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Une place pour la mort en médecine
Jean Pierre Lebrun

Origine : LES SOINS PALLIATIFS A DOMICILE
Santé conjuguée - octobre 1998 - n° 6
http://www.maisonmedicale.org/fileadmin/user_upload/Sc/sc06.pdf

Comme tout médecin, je fréquente les congrès médicaux. Celui-ci n’est pas un congrès médical d’aujourd’hui stricto sensu - peut-être que j’ai été déjà jusqu’à dire que c’était un anti-congrès - parce que les détails, ça fait la vérité.
Le piano qui est là, la personne qui a bien voulu nous faire entendre ses compositions et l’exercice auquel elle s’est adonnée, habituellement, cela se réserve pour 18h ou 19h après le congrès.
C’est comme ça dans les congrès de médecine si tant est qu’il y ait un instrument et qu’il y ait un musicien. Cette petite chose est peut-être tout à fait intéressante à noter et en tout cas, elle m’a d’emblée marqué avec d’autres petites choses : le fait qu’ici on a pas l’air trop pressé, on n’a pas l’air harcelé pour parler ; on a l’air de prendre son temps. Ça n’est pas très fréquent dans les congrès et en tout cas pas dans les congrès de médecine où en général on s’arrache les cheveux – avant déjà, d’ailleurs – pour arriver à parler. Est-ce que ce serait simplement une manière des organisateurs d’Orphéo d’avoir un peu plus de convivialité que les autres ? Et bien je ne l’interprète pas comme ça.
Je l’interprète plutôt comme déjà une manière de faire entendre que ce qui est traité ici, ça devrait et ça a eu des effets sur la manière dont on veut le traiter : prendre en compte la mort en médecine, ça ne se fait pas sur le mode des communications galopantes.
Je suis très rassuré, personnellement, sur le fait qu’au cours de ces journées se sont réunis des gens qui travaillent à ces questions des soins palliatifs à domicile. Ce sont des personnes qui se réunissent en sachant dire NON à la logique gestionnaire, NON à une techno-scientificité écrasante qui n’en arrive plus qu’à rétrécir la dimension du sujet, NON à une médecine qui ne laisserait pas sa place au sexe et à la mort.
Je pense que nous sommes tous d’accord pour rendre un caractère d’humanité à la médecine. Mais nous devons louvoyer entre deux écueils.

l Deux écueils : la techno-scientificité et le subjectivisme
Le premier, c’est cette techno-scientificité que tout le monde reconnaît comme judicieuse, utile et dont il faut se méfier quand elle vient déterminer pour nous des conduites qui n’ont plus rien à voir avec ce qu’était la médecine auparavant.
Mais il y a aussi l’écueil que j’appellerai celui du subjectivisme. On peut penser que la question du sujet se résout en laissant de la place à l’évanescence, à l’indicible, à l’inconnu et qu’ainsi on laisserait alors de la place au sujet. Et sortir d’ici complètement rassurés de ce qu’il suffit d’être contre le sort que la médecine techno-scientifique a fait au sujet par le biais de la place de la mort qu’elle annule. Et bien non, cela ne suffit pas.
Cela ne suffit pas parce qu’il faut éviter le subjectivisme. Si nous laissons la pente spontanée à chacun comme sujet de résoudre ces questions, cela consisterait à fonctionner selon son propre système et à faire, entre autres, que tous les autres fonctionnent selon ce même système. Voilà le danger.

l Les lunettes du fantasme
Tout le monde connaît l’histoire des amis qui vont au cinéma. En sortant, ils n’ont pas vu le même film. D’où peuvent surgir des conflits qui se terminent au café du coin ou dans des disputes célèbres. Pourquoi sort-on en n’ayant pas vu le même film ? De par le fait que nous sommes des êtres humains, nous avons tous endossé des lunettes, les lunettes de ce qu’on appelle notre fantasme, non pas nos fantasmes mais notre fantasme, c’est-à-dire la façon même dont nous avons appréhendé l’autre.
L’altérité de l’autre, nous ne pouvons l’appréhender que comme ça, à travers des lunettes que nous nous sommes construites, en fonction de notre histoire, de notre enfance, de nos embarras, de nos avatars, de tout ce qui a fait les signifiants, les mots, l’histoire qui nous déterminent ; en fonction de notre père, notre mère, nos frères et soeurs, le moment où nous sommes tombés sur terre, etc. Tout ça nous fait fonctionner, nous oblige à avoir un appareil psychique qui va nous servir de lunette.
Nous sommes tous un peu névrosés, et ce que j’appelle la névrose, c’est quand on est atteint de cataracte du fantasme. C’est quand notre fantasme est tellement opaque que nous croyons voir quelque chose d’autre et qu’en fait nous ne voyons que ce que nous connaissons déjà. Nous en sommes toujours un petit peu là.

l Sortir du subjectivisme : tiers externe, tiers interne
C’est un vrai travail de quitter cette sorte de subjectivisme dans lequel notre pente naturelle nous conduit. C’est complexe et au coeur de ce qui nous unit ici puisque prendre en compte la spécificité de la mort d’un sujet, c’est véritablement le prendre en compte là où radicalement il est autre, il va être autre. Pour cela, on n’a qu’une possibilité : pouvoir se référer à du tiers, c’est-à-dire concéder, accepter, faire le travail nécessaire pour que de la position que j’occupe, je ne réduise pas l’autre à du même.
Pour cela, du fait que je suis un être humain, que je parle, je prends appui sur le fait qu’entre l’autre et moi, il y a toujours du tiers, il y a déjà quelque chose qui nous échappe à tous deux et qui en même temps nous est commun. Habituellement, ce tiers est extérieur : ce sont les autres. C’est le tiers que j’invite à trancher entre un autre et moi, ou c’est le tiers de ceux avec qui je discute, avec qui j’échange dans l’équipe : c’est souvent un tiers extérieur. Mais le tiers peut être interne. On n’a pas besoin de chercher quelqu’un d’autre, on peut le trouver en soi. C’est une capacité que nous avons comme sujets humains, d’aller trouver le tiers en nous.

l Maintenir le tiers interne
Est-ce qu’il y aurait moyen de nous confronter à la mort par le biais de la mort de l’autre que j’aide, est-ce qu’il y aurait moyen de m’y confronter en maintenant cette dimension du tiers et en n’ayant pas le besoin ni d’objectiver cette mort, ni de la mettre loin du Moi, ni d’aller m’y coller d’une telle façon que je la réduise à moi, vivant, c’est-à-dire que je l’annule. Est-ce possible dans ce travail quotidien, de retrouver cette dimension du tiers ? Il y a eu plein d’indications aujourd’hui montrant que c’était ça qui est à l’oeuvre, qui est « en dessous » du travail de ce congrès.

l Les petites choses
On a évoqué les petites choses. Il ne faut pas les prendre comme des trucs mais comme des inventions nées pour que quelque chose tienne de cette dimension tierce ; c’est dans les petites choses que cela peut exister. Il ne faut pas nécessairement écrire, cela peut aussi être le silence. Ou supporter de ne pas faire, de ne pas vaquer à ses occupations.
Cela peut être de consentir à pousser une porte là où on ne la pousse plus. Cela peut être accepter de parler des choses banales de l’existence : la question de la mort n’est pas nécessairement oblitérée parce qu’on n’en parle pas tout le temps.
Ne pas en parler momentanément peut être une manière de lui donner sa place... Il n’y a pas de recette, il y a simplement à repérer, à créer un travail de juste distance qui n’est ni la collusion, ni la mise à distance aseptisée qui fait la force du discours technico-scientifique. Discours nécessaire, parce qu’on ne voit pas bien un chirurgien se lamenter sur le fait que son patient pourrait mourir ; on a besoin, à ce moment, de quelqu’un qui est aseptique, immunisé. On en a besoin, mais ce n’est pas la même chose d’agir médicalement à l’égard d’un patient ou bien de donner place à cette autre dimension qui fait que lui et moi, patient et médecin, nous sommes les mêmes puisque nous sommes tous les deux soumis à la mort.

l Le tiers inclus
Ce tiers auquel on r
envoie, paradoxalement, ce n’est pas que le tiers exclu. Aujourd’hui, avec les modifications qu’introduit la science, c’est ce tiers inclus qu’il s’agit de retrouver : pas nécessairement celui sur qui on peut faire appui à l’extérieur, mais celui qui est déjà là du fait que je parle et qui peut être va m’obliger, me contraindre à m’identifier à un patient.

l Un aller - retour incessant
Il devient rare de rencontrer des médecins qui ont la compétence et la capacité de s’identifier aux patients. Il faut savoir se mettre un instant à la place du patient pour pouvoir éventuellement ne pas trouver nul le fait qu’il patiente pendant deux heures avant de vous voir. Il faut être capable de s’identifier, mais de prendre ce recul. Et c’est toujours finalement, - c’est là le paradoxe -, ce tiers inclus qui se retrouve dans cette faculté d’aller – retour incessant qu’il y a entre moi, l’autre, l’autre le même, le sujet et l’autre, la parole, le silence.
C’est dans cette dialectisation incessante qu’on a le plus de chance de garantir cette fonction du tiers, notre seule garantie - jamais certaine - de donner une chance à ce qui se joue pour le sujet mourant, de voir là se jouer un acte de sa vie.

l L’irreprésentable de la mort
C’est vrai qu’il est extrêmement difficile de devoir faire ce travail à l’endroit où on est confronté avec la mort, c’est-à-dire avec le trou, avec l’absence complète de représentation, cette absence qui a fait Une place pour la mort en médecine que nous avons, très tôt dans notre existence, dû mettre en place ce fantasme. Puisque celui-là même s’est mis en place pour pouvoir supporter le trou qu’il y avait du fait d’être humain. Je suis un peu bref mais c’est paradoxalement la même chose : pour chacun de nous, c’est d’être face à cet irreprésentable, à l’origine même de l’appareil psychique, qui fait que quand on se retrouve confronté à la question de la mort, on doit chercher dans ses propres réserves, et c’est un moment compliqué.

l L’équipe de soutien comme tiers
On demandait à quoi devait servir l’équipe de soutien au sein de cette plate-forme. Je pense juste de dire que cette équipe de soutien a charge de faire tiers. Pas seulement servir de tiers exclu, mais aussi aider ceux qui se confrontent au travail quotidien avec la mort à retrouver le tiers inclus. Et donc à favoriser l’espace de la parole, à charge pour ceux qui le font, dans cette équipe de soutien, de repérer ce qu’il en est des lois de la parole, et de tout notre fonctionnement incontournable et irréductible, en laissant ainsi de la place à l’impossible, au fait que jamais les choses ne seront idéales ni parfaites, que cette limite-là doit être intégrée au processus lui même.

l La médecine, un laboratoire d’avant-garde
J’ai l’habitude de dire que la médecine est aujourd’hui un laboratoire d’avant-garde. Nous sommes avancés au point de nous faire vivre vingt cinq ans de plus qu’il y a quelques années. Mais c’est aussi un endroit où qui que l’on soit, radiologue, biologiste enfermé dans ses éprouvettes, infirmière, même si on est complètement retranché dans son blockhaus de connaissances, il se fera toujours un moment où l’on attrapera en pleine poire que c’est à un sujet que l’on a affaire. Aussi doué et compétent suis-je comme connaisseur de la maladie, il faudra un jour, fût-ce lors de ma propre maladie, que je me rende compte que c’est à des malades que je m’adressais.
La médecine est une usine très particulière puisque c’est une usine où le patron, l’ouvrier, la femme d’ouvrage, tout le monde est au même endroit, au chevet du patient. Mais c’est aussi un laboratoire qui oblige de dialectiser une logique technoscientifique de haut niveau dont personne ne conteste les performances, et une logique de sujet qui est mise à mal par cette logique technoscientifique.
Cette dernière produit des effets de subversion inattendus qui viennent ébranler ce qui nous a toujours constitués comme repères.

l Le débat sur l’euthanasie, en exemple
Le débat d’aujourd’hui sur l’euthanasie est un débat obligé, étant donné que les médecins ne savent plus ce qu’est que la vie. Ils ont été habitués à faire tout ce qu’il faut pour qu’un sujet vive mais aujourd’hui ils se demandent s’il est encore bien de le faire vivre dans les conditions où il se trouve, c’est-à-dire troué de tous côtés par des tuyaux et rattaché à des machines qui le font exister : est-ce encore la vie ? C’est une vraie question, on ne se la posait pas il y a quelque temps. On est complètement ébranlé dans nos repères mais on doit quand même se confronter à cette logique du sujet.

l L’avant-garde dans l’avant-garde
La médecine est un laboratoire d’avant-garde des problèmes de société mais les soins palliatifs à domicile sont l’avant-garde dans l’avant-garde.
C’est l’endroit où on va essayer à la fois de prendre en compte ce qu’est un sujet et de venir en aide à un patient en fin d’existence avec tous le moyens disponibles, de la manière la plus scientifique. C’est peut-être là ce qui donnera l’occasion de faire de la médecine « une science de soigner des sujets » ; pas de les guérir, mais de les soigner... et des sujets, pas seulement des maladies.

l Une place pour la mort en médecine
Quand on est médecin, on est toujours quelqu’un qui veut avoir du pouvoir sur la mort. La médecine scientifique a donné au médecin une force énorme.
Devant la mort, cette force reste cependant extrêmement fragile. Mais lorsqu’à la mort est donnée sa place en médecine, comme dans ce congrès et dans le travail que vous faites, paradoxalement, je crois que cette fragilité devient une force.

Jean-Pierre Lebrun.


Jean-Pierre Lebrun est psychiatre et psychanalyste. Il est entre autre l’auteur de « La maladie médicale » (De Boeck, collection Oxalis) et de « Un monde sans limite. Essai pour une clinique psychanalytique du social » (Erès, Point hors ligne).

Orateur « final » lors du colloque Orphéo, il nous livre ici ses impressions et ses réflexions au terme de ces deux journées d’échanges.