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Une logique d’enfer
Jean-Pierre Lebrun
30/10/2002

Origine http://www.freud-lacan.com/articles/article.php?id_article=00418


Association lacanienne internationale

Psychanalyse et travail social

http://www.freud-lacan.com/trsocial/trsocial.php

Introduction : La psychanalyse et le champ social

Les travailleurs sociaux ont affaire aux déchirures du tissu symbolique qui, chez nous comme pour les autres cultures, maintient la cohésion sociale. La difficulté de leur action tient aujourd'hui à ce que les exigences du libéralisme économique ont une action dissolvante sur un réseau de règles et de contraintes essentielles - psychiques, morales, politiques - auxquelles se substituent la désaffection pour le civisme et la contractualisation des rapports. Le juridisme remplace les "bonnes manières".

L'inconfort des interventions sociales est alors que, faute d'une éthique neuve de la cité, elles sont coincées entre l'injonction morale traditionnelle - inefficace en même temps qu'accusée d'être "réactionnaire" - et le raccommodage pratique, ponctuel et sans perspective.

Peut-on faire autrement, et au cas par cas ?

Répondre à cette question est l'enjeu de notre enseignement.

Charles Melman

A nos lecteurs : Si vous souhaitez une explication de certains termes, référents psychanalytiques, vous pouvez consulter le Dictionnaire de la psychanalyse, sous la direction de Roland Chemama et Bernard Vandermersch, Larousse 1998.

"Là où la parole se défait, commence la violence."

Jacques Lacan

De quel tabac serait faite la violence que nous rencontrons aujourd'hui chez les jeunes tant dans les écoles que dans les familles ou que même dans les rues ? Bien sûr, il n'y a pas de généralisation abusive à faire, chaque histoire est au singulier, mais nous ferons ici l'hypothèse que bien souvent, il ne s'agit pas d'une pure et simple réduplication de la violence du conflit des générations d'antan. Pour le dire succinctement d'emblée, nous pensons avoir à faire à une violence hors conflit, à une violence qui ne naîtrait pas tant d'un affrontement qu'elle ne résulterait de l'évitement, voire de l'impossibilité d'une confrontation.

Comment rendre compte de notre interprétation ? Tentons de le faire en sept temps :

1. Il existe une violence que nous qualifierons de structurale à la nature humaine.
2. Cette dite violence se re-présente au sujet au travers des générations et de la différence des places que celles-ci instituent.
3 L'autorité est une conséquence de la reconnaissance de la différence symbolique des places et elle a depuis toujours armé la génération la plus ancienne pour négocier la violence de la génération la plus jeune.
4 Cette autorité se trouve aujourd'hui entièrement subvertie suite à la modification de son mode de légitimation.
5 Cette subversion a pour effet de délégitimer l'autorité, et sans plus de légitimité pour soutenir la confrontation, la génération du dessus est amenée la plupart du temps à abandonner la partie.
6. Les jeunes n'ont de ce fait plus d'interlocuteurs à qui adresser leur violence.
7. Ceci équivaut à nier la violence structurale - autrement dit, la pulsion de mort - et paradoxalement engendre une violence supplémentaire qui donne son caractère spécifique à la violence que nous rencontrons aujourd'hui.

Reprenons pas à pas :

1. Il existe une violence structurale liée à ce que l'être humain est un animal malade de la parole. Il nous faut prendre la mesure de ce que la violence fondamentale, de structure, c'est celle du langage qui nous définit comme humains. Le mot est le meurtre de la chose, disait Hegel : quoi de plus violent ? La violence fondamentale qu'implique le langage est celle d'un "Non!" à l'immédiat : c'est une vraie violence que d'interdire l'inceste, que de contraindre à cette perte à laquelle chacun doit consentir pour être sujet. Remarquons d'ailleurs que dans la langue, contrairement à ce que nous pensons spontanément, le sens du terme "violence" n'est pas toujours, ni d'emblée péjoratif. Ainsi par exemple, dans une expression comme la violence du désir, nous entendons qu'il n'y a pas qu'une connotation négative. La violence ne peut donc pas être purement et simplement proscrite, car cela signerait la proscription de l'humain, elle doit plutôt trouver sa place juste à l'intérieur du sujet. Nous ne pouvons dès lors nous contenter d'espérer, encore moins d'exiger qu'elle ne soit plus là.

Cette violence structurale se présentifie au sujet de mille et une façons, par exemple dans le fait qu'on ne choisit pas ses parents. C'est une violence que de ne pas pouvoir choisir ses parents ! C'est d'ailleurs souvent porteur d'injustices flagrantes. Les premiers mots de la mère à l'égard de son enfant sont une violence parce que la mère va supposer un savoir à son enfant et que ce savoir est un savoir limité à ce qu'elle perçoit. Donc c'est un forçage. Mais néanmoins, mieux valent les mots limités d'une mère que pas de mots du tout. L'intervention du père qui vient s'interposer dans le rapport mère-enfant et introduire l'altérité est une effraction. La position des parents, tant de la mère que du père, lorsqu'ils refusent à l'enfant la persistance de sa toute puissance infantile, implique une violence.. Tout cela constitue une violence primordiale, positive, constructrice de l'identité humaine. Simplement parce qu'elle est symboligène : le sens de cette violence consiste à reconnaître que des places différentes existent, que donc nous ne pouvons pas les occuper toutes en même temps, que nous ne pouvons être de toutes les générations, ni de tous les sexes à la fois, que donc nous sommes limités, que tout n'est pas possible.

Trop sommairement ici rappelé, disons que cette violence structurale est le prix que nous payons à cette faculté de langage qui nous spécifie dans notre humanité. Pas moyen d'entrer dans le monde des humains comme sujet si je n'accepte pas la violence fondamentale en quoi consiste l'interdit de l'inceste, qui au sens psychanalytique désigne la perte d'immédiateté nécessaire au développement du registre symbolique.

2. L'impact de cette violence fondatrice se marque particulièrement dans les différences de générations. La génération d'avant s'impose à celle d'après. Celle d'après ne choisit pas celle d'avant, elle est soumise à l'obligation d'héritage. Elle peut refuser ou consentir à prendre sa place dans la chaîne générationnelle, mais elle n'a pas le pouvoir de décider de quoi s'est constituée celle qui précède. Cette violence fondatrice s'est donc toujours déjà perpétrée dans les générations précédentes, et la transmission de son inscription va tenir à la façon dont la génération qui l'a produite y a elle-même consenti. Si ce consentement n'a pas eu lieu à la génération précédente, son obligation ne se transmet forcément pas, et c'est alors à la génération d'après de se charger du problème sans avoir ni témoignage, ni modèle qui atteste de ce qui, au départ, ne peut être vécu que comme un impératif, mais peut et doit se transformer en acquiescement, sans pour autant que le sujet se retrouve dans une position de honteuse soumission. Ceci est bien ramassé dans la formule célèbre de Goethe : "Ce que tu as hérité de tes pères, acquiers-le pour le posséder !"

Nous devons constater que le déchaînement de la violence adolescente vient souvent de la confrontation à la génération du dessus. C'est comme ça que depuis des lustres, on entend la violence obligée des fils - et des filles - et qu'on s'en accommode comme d'un mal nécessaire parce qu'il permet aux fils de faire leurs armes comme les chats font leurs griffes. Mais une violence peut aussi survenir parce que la violence structurale ne s'est pas inscrite, que la frappe du langage n'a comme pas eu lieu dans les générations précédentes, que les pères n'avaient pas noué le désir à la Loi, qu'ils n'avaient pas inventé leur manière de conjoindre leur désir singulier et la Loi commune. En ce cas, ils laissent la génération qui suit avec la charge de régler le problème dont ils ont fait l'économie, charge pesante s'il en est, qui n'est pas sans la laisser dans un sérieux désarroi.

3. L'autorité résulte très directement de la différence de places dans les générations. D'abord rappelons qu'il ne s'agit pas de confondre autorité avec autoritarisme ; ce dernier est un abus d'autorité, une manière de profiter jusqu'à l'excès de la suprématie spontanée qu'offre la différence de places. S'il fallait définir l'autorité, cela supposerait, comme dit Hannah Arendt, de la différencier aussi bien de la contrainte par force que de la persuasion par arguments.1 "Ce qu'ils (celui qui commande et celui qui obéit) ont en commun, c'est la hiérarchie elle-même, dont chacun reconnaît la justesse et la légitimité, et où tous deux ont d'avance leur place fixée." L'autorité est donc du registre symbolique dans la mesure où elle repose sur la reconnaissance de la différence des places par chacun des protagonistes. Possède l'autorité celui à qui est reconnu qu'à partir de la place qu'il occupe, son dire n'a pas la même valeur - même s'il dit la même chose - que le dire de ceux qui n'occupent pas cette place. Une différence de statut à la parole est ainsi supposée en même temps que reconnue symboliquement à celui qui occupe une place différente. Elle a pour conséquence logique l'autorité du patron ou celle du chef de service mais tout aussi bien celle de la femme d'ouvrage qui nettoie la pièce qu'il faut traverser. L'autorité est donc à différencier du pouvoir car elle s'exerce à partir de la reconnaissance symbolique de la différence des places alors que le pouvoir désigne davantage le registre imaginaire où c'est la puissance de l'un qui prédomine sur celle de l'autre. L'autorité reconnue symboliquement implique que cette reconnaissance ne dépende pas seulement de l'accord de l'autre, mais bien plutôt de l'adhésion à un pacte qui antécède et dépasse les interlocuteurs en présence et qui légitime celui ou celle qui occupe cette place différente.

Mais où l'autorité trouve-t-elle sa légitimité ? L'autorité est donnée à qui il est reconnu légitime d'occuper une place différente ; cette reconnaissance vient faire référence, tiers pacifiant, cour d'arbitrage pour les protagonistes des éventuelles conflictualités. La légitimité d'occuper cette place peut cependant être attribuée de deux façons, soit du seul fait de dire, soit du fait de la cohérence reconnue à ce qui est dit. Soit du fait de dire, c'est ce qui fait l'autorité du père, du patron, de celui à qui est reconnu d'emblée qu'il n'est pas sur le même pied que les autres, qu'il n'est pas à la même place que tout le monde, mais donc aussi de chacun lorsqu'il parle de son propre chef. Relevons d'emblée le caractère d'autovalidation que semble avoir cette place. Soit du fait de la cohérence de ce qui est dit, c'est ce qui fait l'autorité du professeur, du scientifique, de l'expert, du savant, lorsqu'il est dans le champ de ses compétences, de celui dont les connaissances nécessaires ont été validées par d'autres - par le biais d'un diplôme par exemple - mais donc aussi apparemment de chacun lorsqu'il se réfère à un savoir reconnu pour prendre une décision.

Ces deux raisons pour lesquelles l'autorité est reconnue et ainsi légitimée coexistent donc en chacun de nous. Pour soutenir notre parole, il nous arrive de nous référer au seul fait de l'avoir dite, mais il nous arrive aussi de nous référer à un ensemble de connaissances.

Néanmoins, il y a un lien intime entre l'autorité et la première façon d'être légitimé parce que c'est elle qui indexe la structure de la parole. D'où d'ailleurs que ce qui est habituellement désigné par le terme d'autorité vise toujours la légitimité par le seul fait de dire d'une place différente. C'est par exemple cette modalité de l'autorité qui est évoquée dans ce qu'on avait coutume d'appeler l'argument d'autorité.

Ceci pour rappeler que, de par la structure de la parole, le fait de s'énoncer engendre d'emblée une certaine autorité ; le fait de soutenir une énonciation recouvre d'un voile un lieu de paradoxe, où ce qui est dit ne se réfère qu'à celui qui le dit, où ce qui est dit fait vérité singulière mais sans pour autant faire vérité absolue. C'est ce que Lacan a désigné sous le terme de semblant. Ce lieu de l'autorité, né avec la parole, indexe donc aussi bien la certitude que l'incertitude, la vérité que le mensonge, la suprématie que la servitude. Cette autorité fait point fixe bien qu'elle n'en soit pas vraiment un. Elle fait repère mais peut tout aussi bien être destituée. Elle est solide, mais en même temps fragile ; elle est justifiée en même temps qu'elle ne se justifie pas. En ce sens, et pendant des siècles, c'est en assumant ce paradoxe qu'elle a fondé et organisé l'ordre du monde.

4. Nous soutenons que cette autorité spontanée liée à la parole s'est trouvée remise en cause par l'évolution de notre société, et de ce fait, aujourd'hui entièrement subvertie. En effet, tout se passe comme si le paradoxe à quoi renvoyait l'autorité d'antan avait été récusé par la modernité. Avec le surgissement de la science moderne, l'argument d'autorité est battu en brèche et s'y est substituée une autorité légitimée seulement par la cohérence logique. Tel était au fond l'enjeu de l'affaire Galilée. Celle-ci peut être interprétée a posteriori comme le stigmate de la nouvelle donne en vigueur dans l'affrontement entre deux lectures du monde : au-delà du conflit entre un homme de religion et un homme de science, c'était la première fois que l'autorité d'un pape était salutairement contrée par celle de la science. Au-delà d'un simple conflit de personnes, c'était le conflit des deux conceptions quant à ce qui pouvait légitimer l'autorité, dont il s'agissait. Le procès Galilée signe le crépuscule de la légitimité qu'autorisait la toute-puissance de Dieu, au profit de la légitimité nouvelle que permet la scientificité ; le début de la fin d'une légitimité fondée sur l'autorité de l'énonciateur au bénéfice d'une légitimité fondée sur l'autorité que donne la cohérence interne des énoncés.

Il nous faut constater que la survenue du discours de la science moderne a progressivement déplacé la primauté du premier de ces modes de validation sur le second à tel point que dans notre social d'aujourd'hui, la légitimité de l'autorité par le seul fait du dire est bien souvent déconsidérée, voire jugée désuète, si pas même abusive.

Toute la difficulté de l'autorité aujourd'hui est là : on nous a subrepticement laissé croire que l'argument d'autorité délégitimé à juste titre dans la controverse scientifique pourrait ne plus jamais devoir être utilisé et que l'arbitraire, l'ambigu, le paradoxal de cette place de semblant pourrait être levé : plus les connaissances prévalent, plus il devient non fondé de faire appel à l'argument d'autorité.

Ce déplacement d'une autorité légitimée par la parole vers une autorité légitimée par la connaissance a progressivement envahi tout notre champ social et aujourd'hui, l'inflation des savoirs aidant, c'est à un ébranlement en profondeur de toute autorité que nous assistons. Car ces deux légitimités n'ont pas les mêmes caractéristiques, et ceci n'est pas sans conséquences.

A l'autorité légitimée par la parole se serait substituée une autorité légitimée par les faits. Nous devons ici employer un conditionnel car, en réalité, la légitimation de l'autorité par la compétence ne se débarrasse qu'en apparence de la dimension symbolique dans laquelle elle se meut. Les découvertes scientifiques sont en effet toujours faites dans la parole et même si elles se trouvent confortées ou infirmées par les faits, elles restent en dette à l'égard du langage5. Néanmoins, ce caractère consistant des faits a bel et bien été et est toujours utilisé pour se libérer du joug de l'autorité liée à la seule parole, ainsi que nous l'avons vu dans l'affaire Galilée. C'est aussi la raison pour laquelle il est aujourd'hui sans cesse demandé des preuves, à la psychanalyse par exemple, et que de ne pouvoir en donner suscite aussitôt le discrédit, au risque d'oublier que les preuves fatiguent la vérité ainsi que le disait Georges Braque.

La différence majeure entre ces deux légitimités, c'est que l'autorité reçue de la parole prend du plomb dans l'aile pour ce qui est de sa certitude - désormais identifiée comme incertaine, comme du semblant, autrement dit comme de l'illusion ! - ceci eu égard à l'autorité que confèrent les faits susceptibles d'être démontrés.

Ainsi, par exemple, pour ce qui est d'établir la paternité, l'autorité de la parole a mené à reconnaître qui était le père, toujours selon l'adage bien connu "mater certissima, pater semper incertus", alors que l'autorité reconnue à la génétique aboutit pour cette même question à fournir - quasiment sans risque d'erreur - des garanties concernant la paternité d'un sujet. L'exemple est d'ailleurs éloquent pour notre propos puisqu'en fait celui pour qui il y a preuve en l'occurrence, ce n'est pas le père, c'est le géniteur ; tandis que, pour être père, il va falloir être dit père, ce qui met bien en évidence que la génétique - les faits - restent, en dépit des apparences, en dette à l'égard de la parole.

5. L'effet de cette modification va donc être une délégitimation de l'autorité de la parole : l'autorité de la science donne au profane le sentiment d'une légitimité davantage consistante - ce qui est d'ailleurs le cas dans de nombreux domaines - et se propose comme une autorité moins sujette à caution puisqu'elle peut faire appel au registre des preuves. Dans ce mouvement, la légitimation de l'autorité par la parole, incapable de fournir de tels arguments, est dévalorisée si pas purement et simplement désavouée.

Pourtant, lorsqu'il s'agit d'autres problèmes que les controverses spécifiquement scientifiques, le modèle apparemment désuet est loin d'être périmé. Dire "je t'aime" n'attend aucune justification que le fait de l'avoir dit. Si dire "Non !", demande bien sûr à pouvoir être justifié, il n'en reste pas moins qu'à un moment donné, il devient impossible de trouver une justification qui garantirait à ce "Non !" d'avoir été dit à bon escient. Prendre une décision, bien évidemment, peut renvoyer à de nombreux paramètres, mais il faut toujours finir par risquer sans tout savoir.

C'est donc abusivement que l'autorité de la parole est délégitimée, non qu'il ne faille tenir compte des connaissances et du savoir partout où cela se peut, mais parce que le champ de l'humain ne peut être entièrement recouvert par du savoir ; il y aura toujours un reste qui n'est pas hors la connaissance seulement aujourd'hui, mais qui est et sera toujours présent en son sein même.

Nous pouvons donc avancer que l'équilibre entre les deux façons dont nous disposons pour valider un propos est aujourd'hui rompu : tout se passe désormais comme si les réussites de la méthode scientifique avaient laissé croire que la seule légitimité dont pouvait se soutenir désormais une autorité était celle de la cohérence du savoir, de la réalité des faits. Bien sûr, à la réflexion, chacun sait que ce n'est pas le cas, que la parole reste notre bain quotidien, mais il est difficile de ne pas nous laisser attirer par les promesses implicites de la méthode scientifique, lorsqu'elle se propose comme étant en mesure de nous débarrasser de cette encombrante incertitude, pourtant partie intégrante de notre condition humaine..

La connaissance scientifique a balayé l'argument d'autorité, et c'est tant mieux si, comme c'était le cas bien souvent, celui-ci justifiait des situations d'abus et réduisait au silence ceux qui n'occupaient pas sa place. Mais la préséance du mode de validation qui fonctionne dans la méthode scientifique a eu pour conséquence de délégitimer la notion d'autorité elle-même. Elle a frappé de suspicion tout qui voudrait s'appuyer sur autre chose que des justifications par les connaissances, les savoirs, les faits. Elle a fragilisé magistralement quiconque voulait - osait - encore prendre appui sur le bon sens, par exemple, ou sur le seul fait de la place d'exception qu'il occupait. Elle a discrédité d'emblée tout qui se réfère seulement à la parole, n'y voyant qu'un retour de l'autoritarisme, voire de la tyrannie. Elle a obligé quiconque à être compétent pour soutenir une parole singulière, alors qu'elle sait bien que connaître est sans fin. Qui dès lors pour oser encore soutenir une position quelconque en dehors du champ très restreint de sa discipline, alors qu'il sait ne pas avoir la consistance que donnent aujourd'hui les preuves.

En un mot comme en cent, l'autorité, celle qui se tient de la parole, de la différence de places a été radicalement dévalorisée en même temps que suspectée dans notre contexte social marqué par les implicites du discours de la science et tous ceux qui s'en trouvaient hier affublés se retrouvent aujourd'hui orphelins de la légitimité qui leur permettrait de l'exercer correctement ; néanmoins, ils n'en sont pas quitte pour autant, car ils restent obligés de l'exercer s'ils ne veulent pas purement et simplement démissionner de leur tâche. Tel est le paradoxe - pour ne pas dire la double contrainte - auquel sont convoqués aussi bien les parents que les enseignants, et ceci, faut-il le préciser, les laisse bien souvent dans le plus profond des désarrois.

Ainsi, comme l'avance Laurent Demoulin dans son pamphlet "L'hypocrisie pédagogique", "dans la classe, le professeur est celui qui occupe cette place différente. Il est donc logique que les griefs des élèves se retournent contre lui. Mais plus aucun système symbolique ne le protège de ces griefs, ne le met à l'écart et ne le valorise. Dès lors les plaintes, au lieu d'être proférées dans son dos, lui sont envoyées à la face. Il est comme sans cesse en ligne directe, comme un homme politique qui devrait répondre personnellement à chaque citoyen dès que l'un d'eux perd son emploi ou a mal aux dents. Après chaque interrogation, les professeurs sont désormais tenus de justifier leurs notes au cas par cas, ce qui prend un temps et une énergie considérables. Et c'est sa personne qui est sans cesse prise à parti et non sa fonction.

Sans légitimité pour soutenir leur autorité, les enseignants, tout comme les parents sont en effet condamnés à la confrontation directe, sans la protection symbolique qu'assurait la reconnaissance de la différence des places. D'où que certains n'osent plus s'y frotter, qu'ils préfèrent esquiver, si pas fuir purement et simplement. Et qui pour jeter la pierre dans un tel contexte, d'autant plus que cercle vicieux aidant, les jeunes s'avèrent de moins en moins perméables à l'autorité, de moins en moins sensibles aux consignes orales par exemple. En une génération, la capacité des parents à soutenir un Non! s'est considérablement érodée en même temps qu'a progressivement diminué l'âge de l'enfant sensible à la consigne orale de l'enseignant ou du parent. Dès lors, les réponses pullulent et vont dans tous les sens. Les stratégies s'avèrent multiples pour se dérober : retour crispé derrière le rempart du savoir, restauration d'un pouvoir fort au prix d'une escalade, reconstitution de ghettos bien-pensants, nostalgie jusqu'à la mélancolie pour la situation d'antan, ou au contraire tentatives de séduction pour faire avaler la couleuvre, soumission pour obtenir l'amour de la jeune génération, mais aussi angoisses de ne plus être aimés, manoeuvres démagogiques pour faire émerger de l'intérêt chez l'enfant à qui on ose plus imposer quoi que ce soit.

Comment pourtant ne pas repérer que là où deux sujets se confrontent, l'un à une place de maître, l'autre à une place d'élève, l'un à une place de parent, l'autre à une place d'enfant, il n'y a de possibilité de dépasser le pur et simple affrontement, de soutenir une confrontation que parce qu'ils se respectent mutuellement comme sujets, donc qu'ils excluent toute mise au pas dans un sens aussi bien que dans l'autre. Ceci implique de la part de celui qui occupe la place de parent ou de maître qu'il soutienne sa position, sans être sourd à l'autre, mais en renonçant à toute jouissance d'assimilation. Ceci implique que celui qui est en position d'élève ou d'enfant puisse soutenir son altérité, jusque dans sa violence, sans arriver à faire tomber l'autre, pas plus qu'en se vassalisant. Nous avons lourd à parier que cette dialectique ne peut être tenue jusqu'au bout si celui qui est en position d'autorité ne dispose plus de la légitimité qui lui permette de soutenir cette conflictualité, si "l'enseignant est dans une relation immédiate avec sa classe, s'il est seul avec elle et ne bénéficie plus d'aucun recul, si aucun tiers ne vient rompre cette immédiateté".

Or, dans le contexte actuel, cette légitimité semble faire défaut, et nombre de ceux et de celles qui doivent assumer d'être l'adresse de cette violence ne se sentent plus en mesure de soutenir ce qui ne peut être qu'un assaut. Ils préfèrent mettre leurs potentialités au service des louvoiements possibles. Combien, dans un tel dispositif, ne finissent pas par laisser tomber les bras, si pas se déprimer, en tout cas fatigués de ce qui ne peut leur apparaître que comme une impuissance.

A y regarder de plus près, on verrait que la légitimité ne leur a pas été totalement retirée, mais que c'est seulement le modèle qui asseyait leur légitimité d'antan qui les a abandonné. Mais dans un social organisé par le modèle de la science, tout se passe comme si le "Non!" qu'implique la compétence métaphorique définitoire de l'humain n'était plus signifié. Prenons l'exemple de la limite, de l'interdit : jusqu'à hier, celui-ci se rencontrait, la plupart du temps, dans la confrontation à la voix du Père ou du maître ; cette dernière suffisait à donner consistance à son autorité. Aujourd'hui, cette consistance s'avère devenue caduque, et l'interdit oral ne suffit bien souvent plus à faire limite, si tant est qu'il soit même encore énoncé. Du coup, nous sommes dans un moment éminemment délicat, ne pouvant plus nous appuyer sur une légitimité ancien modèle, effondrée, tentant au mieux de trouver ailleurs de nouveaux points d'appui, mais bien souvent comme exsangues et donc devenus inconsistants.

6. De ce fait, il n'y a plus d'interlocuteur pour la génération d'après. La génération d'avant ne soutient plus d'être l'adresse de la génération d'après. Le jeune est fait comme un rat, livré au "sans limite". Sa violence, il ne peut l'adresser à quiconque ; la haine qu'il doit épuiser, de ne pouvoir consentir à ce qui le détermine, elle ne peut s'éponger, faute de rencontrer un autre qui lui témoigne de comment il assume la dualité pulsionnelle en lui. Il ne lui reste alors que deux voies, soit la déprime, l'autoconsommation de la haine ou le débordement sans cible, dont le bénéfice escompté est simplement cathartique. C'est alors souvent la riposte qu'il provoque et voilà l'escalade qui commence. Lorsque les jeunes disent "qu'ils ont la haine", l'expression est éloquente : ils l'ont comme on a la gale ou la grippe ; ils sont porteurs d'un virus dont ils ne savent comment se débarrasser, faute de trouver une adresse à qui la faire parvenir. C'est comme s'ils étaient laissés à eux-mêmes avec leurs jouissances illicites et que plus personne ne leur signifie que grandir, c'est renoncer à la persistance en soi de l'infantile toujours incestueux ou meurtrier. Nous ne pouvons ici que renvoyer à Daniel Sibony lorsqu'à propos de la violence en milieu scolaire, il avance : "elle est l'expression d'une rencontre possible mais ratée entre deux partenaires (ici, enseignants et élèves). Quand la rencontre problématique est évitée, cela dégage une énergie appelée violence, celle-là même que la rencontre aurait pu transformer, élaborer, traduire en termes jouables. (...) Sur ce point précis - fuite ou évitement face au conflit - il faudrait intervenir, l'expérience ayant montré qu'un grand nombre de situations dégénèrent en violence à cause de cette fuite, qui s'explique chez des gens non préparés.

Mais qui est préparé aujourd'hui ? De ne plus être armés pour soutenir la conflictualité, les adultes, enseignants et parents, sont bien souvent obligés à un consensus qui fait l'impasse sur le désaccord, et comme mis dans l'impossibilité de risquer un conflit qui n'aurait d'autre issue qu'un affrontement meurtrier. Dans un tel contexte, renforcer l'autorité ne ferait que provoquer l'escalade, or, la violence de ceux qui cherchent à sortir d'un monde sans limite, n'attend pas la punition du père ; elle attend plutôt que des limites soient posées. Répondre par la punition pourquoi pas, mais tel n'est pas l'enjeu, même si parfois c'est nécessaire ; mais ce qui est l'enjeu, c'est que soit énoncée la limite, le "Non!" pas tellement pour qu'elle soit respectée mais pour qu'elle situe l'interlocution, pour qu'elle donne consistance à la rencontre. C'est un appel à ce que se présentifie l'imminimisable minime minimum, comme le dit Samuel Beckett, ce point d'appui irréductible de l'humain, de la place de l'autre, de l'altérité.

7. Métapsychologiquement, nous pourrions montrer que ceci équivaut à nier la présence de la pulsion de mort et paradoxalement engendre une violence supplémentaire qui donne son caractère spécifique à la violence d'aujourd'hui. Vouloir supprimer l'existence de la haine, refuser d'admettre que la violence est à l'origine de la civilisation et que cette dernière ne résulte que du lent travail de renoncement à la jouissance de la violence et de la haine, cela équivaut à pousser la pulsion de mort à s'emparer des pulsions de vie pour les détourner à ses propres fins. En effet, si le discours de la science a pour effet de modéliser notre vie sociale, si tous les savoirs se valent pour autant qu'ils soient cohérents, si l'autorité de la parole ne peut plus légitimer une différence de places, nous en serons très vite à penser que toutes les violences se ressemblent et que de ce fait, il faut s'interdire toute violence. Mais si nous nous refusons à la violence que nous avons décrite comme structurale, si nous nous refusons à soutenir un "Non !" à l'immédiateté, c'est comme si nous démissionnions de l'humain : celui-ci suppose de renoncer à la toute-puissance infantile, d'accepter l'interdit de l'inceste comme fondateur, de perdre la Chose.

Nous pourrions encore pour terminer rappeler une formulation de Serge Leclaire à laquelle nous ne pouvons qu'acquiescer : "La violence est la mise en acte d'une tentative de sortir de la relation incestueuse. Ce qui est interdit dans notre société, ce n'est pas l'inceste, c'est de sortir de l'inceste. Alors, il ne reste plus que la violence".

Il ne nous resterait plus qu'à nous demander s'il est possible de sortir de cette logique d'enfer dans laquelle nous sommes aujourd'hui, bon gré mal gré, bien souvent entraînés, et si oui, comment. Sans doute cela devrait faire l'objet d'un autre article, néanmoins nous pouvons avancer ce qui en serait la colonne vertébrale. L'autorité qui semble avoir abandonné tant le parent que l'enseignant doit être identifiée dans sa nouvelle configuration : l'évolution de notre modernité fait que la condition humaine ne s'appréhende plus par le biais d'un garant donné d'avance, légitimé par son essence divine. Désormais c'est par la seule élaboration psychique - que Freud a appelé Kulturarbeit - qu'une position subjective peut et doit asseoir sa consistance. Cette nouvelle donne n'évacue pas pour autant l'ancienne, il s'agit toujours de faire place à l'altérité. Seulement, elle inverse les paramètres : ce qui hier était donné d'avance doit aujourd'hui être découvert et atteint. Cela demande donc d'identifier la nouvelle configuration : l'autorité doit s'apprécier moins au fait d'être obéi qu'au fait de continuer à être l'interlocuteur de celui qui est censé s'y soumettre ; il s'agit de trouver sa voie face à des repères multiples plutôt que d'assumer un repère unique et identique pour tous ; il faut faire et refaire des choix plutôt que suivre des voies tracées d'avance ; il convient de construire plutôt que d'introjecter des valeurs ; c'est un témoignage qu'il faut donner ou recevoir plutôt que diffuser ou suivre un modèle ; c'est à un deuil que nous devons consentir plutôt qu'accepter un sceptre. La fin de l'impossible d'hier n'entraine pas l'accomplissement du tout-possible pour demain. Entre les deux, il y a aujourd'hui et ce qui s'avère simplement possible, donc praticable.

septembre 1999

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