On pourrait croire qu’en un siècle, c’est la même question qui se poursuit.
Nombreux sont aujourd’hui ceux qui se demandent « Que faire ? » face
à la montée de la violence ? À la délégitimation de l’autorité ? À l’amplification
des nationalismes ? À l’accroissement des sectes ? À l’absence de culpabilité
des jeunes délinquants ? À la vacuité du politique ? À l’adolescence
qui n’en finit pas ? À la demande insolite du transsexuel qu’il adresse
tant au magistrat qu’au médecin ? Au clonage qui ne pourrait tarder
? Au soupçon généralisé sur les pères et les chefs ? Cette liste est
loin d’être exhaustive, mais elle indique bien qu’à cent ans de distance,
il ne s’agit pas du même « Que faire ? ».
En 1902, Lénine publiait une brochure polémique, véritable acte de naissance
du bolchevisme, selon la plupart des commentateurs et des historiens.
Non seulement ce petit ouvrage permettait au théoricien de la révolution
de se distancier magistralement du réformisme socialiste et syndicaliste,
mais surtout, fort du constat que, spontanément, la classe ouvrière
n’était ni socialiste, ni révolutionnaire, il préconisait l’intervention
d’une avant-garde consciente et active – un parti, le futur parti bolchevique
– seule capable d’apporter du dehors aux masses ouvrières la conscience
de classe qui lui était nécessaire pour être le moteur du processus
révolutionnaire. Non seulement donc une pratique des luttes ouvrières,
mais une élite militante qui, se nourrissant des théories de Marx et
d’Engels, est capable de former la masse ouvrière. « Sans théorie révolutionnaire,
pas de mouvement révolutionnaire ! » y écrivait Lénine.
En un mot comme en cent, le « Que faire ? » de Lénine se propose comme
une ligne de conduite pour aboutir à la mutation sociale escomptée.
Si la suite est connue et viendra rejoindre les tragédies du XXe siècle,
il n’en reste pas moins vrai que le « Que faire ? » de Lénine se voulait
un programme, et que celui d’aujourd’hui n’est nullement du même tabac.
Aujourd’hui, pas de projet en cours, encore moins un quelconque vœu
révolutionnaire. Plutôt une latence diffuse en même temps que des problèmes
dits de société dont la liste ne cesse de s’allonger. Un embarras bien
sûr, en tout cas pour bon nombre de citoyens confrontés pas tant à l’absence
de repères comme on ne cesse de le répéter qu’à un nombre impressionnant
de savoirs mais chacun d’eux valant autant qu’un autre, ceci allant
parfois jusqu’à mettre la pure et simple opinion en balance avec la
parole de l’expert. De ce fait, notre « Que faire ? » se pose sur fond
de déprime généralisée, sinon d’engluement, dont nous désespérerions
d’emblée de nous sortir. En serions-nous arrivés à ce que notre désir
lui-même se présente aux abonnés absents ?
La réponse du psychanalyste, à cet égard, est nette : ne demande « Que
faire ? » que celui dont le désir s’éteint, avance Lacan dans Télévision1.
La question mérite, en tout état de cause, d’être posée même s’il ne
faut pas prendre cette question comme une invitation nostalgique à retourner
à la tradition. Simplement les progrès qui sont les nôtres et qui feront
certainement le milieu naturel de demain ne semblent pas être sans quelques
contreparties qui pèsent sur l’état de notre désir. Il est vrai que
Freud qui identifiait le malaise dans la civilisation dans l’excessive
répression du sexuel nous avait laissé entendre que désirer allait nous
être autrement plus commode.
Mais voilà, penser que nous pouvons dans le même mouvement servir le
lien social, et ne penser qu’à notre propre satisfaction ainsi qu’au
plaisir de celui ou de celle qui veut bien consentir est probablement
une impasse. Penser qu’il est possible à la fois de faire « monde commun
» – selon l’expression d’Hannah Arendt – et ne se soucier que de sa
satisfaction consumériste au point de se prétendre victime dès que celle-ci
est un tant soit peu entamée, est certainement une contradiction qu’il
nous faudra affronter. Penser que la place de l’instance tierce peut
toujours émerger à partir de l’échange des partenaires via une médiation
bien intentionnée, c’est penser que l’on peut faire sortir le lapin
du chapeau sans l’y avoir auparavant mis.
Nous ne pouvons reprendre ici l’ensemble de la donne qui nous a menés
et qui nous mène encore à de telles méprises, à ce que nous avons appelé,
il y a déjà quelque temps Un monde sans limite 2 et plus récemment les
désarrois nouveaux du sujet 3. Simplement traçons quelques lignes de
force.
Partons d’une considération sans doute trop simple : une construction
à trois étages : l’étage de ce que Lacan a appelé l’humus humain 4,
l’étage de la société, et celui des premiers autres qui entourent le
sujet, autrement dit l’étage de la famille. L’étage de l’humain, si
l’on s’en réfère à ce qui le spécifie, à savoir au langage, exige la
perte de la jouissance absolue, immédiate, totale. Du seul fait d’entrer
dans le champ de la parole, le sujet s’exclut de la toute jouissance
et se trouve marqué par la limite : s’inscrit ainsi pour lui que toujours
quelque chose vient à manquer non par accident, mais de structure, l’affecte
de ce fait une déception irréductible, une insatisfaction incontournable
; son être s’entame ainsi d’une perte qui va servir de fondement aussi
bien à la Loi qu’au désir. C’est ce qui fera aussi dire à Lacan : «
Toute formation humaine a pour essence, et non pour accident, de réfréner
la jouissance. » 5 Réfréner la jouissance, c’est lui dire « Non ! »,
un « Non ! » qui permettra au futur sujet de dire « Oui ! » au désir.
Passons d’emblée au troisième étage : celui de la famille, des premiers
autres. C’est au travers de la relation à ces derniers que le sujet
va rencontrer cette limite à la jouissance. La jouissance de la mère
lui est interdite, et cela du fait du père – mieux, de l’homme de la
mère –, du fait de ce que c’est un autre que lui qui déjà occupe la
place. Sans entrer dans les nuances, disons que la jouissance absolue,
immédiate, totale est représentée par la mère et que le père va représenter
le « Non ! », la perte de jouissance qu’implique le langage. Ainsi le
trio père-mère-enfant via l’Œdipe entre en scène pour que l’enfant consente
à renoncer à la toute-jouissance et dans le même mouvement accède au
désir, ce qui lui permettra plus tard de prendre sa place dans le social
comme homme ou comme femme. On y voit donc le père comme interdicteur
peut-être, mais au service du désir et représentant de commerce du langage
qui nous définit. Ainsi, du fait de ce dispositif, la ligne de partage
entre la jouissance et le langage semble avoir été mise en place par
la Loi que servent les parents, alors qu’en fait, ce ne sont que les
contraintes du langage qui ont été ainsi comme habillées par l’interdit
de l’inceste.
Revenons-en maintenant au deuxième étage : le « Non ! » qui sert de
fondement à la Loi – même si, comme nous venons de le faire remarquer,
c’est la Loi qui semble dans l’après-coup fonder ce « Non ! » – sera
articulé par chaque société selon ses modalités propres qui feront d’ailleurs
sa spécificité culturelle. Il n’en reste pas moins que, quelle qu’elle
soit, chaque société s’est toujours donné la charge d’organiser la transmission
de ce « Non ! », de cette limitation de jouissance. Nous la retrouvons
à l’œuvre dans ce qui est reconnu comme l’universalité de la prohibition
de l’inceste (ce qui n’équivaut pas à parler d’universalité du complexe
d’Œdipe).
Il semble donc bien que la solidarité de ce triple étagement a été responsable
durant des siècles de la transmission de la limite, de ce « Non ! »
nécessaire à la spécificité de l’humus humain et à la physiologie du
désir. Or, c’est cette solidarité qui est aujourd’hui remise en cause
ou en tout cas dont la visibilité est estompée et c’est aux conséquences
de cette mutation que nous avons à faire.
En effet, tout se passe comme si notre social, en passant d’une société
de pouvoir à une société de savoir sous l’égide de la modernité – cette
faille dont les tassements ultimes ne se sont pas encore produits, dit
Yves Bonnefoy 6 –ne transmettait plus la nécessité de ce « Non ! ».
En revanche, elle donne à entendre que cette limite à la jouissance
n’est qu’un frein au bonheur que je suis en droit d’attendre. Insistons
d’emblée sur le « tout se passe comme si », car il ne serait pas difficile
de démontrer qu’il ne s’agit que d’une apparence trompeuse, qu’en fait
ce « Non ! » est toujours au programme, mais que d’abord, il ne se présente
plus avec la visibilité d’antan et sans doute non plus avec la visibilité
suffisante pour que celle-ci persuade spontanément quiconque de sa nécessité.
Remarquons dès lors que par les effets conjoints de l’économie capitaliste
mondialisée, du démocratisme congruent au déclin du Patriarcat et des
implicites du discours de la science, la notion de butée, de limite
se voit sans cesse déplacée, si pas purement et simplement pulvérisée.
Difficile en effet de ne pas prendre pour une suppression de toute limite
les possibilités qui sont les nôtres de pouvoir sans cesse la reculer.
Difficile de ne pas confondre suppression de la catégorie de l’impossible
et inflation sans mesure des possibles à laquelle nous participons aujourd’hui.
Difficile de ne pas prendre pour infini ce qui n’est que sortie d’un
type de finitude.
Tout se passe dès lors comme si, suite aux modifications qu’autorisent
les développements et les progrès jamais atteints de notre société,
la physiologie du désir humain impliquant d’emblée l’absence de l’objet
n’était plus mise au programme de ce qui devait se transmettre. En revanche,
toujours plus de jouissance semble faire office d’idéal ou en tout cas
se proposer comme alternative susceptible de ne plus s’encombrer des
contraintes du désir. Le « droit au bonheur » justifie d’en appeler
au Prozac et au Viagra plutôt que de se confronter à l’angoisse ou à
la précarité de l’exercice de la sexualité.
Pourquoi ne pas seulement nous satisfaire de ce qu’un confort vienne
là se substituer à ce qui, hier encore, était avatar du désir ? Mais
justement, penser que l’on puisse dans le même mouvement tenir le vif
de son désir et assurer de plus en plus confort et jouissance est loin
d’être un objectif qui puisse être atteint simultanément et dans le
même mouvement.
En revanche, en persévérant dans cette voie de vouloir le beurre et
l’argent du beurre, c’est la transmission des conditions pour désirer
qui n’est plus assurée. Ainsi nous pouvons nous étonner de ce que ce
sont les parents qui aujourd’hui demandent reconnaissance à leurs enfants,
moyennant quoi d’ailleurs surgit ce symptôme sans doute inédit dans
l’Histoire, à savoir que les parents ne s’autorisent plus à dire « Non
! » à leurs enfants.
Et à cette disparition du « Non » dans le programme du social, nous
pouvons faire l’hypothèse de plusieurs conséquences : d’abord une délégitimation
de ceux et celles qui ont à transmettre les conditions du désir, ensuite
cela met les sujets eux-mêmes dans une situation particulièrement difficile,
à savoir qu’ils ont à tirer seulement d’eux-mêmes la nécessité de ces
conditions au risque de les fatiguer d’avoir à être soi, comme l’avance
Alain Ehrenberg.
Nul doute que si nous voyons aujourd’hui des enseignants en difficulté
dans l’exercice de leur profession ou des parents en attente du consentement
de leurs enfants pour leur poser des interdits, c’est parce que la reconnaissance
symbolique de leur légitimité n’est plus de mise et qu’il ne leur reste
alors qu’à se tourner vers la seule reconnaissance qui tienne, celle
toute imaginaire venant de ceux à qui ils sont censés interdire, ce
qui bien sûr pose quelques problèmes.
En revanche, du côté des sujets eux-mêmes, tout se passe comme si, pour
ancrer la limite, ils ne pouvaient plus compter sur l’interdit qui leur
vient d’ailleurs, sur l’arrimage de ce « Non ! » dans l’Autre du corps
social. Au mieux, il ne leur reste alors qu’à s’interdire eux-mêmes,
mais ce « Non ! » par ailleurs pleinement justifié qu’ils s’infligent,
n’en reste pas moins éminemment précaire puisque son destin n’est pas
retiré de leurs mains. Il persiste dès lors en leur seul pouvoir et,
à ce titre, est toujours susceptible d’être remis en question, sinon
désavoué, et donc sans cesse à réinscrire. La perte qui organise leur
désir reste comme toujours non seulement à refaire, mais à répétitivement
refonder.
Le risque, dans un tel contexte, c’est que nous ne soyons plus poussés
à grandir, mais amenés à dériver plutôt qu’à désirer, à nous laisser
aspirer plutôt qu’inspirer.
Pour finir, précisons toutefois qu’il ne s’agit nullement ici de prôner
un quelconque retour au modèle d’antan, car revenir à une société qui
échapperait aux effets de la modernité est d’abord impensable, mais
surtout parce que l’enjeu de la modernité est précisément de relever
ce défi. La question est donc bien plutôt de prendre en compte la difficulté
du sujet dans un tel dispositif et de repérer que nous demander à notre
tour « Que faire ? » devrait surtout nous amener à nous interroger sur
les irréductibles du désir humain et si ce n’est pas à ceux-ci que nous
sommes – à notre insu – en train de contrevenir.
Jean-Pierre Lebrun * Psychanalyste.
(1) J. Lacan, Autres écrits, Seuil, Paris, 2001, p. 541.
(2) J-P. Lebrun, Un monde sans limite, essai pour une clinique psychanalytique
du social, Erès, Toulouse, 1997.
(3) J-P. Lebrun (et coll.), Les désarrois nouveaux du sujet, Erès, Toulouse,
2001.
(4) J. Lacan, note italienne in Autres écrits, Paris, Editions du Seuil
2001, p. 311.
(5) J. Lacan, Allocution sur les psychoses de l’enfant, in Autres Ecrits,
ibid. p. 364.
(6) Y. Bonnefoy, Readiness, ripeness : Hamlet, Lear, préface à Hamlet,
Folio classique n°1069, 1978, p. 8.
L'article "D’un «Que faire ?» à l’autre" a été
publié dans la revue Le Passant ordinaire N° 36 (septembre 2001
- octobre 2001) Le lien de cet article : http://perso.wanadoo.fr/passant.ordinaire/revue/36-274.html
Le lien de cet article en passant par la rubrique auteurs
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