqu'ils refusent à
l'enfant la persistance de sa toute puissance infantile, implique
une violence.. Tout cela constitue une violence primordiale, positive,
constructrice de l'identité humaine. Simplement parce qu'elle
est symboligène : le sens de cette violence consiste à
reconnaître que des places différentes existent, que
donc nous ne pouvons pas les occuper toutes en même temps,
que nous ne pouvons être de toutes les générations,
ni de tous les sexes à la fois, que donc nous sommes limités,
que tout n'est pas possible.
Trop sommairement ici rappelé, disons que cette violence
structurale est le prix que nous payons à cette faculté
de langage qui nous spécifie dans notre humanité.
Pas moyen d'entrer dans le monde des humains comme sujet si je n'accepte
pas la violence fondamentale en quoi consiste l'interdit de l'inceste,
qui au sens psychanalytique désigne la perte d'immédiateté
nécessaire au développement du registre symbolique.
2. L'impact de cette violence fondatrice se marque particulièrement
dans les différences de générations. La génération
d'avant s'impose à celle d'après. Celle d'après
ne choisit pas celle d'avant, elle est soumise à l'obligation
d'héritage. Elle peut refuser ou consentir à prendre
sa place dans la chaîne générationnelle, mais
elle n'a pas le pouvoir de décider de quoi s'est constituée
celle qui précède. Cette violence fondatrice s'est
donc toujours déjà perpétrée dans les
générations précédentes, et la transmission
de son inscription va tenir à la façon dont la génération
qui l'a produite y a elle-même consenti. Si ce consentement
n'a pas eu lieu à la génération précédente,
son obligation ne se transmet forcément pas, et c'est alors
à la génération d'après de se charger
du problème sans avoir ni témoignage, ni modèle
qui atteste de ce qui, au départ, ne peut être vécu
que comme un impératif, mais peut et doit se transformer
en acquiescement, sans pour autant que le sujet se retrouve dans
une position de honteuse soumission. Ceci est bien ramassé
dans la formule célèbre de Goethe : "Ce que tu
as hérité de tes pères, acquiers-le pour le
posséder !"
Nous devons constater que le déchaînement de la violence
adolescente vient souvent de la confrontation à la génération
du dessus. C'est comme ça que depuis des lustres, on entend
la violence obligée des fils - et des filles - et qu'on s'en
accommode comme d'un mal nécessaire parce qu'il permet aux
fils de faire leurs armes comme les chats font leurs griffes. Mais
une violence peut aussi survenir parce que la violence structurale
ne s'est pas inscrite, que la frappe du langage n'a comme pas eu
lieu dans les générations précédentes,
que les pères n'avaient pas noué le désir à
la Loi, qu'ils n'avaient pas inventé leur manière
de conjoindre leur désir singulier et la Loi commune. En
ce cas, ils laissent la génération qui suit avec la
charge de régler le problème dont ils ont fait l'économie,
charge pesante s'il en est, qui n'est pas sans la laisser dans un
sérieux désarroi.
3. L'autorité résulte très directement de
la différence de places dans les générations.
D'abord rappelons qu'il ne s'agit pas de confondre autorité
avec autoritarisme ; ce dernier est un abus d'autorité, une
manière de profiter jusqu'à l'excès de la suprématie
spontanée qu'offre la différence de places. S'il fallait
définir l'autorité, cela supposerait, comme dit Hannah
Arendt, de la différencier aussi bien de la contrainte par
force que de la persuasion par arguments.1 "Ce qu'ils (celui
qui commande et celui qui obéit) ont en commun, c'est la
hiérarchie elle-même, dont chacun reconnaît la
justesse et la légitimité, et où tous deux
ont d'avance leur place fixée." L'autorité est
donc du registre symbolique dans la mesure où elle repose
sur la reconnaissance de la différence des places par chacun
des protagonistes. Possède l'autorité celui à
qui est reconnu qu'à partir de la place qu'il occupe, son
dire n'a pas la même valeur - même s'il dit la même
chose - que le dire de ceux qui n'occupent pas cette place. Une
différence de statut à la parole est ainsi supposée
en même temps que reconnue symboliquement à celui qui
occupe une place différente. Elle a pour conséquence
logique l'autorité du patron ou celle du chef de service
mais tout aussi bien celle de la femme d'ouvrage qui nettoie la
pièce qu'il faut traverser. L'autorité est donc à
différencier du pouvoir car elle s'exerce à partir
de la reconnaissance symbolique de la différence des places
alors que le pouvoir désigne davantage le registre imaginaire
où c'est la puissance de l'un qui prédomine sur celle
de l'autre. L'autorité reconnue symboliquement implique que
cette reconnaissance ne dépende pas seulement de l'accord
de l'autre, mais bien plutôt de l'adhésion à
un pacte qui antécède et dépasse les interlocuteurs
en présence et qui légitime celui ou celle qui occupe
cette place différente.
Mais où l'autorité trouve-t-elle sa légitimité
? L'autorité est donnée à qui il est reconnu
légitime d'occuper une place différente ; cette reconnaissance
vient faire référence, tiers pacifiant, cour d'arbitrage
pour les protagonistes des éventuelles conflictualités.
La légitimité d'occuper cette place peut cependant
être attribuée de deux façons, soit du seul
fait de dire, soit du fait de la cohérence reconnue à
ce qui est dit. Soit du fait de dire, c'est ce qui fait l'autorité
du père, du patron, de celui à qui est reconnu d'emblée
qu'il n'est pas sur le même pied que les autres, qu'il n'est
pas à la même place que tout le monde, mais donc aussi
de chacun lorsqu'il parle de son propre chef. Relevons d'emblée
le caractère d'autovalidation que semble avoir cette place.
Soit du fait de la cohérence de ce qui est dit, c'est ce
qui fait l'autorité du professeur, du scientifique, de l'expert,
du savant, lorsqu'il est dans le champ de ses compétences,
de celui dont les connaissances nécessaires ont été
validées par d'autres - par le biais d'un diplôme par
exemple - mais donc aussi apparemment de chacun lorsqu'il se réfère
à un savoir reconnu pour prendre une décision.
Ces deux raisons pour lesquelles l'autorité est reconnue
et ainsi légitimée coexistent donc en chacun de nous.
Pour soutenir notre parole, il nous arrive de nous référer
au seul fait de l'avoir dite, mais il nous arrive aussi de nous
référer à un ensemble de connaissances.
Néanmoins, il y a un lien intime entre l'autorité
et la première façon d'être légitimé
parce que c'est elle qui indexe la structure de la parole. D'où
d'ailleurs que ce qui est habituellement désigné par
le terme d'autorité vise toujours la légitimité
par le seul fait de dire d'une place différente. C'est par
exemple cette modalité de l'autorité qui est évoquée
dans ce qu'on avait coutume d'appeler l'argument d'autorité.
Ceci pour rappeler que, de par la structure de la parole, le fait
de s'énoncer engendre d'emblée une certaine autorité
; le fait de soutenir une énonciation recouvre d'un voile
un lieu de paradoxe, où ce qui est dit ne se réfère
qu'à celui qui le dit, où ce qui est dit fait vérité
singulière mais sans pour autant faire vérité
absolue. C'est ce que Lacan a désigné sous le terme
de semblant. Ce lieu de l'autorité, né avec la parole,
indexe donc aussi bien la certitude que l'incertitude, la vérité
que le mensonge, la suprématie que la servitude. Cette autorité
fait point fixe bien qu'elle n'en soit pas vraiment un. Elle fait
repère mais peut tout aussi bien être destituée.
Elle est solide, mais en même temps fragile ; elle est justifiée
en même temps qu'elle ne se justifie pas. En ce sens, et pendant
des siècles, c'est en assumant ce paradoxe qu'elle a fondé
et organisé l'ordre du monde.
4. Nous soutenons que cette autorité spontanée liée
à la parole s'est trouvée remise en cause par l'évolution
de notre société, et de ce fait, aujourd'hui entièrement
subvertie. En effet, tout se passe comme si le paradoxe à
quoi renvoyait l'autorité d'antan avait été
récusé par la modernité. Avec le surgissement
de la science moderne, l'argument d'autorité est battu en
brèche et s'y est substituée une autorité légitimée
seulement par la cohérence logique. Tel était au fond
l'enjeu de l'affaire Galilée. Celle-ci peut être interprétée
a posteriori comme le stigmate de la nouvelle donne en vigueur dans
l'affrontement entre deux lectures du monde : au-delà du
conflit entre un homme de religion et un homme de science, c'était
la première fois que l'autorité d'un pape était
salutairement contrée par celle de la science. Au-delà
d'un simple conflit de personnes, c'était le conflit des
deux conceptions quant à ce qui pouvait légitimer
l'autorité, dont il s'agissait. Le procès Galilée
signe le crépuscule de la légitimité qu'autorisait
la toute-puissance de Dieu, au profit de la légitimité
nouvelle que permet la scientificité ; le début de
la fin d'une légitimité fondée sur l'autorité
de l'énonciateur au bénéfice d'une légitimité
fondée sur l'autorité que donne la cohérence
interne des énoncés.
Il nous faut constater que la survenue du discours de la science
moderne a progressivement déplacé la primauté
du premier de ces modes de validation sur le second à tel
point que dans notre social d'aujourd'hui, la légitimité
de l'autorité par le seul fait du dire est bien souvent déconsidérée,
voire jugée désuète, si pas même abusive.
Toute la difficulté de l'autorité aujourd'hui est
là : on nous a subrepticement laissé croire que l'argument
d'autorité délégitimé à juste
titre dans la controverse scientifique pourrait ne plus jamais devoir
être utilisé et que l'arbitraire, l'ambigu, le paradoxal
de cette place de semblant pourrait être levé : plus
les connaissances prévalent, plus il devient non fondé
de faire appel à l'argument d'autorité.
Ce déplacement d'une autorité légitimée
par la parole vers une autorité légitimée par
la connaissance a progressivement envahi tout notre champ social
et aujourd'hui, l'inflation des savoirs aidant, c'est à un
ébranlement en profondeur de toute autorité que nous
assistons. Car ces deux légitimités n'ont pas les
mêmes caractéristiques, et ceci n'est pas sans conséquences.
A l'autorité légitimée par la parole se serait
substituée une autorité légitimée par
les faits. Nous devons ici employer un conditionnel car, en réalité,
la légitimation de l'autorité par la compétence
ne se débarrasse qu'en apparence de la dimension symbolique
dans laquelle elle se meut. Les découvertes scientifiques
sont en effet toujours faites dans la parole et même si elles
se trouvent confortées ou infirmées par les faits,
elles restent en dette à l'égard du langage5. Néanmoins,
ce caractère consistant des faits a bel et bien été
et est toujours utilisé pour se libérer du joug de
l'autorité liée à la seule parole, ainsi que
nous l'avons vu dans l'affaire Galilée. C'est aussi la raison
pour laquelle il est aujourd'hui sans cesse demandé des preuves,
à la psychanalyse par exemple, et que de ne pouvoir en donner
suscite aussitôt le discrédit, au risque d'oublier
que les preuves fatiguent la vérité ainsi que le disait
Georges Braque.
La différence majeure entre ces deux légitimités,
c'est que l'autorité reçue de la parole prend du plomb
dans l'aile pour ce qui est de sa certitude - désormais identifiée
comme incertaine, comme du semblant, autrement dit comme de l'illusion
! - ceci eu égard à l'autorité que confèrent
les faits susceptibles d'être démontrés.
Ainsi, par exemple, pour ce qui est d'établir la paternité,
l'autorité de la parole a mené à reconnaître
qui était le père, toujours selon l'adage bien connu
"mater certissima, pater semper incertus", alors que l'autorité
reconnue à la génétique aboutit pour cette
même question à fournir - quasiment sans risque d'erreur
- des garanties concernant la paternité d'un sujet. L'exemple
est d'ailleurs éloquent pour notre propos puisqu'en fait
celui pour qui il y a preuve en l'occurrence, ce n'est pas le père,
c'est le géniteur ; tandis que, pour être père,
il va falloir être dit père, ce qui met bien en évidence
que la génétique - les faits - restent, en dépit
des apparences, en dette à l'égard de la parole.
5. L'effet de cette modification va donc être une délégitimation
de l'autorité de la parole : l'autorité de la science
donne au profane le sentiment d'une légitimité davantage
consistante - ce qui est d'ailleurs le cas dans de nombreux domaines
- et se propose comme une autorité moins sujette à
caution puisqu'elle peut faire appel au registre des preuves. Dans
ce mouvement, la légitimation de l'autorité par la
parole, incapable de fournir de tels arguments, est dévalorisée
si pas purement et simplement désavouée.
Pourtant, lorsqu'il s'agit d'autres problèmes que les controverses
spécifiquement scientifiques, le modèle apparemment
désuet est loin d'être périmé. Dire "je
t'aime" n'attend aucune justification que le fait de l'avoir
dit. Si dire "Non !", demande bien sûr à
pouvoir être justifié, il n'en reste pas moins qu'à
un moment donné, il devient impossible de trouver une justification
qui garantirait à ce "Non !" d'avoir été
dit à bon escient. Prendre une décision, bien évidemment,
peut renvoyer à de nombreux paramètres, mais il faut
toujours finir par risquer sans tout savoir.
C'est donc abusivement que l'autorité de la parole est délégitimée,
non qu'il ne faille tenir compte des connaissances et du savoir
partout où cela se peut, mais parce que le champ de l'humain
ne peut être entièrement recouvert par du savoir ;
il y aura toujours un reste qui n'est pas hors la connaissance seulement
aujourd'hui, mais qui est et sera toujours présent en son
sein même.
Nous pouvons donc avancer que l'équilibre entre les deux
façons dont nous disposons pour valider un propos est aujourd'hui
rompu : tout se passe désormais comme si les réussites
de la méthode scientifique avaient laissé croire que
la seule légitimité dont pouvait se soutenir désormais
une autorité était celle de la cohérence du
savoir, de la réalité des faits. Bien sûr, à
la réflexion, chacun sait que ce n'est pas le cas, que la
parole reste notre bain quotidien, mais il est difficile de ne pas
nous laisser attirer par les promesses implicites de la méthode
scientifique, lorsqu'elle se propose comme étant en mesure
de nous débarrasser de cette encombrante incertitude, pourtant
partie intégrante de notre condition humaine..
La connaissance scientifique a balayé l'argument d'autorité,
et c'est tant mieux si, comme c'était le cas bien souvent,
celui-ci justifiait des situations d'abus et réduisait au
silence ceux qui n'occupaient pas sa place. Mais la préséance
du mode de validation qui fonctionne dans la méthode scientifique
a eu pour conséquence de délégitimer la notion
d'autorité elle-même. Elle a frappé de suspicion
tout qui voudrait s'appuyer sur autre chose que des justifications
par les connaissances, les savoirs, les faits. Elle a fragilisé
magistralement quiconque voulait - osait - encore prendre appui
sur le bon sens, par exemple, ou sur le seul fait de la place d'exception
qu'il occupait. Elle a discrédité d'emblée
tout qui se réfère seulement à la parole, n'y
voyant qu'un retour de l'autoritarisme, voire de la tyrannie. Elle
a obligé quiconque à être compétent pour
soutenir une parole singulière, alors qu'elle sait bien que
connaître est sans fin. Qui dès lors pour oser encore
soutenir une position quelconque en dehors du champ très
restreint de sa discipline, alors qu'il sait ne pas avoir la consistance
que donnent aujourd'hui les preuves.
En un mot comme en cent, l'autorité, celle qui se tient
de la parole, de la différence de places a été
radicalement dévalorisée en même temps que suspectée
dans notre contexte social marqué par les implicites du discours
de la science et tous ceux qui s'en trouvaient hier affublés
se retrouvent aujourd'hui orphelins de la légitimité
qui leur permettrait de l'exercer correctement ; néanmoins,
ils n'en sont pas quitte pour autant, car ils restent obligés
de l'exercer s'ils ne veulent pas purement et simplement démissionner
de leur tâche. Tel est le paradoxe - pour ne pas dire la double
contrainte - auquel sont convoqués aussi bien les parents
que les enseignants, et ceci, faut-il le préciser, les laisse
bien souvent dans le plus profond des désarrois.
Ainsi, comme l'avance Laurent Demoulin dans son pamphlet "L'hypocrisie
pédagogique", "dans la classe, le professeur est
celui qui occupe cette place différente. Il est donc logique
que les griefs des élèves se retournent contre lui.
Mais plus aucun système symbolique ne le protège de
ces griefs, ne le met à l'écart et ne le valorise.
Dès lors les plaintes, au lieu d'être proférées
dans son dos, lui sont envoyées à la face. Il est
comme sans cesse en ligne directe, comme un homme politique qui
devrait répondre personnellement à chaque citoyen
dès que l'un d'eux perd son emploi ou a mal aux dents. Après
chaque interrogation, les professeurs sont désormais tenus
de justifier leurs notes au cas par cas, ce qui prend un temps et
une énergie considérables. Et c'est sa personne qui
est sans cesse prise à parti et non sa fonction.
Sans légitimité pour soutenir leur autorité,
les enseignants, tout comme les parents sont en effet condamnés
à la confrontation directe, sans la protection symbolique
qu'assurait la reconnaissance de la différence des places.
D'où que certains n'osent plus s'y frotter, qu'ils préfèrent
esquiver, si pas fuir purement et simplement. Et qui pour jeter
la pierre dans un tel contexte, d'autant plus que cercle vicieux
aidant, les jeunes s'avèrent de moins en moins perméables
à l'autorité, de moins en moins sensibles aux consignes
orales par exemple. En une génération, la capacité
des parents à soutenir un Non! s'est considérablement
érodée en même temps qu'a progressivement diminué
l'âge de l'enfant sensible à la consigne orale de l'enseignant
ou du parent. Dès lors, les réponses pullulent et
vont dans tous les sens. Les stratégies s'avèrent
multiples pour se dérober : retour crispé derrière
le rempart du savoir, restauration d'un pouvoir fort au prix d'une
escalade, reconstitution de ghettos bien-pensants, nostalgie jusqu'à
la mélancolie pour la situation d'antan, ou au contraire
tentatives de séduction pour faire avaler la couleuvre, soumission
pour obtenir l'amour de la jeune génération, mais
aussi angoisses de ne plus être aimés, manoeuvres démagogiques
pour faire émerger de l'intérêt chez l'enfant
à qui on ose plus imposer quoi que ce soit.
Comment pourtant ne pas repérer que là où
deux sujets se confrontent, l'un à une place de maître,
l'autre à une place d'élève, l'un à
une place de parent, l'autre à une place d'enfant, il n'y
a de possibilité de dépasser le pur et simple affrontement,
de soutenir une confrontation que parce qu'ils se respectent mutuellement
comme sujets, donc qu'ils excluent toute mise au pas dans un sens
aussi bien que dans l'autre. Ceci implique de la part de celui qui
occupe la place de parent ou de maître qu'il soutienne sa
position, sans être sourd à l'autre, mais en renonçant
à toute jouissance d'assimilation. Ceci implique que celui
qui est en position d'élève ou d'enfant puisse soutenir
son altérité, jusque dans sa violence, sans arriver
à faire tomber l'autre, pas plus qu'en se vassalisant. Nous
avons lourd à parier que cette dialectique ne peut être
tenue jusqu'au bout si celui qui est en position d'autorité
ne dispose plus de la légitimité qui lui permette
de soutenir cette conflictualité, si "l'enseignant est
dans une relation immédiate avec sa classe, s'il est seul
avec elle et ne bénéficie plus d'aucun recul, si aucun
tiers ne vient rompre cette immédiateté".
Or, dans le contexte actuel, cette légitimité semble
faire défaut, et nombre de ceux et de celles qui doivent
assumer d'être l'adresse de cette violence ne se sentent plus
en mesure de soutenir ce qui ne peut être qu'un assaut. Ils
préfèrent mettre leurs potentialités au service
des louvoiements possibles. Combien, dans un tel dispositif, ne
finissent pas par laisser tomber les bras, si pas se déprimer,
en tout cas fatigués de ce qui ne peut leur apparaître
que comme une impuissance.
A y regarder de plus près, on verrait que la légitimité
ne leur a pas été totalement retirée, mais
que c'est seulement le modèle qui asseyait leur légitimité
d'antan qui les a abandonné. Mais dans un social organisé
par le modèle de la science, tout se passe comme si le "Non!"
qu'implique la compétence métaphorique définitoire
de l'humain n'était plus signifié. Prenons l'exemple
de la limite, de l'interdit : jusqu'à hier, celui-ci se rencontrait,
la plupart du temps, dans la confrontation à la voix du Père
ou du maître ; cette dernière suffisait à donner
consistance à son autorité. Aujourd'hui, cette consistance
s'avère devenue caduque, et l'interdit oral ne suffit bien
souvent plus à faire limite, si tant est qu'il soit même
encore énoncé. Du coup, nous sommes dans un moment
éminemment délicat, ne pouvant plus nous appuyer sur
une légitimité ancien modèle, effondrée,
tentant au mieux de trouver ailleurs de nouveaux points d'appui,
mais bien souvent comme exsangues et donc devenus inconsistants.
6. De ce fait, il n'y a plus d'interlocuteur pour la génération
d'après. La génération d'avant ne soutient
plus d'être l'adresse de la génération d'après.
Le jeune est fait comme un rat, livré au "sans limite".
Sa violence, il ne peut l'adresser à quiconque ; la haine
qu'il doit épuiser, de ne pouvoir consentir à ce qui
le détermine, elle ne peut s'éponger, faute de rencontrer
un autre qui lui témoigne de comment il assume la dualité
pulsionnelle en lui. Il ne lui reste alors que deux voies, soit
la déprime, l'autoconsommation de la haine ou le débordement
sans cible, dont le bénéfice escompté est simplement
cathartique. C'est alors souvent la riposte qu'il provoque et voilà
l'escalade qui commence. Lorsque les jeunes disent "qu'ils
ont la haine", l'expression est éloquente : ils l'ont
comme on a la gale ou la grippe ; ils sont porteurs d'un virus dont
ils ne savent comment se débarrasser, faute de trouver une
adresse à qui la faire parvenir. C'est comme s'ils étaient
laissés à eux-mêmes avec leurs jouissances illicites
et que plus personne ne leur signifie que grandir, c'est renoncer
à la persistance en soi de l'infantile toujours incestueux
ou meurtrier. Nous ne pouvons ici que renvoyer à Daniel Sibony
lorsqu'à propos de la violence en milieu scolaire, il avance
: "elle est l'expression d'une rencontre possible mais ratée
entre deux partenaires (ici, enseignants et élèves).
Quand la rencontre problématique est évitée,
cela dégage une énergie appelée violence, celle-là
même que la rencontre aurait pu transformer, élaborer,
traduire en termes jouables. (...) Sur ce point précis -
fuite ou évitement face au conflit - il faudrait intervenir,
l'expérience ayant montré qu'un grand nombre de situations
dégénèrent en violence à cause de cette
fuite, qui s'explique chez des gens non préparés.
Mais qui est préparé aujourd'hui ? De ne plus être
armés pour soutenir la conflictualité, les adultes,
enseignants et parents, sont bien souvent obligés à
un consensus qui fait l'impasse sur le désaccord, et comme
mis dans l'impossibilité de risquer un conflit qui n'aurait
d'autre issue qu'un affrontement meurtrier. Dans un tel contexte,
renforcer l'autorité ne ferait que provoquer l'escalade,
or, la violence de ceux qui cherchent à sortir d'un monde
sans limite, n'attend pas la punition du père ; elle attend
plutôt que des limites soient posées. Répondre
par la punition pourquoi pas, mais tel n'est pas l'enjeu, même
si parfois c'est nécessaire ; mais ce qui est l'enjeu, c'est
que soit énoncée la limite, le "Non!" pas
tellement pour qu'elle soit respectée mais pour qu'elle situe
l'interlocution, pour qu'elle donne consistance à la rencontre.
C'est un appel à ce que se présentifie l'imminimisable
minime minimum, comme le dit Samuel Beckett, ce point d'appui irréductible
de l'humain, de la place de l'autre, de l'altérité.
7. Métapsychologiquement, nous pourrions montrer que ceci
équivaut à nier la présence de la pulsion de
mort et paradoxalement engendre une violence supplémentaire
qui donne son caractère spécifique à la violence
d'aujourd'hui. Vouloir supprimer l'existence de la haine, refuser
d'admettre que la violence est à l'origine de la civilisation
et que cette dernière ne résulte que du lent travail
de renoncement à la jouissance de la violence et de la haine,
cela équivaut à pousser la pulsion de mort à
s'emparer des pulsions de vie pour les détourner à
ses propres fins. En effet, si le discours de la science a pour
effet de modéliser notre vie sociale, si tous les savoirs
se valent pour autant qu'ils soient cohérents, si l'autorité
de la parole ne peut plus légitimer une différence
de places, nous en serons très vite à penser que toutes
les violences se ressemblent et que de ce fait, il faut s'interdire
toute violence. Mais si nous nous refusons à la violence
que nous avons décrite comme structurale, si nous nous refusons
à soutenir un "Non !" à l'immédiateté,
c'est comme si nous démissionnions de l'humain : celui-ci
suppose de renoncer à la toute-puissance infantile, d'accepter
l'interdit de l'inceste comme fondateur, de perdre la Chose.
Nous pourrions encore pour terminer rappeler une formulation de
Serge Leclaire à laquelle nous ne pouvons qu'acquiescer :
"La violence est la mise en acte d'une tentative de sortir
de la relation incestueuse. Ce qui est interdit dans notre société,
ce n'est pas l'inceste, c'est de sortir de l'inceste. Alors, il
ne reste plus que la violence".
Il ne nous resterait plus qu'à nous demander s'il est possible
de sortir de cette logique d'enfer dans laquelle nous sommes aujourd'hui,
bon gré mal gré, bien souvent entraînés,
et si oui, comment. Sans doute cela devrait faire l'objet d'un autre
article, néanmoins nous pouvons avancer ce qui en serait
la colonne vertébrale. L'autorité qui semble avoir
abandonné tant le parent que l'enseignant doit être
identifiée dans sa nouvelle configuration : l'évolution
de notre modernité fait que la condition humaine ne s'appréhende
plus par le biais d'un garant donné d'avance, légitimé
par son essence divine. Désormais c'est par la seule élaboration
psychique - que Freud a appelé Kulturarbeit - qu'une position
subjective peut et doit asseoir sa consistance. Cette nouvelle donne
n'évacue pas pour autant l'ancienne, il s'agit toujours de
faire place à l'altérité. Seulement, elle inverse
les paramètres : ce qui hier était donné d'avance
doit aujourd'hui être découvert et atteint. Cela demande
donc d'identifier la nouvelle configuration : l'autorité
doit s'apprécier moins au fait d'être obéi qu'au
fait de continuer à être l'interlocuteur de celui qui
est censé s'y soumettre ; il s'agit de trouver sa voie face
à des repères multiples plutôt que d'assumer
un repère unique et identique pour tous ; il faut faire et
refaire des choix plutôt que suivre des voies tracées
d'avance ; il convient de construire plutôt que d'introjecter
des valeurs ; c'est un témoignage qu'il faut donner ou recevoir
plutôt que diffuser ou suivre un modèle ; c'est à
un deuil que nous devons consentir plutôt qu'accepter un sceptre.
La fin de l'impossible d'hier n'entraine pas l'accomplissement du
tout-possible pour demain. Entre les deux, il y a aujourd'hui et
ce qui s'avère simplement possible, donc praticable.
septembre 1999
http://www.freud-lacan.com/trsocial/trsocial.php
|
|