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Origine : http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3232,36-671455,0.html
Subject: Fw: Article Pétrole
Date: Tue, 12 Jul 2005 16:30:11 +0200
L'ère du pétrole cher, par Yves Cochet
LE MONDE 11.07.05
es fluctuations quotidiennes ou hebdomadaires des cours du baril
de brut sur le marché new-yorkais sont dues à une
multitude de facteurs d'origine et de portée très
différentes.
Les commentateurs citent ordinairement les débits de l'OPEP,
l'état des stocks commerciaux américains, le temps
qu'il fait, les spéculateurs, le terrorisme, la faiblesse
des capacités de raffinage, la situation en Irak, en Iran,
au Nigeria, au Venezuela, en Russie...
Mais ces "explications" semblent valides quelle que soit
la hauteur du cours du baril 30 dollars, 40 dollars, 50 dollars...
, alors que nous manque l'explication principale sur la hauteur
elle-même, 60 dollars aujourd'hui. Trois facteurs décisifs
poussent durablement les cours du brut à la hausse : la raréfaction
géologique du pétrole conventionnel (peu cher à
extraire), l'entrée dans un monde de terrorisme et de guerres
permanentes pour le contrôle du pétrole, la forte augmentation
de la demande due à la croissance asiatique et au maintien
de la consommation occidentale. C'est l'anticipation de ce dernier
facteur par les négociants qui fait aujourd'hui flamber les
cours.
Pendant le premier siècle et demi de l'ère du pétrole
de 1859 à 2004 , la demande mondiale a toujours
été satisfaite par l'offre. Vous vouliez plus de pétrole
? Nous avions des marges de manoeuvre. Nous ouvrions plus les robinets.
Il en coulait plus. Nous en vendions plus.
Les chocs pétroliers de jadis étaient politiques,
non économiques. Aujourd'hui, alors que la demande mondiale
moyenne en 2005 avoisinera les 84 millions de barils par jour (Mb/j),
les marges de manoeuvre de l'offre sont quasi inexistantes.
Tous les robinets débitent à leur capacité
maximale, à la limite de la demande, et au risque qu'un événement
(grève, sabotage, conflit local...) baisse les approvisionnements.
Il s'ensuit une situation de pénurie relative, poussant les
prix vers le haut.
Tant que l'offre ne parviendra pas à satisfaire la demande,
le prix du pétrole augmentera jusqu'à ce qu'un nombre
suffisant de consommateurs (ils sont des milliards !)
ajustent leur consommation aux possibilités de leur budget.
Si l'offre mondiale plafonne à 84 millions de barils par
jour (Mb/j), les prix se caleront à la hauteur nécessaire
pour que la consommation ne dépasse pas ces 84 Mb/j. Et lorsque
la déplétion (diminution) géologique s'accentuera,
le déclin absolu de l'offre mondiale prendra place à
un taux d'au moins 2 % par an. Les prix auront alors tendance à
augmenter encore pour exclure plus de consommateurs et réduire
la consommation.
Mais la longue dépendance au pétrole de nombreux
pays m'incite à penser que la demande restera forte pour
des raisons vitales. La recherche de la croissance et l'augmentation
de la population mondiale continueront à alimenter une progression
de la demande de l'ordre de 1,5 % par an. En effet, les chiffres
montrent que la demande de pétrole est relativement inélastique
par rapport aux prix (contrairement à la demande de fraises).
Autrement dit, ce n'est pas parce que les prix vont monter que la
demande diminuera
En 2004, la demande a crû de plus de 3,5 %, soit 2,7 Mb/j
la plus forte hausse depuis vingt-cinq ans , tandis que
le cours du baril moyen est passé de 26 dollars en 2002 à
31 dollars en 2003 et 41 dollars en 2004. Depuis le début
1999 jusqu'à la fin 2004, les cours du brut ont augmenté
de 350 % et la demande de 10 %, contrairement à toutes les
prévisions. Ce phénomène pourrait presque se
nommer l'élasticité inverse : la demande croît
lorsque les cours montent. Toutefois, cette "règle"
surprenante ne vaut que jusqu'à une certaine hauteur des
prix, pour une vitesse modérée de la hausse, et pour
une durée limitée de prix élevés.
Une autre croyance conventionnelle et fausse postule que des prix
hauts du pétrole ralentissent l'économie. Le contraire
peut se constater : des prix assez élevés tendent
à pousser la croissance mondiale qui, en 2004, n'a jamais
été aussi forte depuis quinze ans. En effet, lorsque
le cours du baril monte, les volumes considérables de pétrodollars
récoltés par les compagnies pétrolières,
privées et surtout nationalisées, se recyclent en
achats de matières premières, de produits finis ou
de denrées agricoles auprès des pays exportateurs
de ces biens, différents des pays exportateurs de pétrole.
Le commerce mondial croît, en impliquant même certains
pays pauvres qui transforment rapidement le produit de la vente
de leurs matières de base en achat de biens manufacturés
dont ils manquent. Ces pays n'épargnent pas, ils possèdent
une forte propension marginale à la consommation. Tout revenu
supplémentaire est converti en importation de ce qu'ils n'ont
pas.
Ce schéma s'est appliqué aux petits dragons asiatiques,
Singapour, Corée du Sud et Taiwan dans les années
1970, alors que les cours du pétrole avaient augmenté
de plus de 400 % entre 1973 et 1981. Il correspond aujourd'hui au
boom de la Chine, de l'Inde, du Pakistan et du Brésil. La
demande mondiale de pétrole est donc peu liée à
la hauteur des cours du brut à New York. Jusqu’à
un certain niveau et jusqu'à une certaine vitesse de la hausse
néanmoins.
Un choc pétrolier peut, avec un décalage, provoquer
un ralentissement ou une récession dans une région
du monde et, simultanément, stimuler l'économie dans
une autre région. C'est la mondialisation en tant que dynamique
planétaire qui importe, non les économies d'énergie
de tel pays du Nord, annulées par la voracité énergétique
de tel pays émergent. Au total, un transfert d'activités
énergie intensives des pays du Nord vers les pays émergents
s'additionne à une augmentation du trafic mondial de marchandises
pour accroître finalement la consommation d'énergie.
Les prétendues "économies de la connaissance"
postindustrielles de l'OCDE reposent sur un transfert massif de
leur base matérielle et énergétique vers les
"économies émergentes".
Si les cours continuent à monter tendanciellement vite,
à partir de 70 ou 80 dollars par baril, il est vraisemblable
que les conséquences inflationnistes de la hausse des cours
du pétrole soient suffisamment marquées pour que les
gouverneurs des banques centrales des pays riches et pétrovoraces
l'Amérique du Nord, le Japon, l'Union européenne
relèvent les taux d'intérêt pour tenter
de contenir l'inflation.
Ce remède accroîtra la douleur, réactivant
celle que nous avons déjà éprouvée lors
du deuxième choc pétrolier des années 1979-1983,
sous l'impulsion ultralibérale de Margaret Thatcher et de
Ronald Reagan. En effet, lorsque le coût de l'argent augmente,
les marchés financiers se contractent et les entreprises
rencontrent plus de difficultés à se financer par
la Bourse ou par l'emprunt, ce qui ralentit l'activité économique.
Si l'argent est plus cher, tout devient plus cher, l'inflation s'accroît.
Pour tenter, par un second moyen, de la juguler, les banques impriment
plus d'argent, ce qui provoque le résultat inverse : la poursuite
de l'inflation. Ainsi, la méthode de la hausse des taux,
censée lutter contre l'inflation, entraîne au contraire
la contraction des marchés financiers et l'inflation de l'argent,
puis des prix, la destruction des emplois et les difficultés
des entreprises.
Le pétrole est moins un produit final qu'un facteur de production,
souvent un petit facteur dans un coût de production total.
Il en résulte, pour l'instant, peu d'incitations à
la substitution du pétrole ou à la réduction
de la demande. Même le changement climatique et ses effets
létaux n'ont pas persuadé du contraire l'acheteur
d'un 4 × 4 dont la grand-mère est morte pendant la
canicule de l'été 2003.
Cette relative rigidité renforcera la gravité des
conséquences économiques et sociales du triple choc
qui arrive. Nul n'y étant préparé, il sera
sévère. Car, cette fois-ci, il n'y aura aucun retour
à la baisse des cours, à de bas prix des produits
pétroliers. L'inflation risque d'être forte, la récession
aussi.
Ce dont je parle ici n'est pas "la fin du pétrole",
mais "la fin du pétrole bon marché". Cela
sera hélas suffisant pour provoquer d'énormes instabilités
économiques et sociales, pour disloquer les pouvoirs politiques
et provoquer des guerres. Le malheur est que, malgré les
avertissements hurlés par quelques-uns, les responsables
économiques et politiques n'ont pas du tout anticipé
la situation qui s'annonce, comme le montre l'indigent projet de
loi d'orientation énergétique adopté par l'Assemblée
nationale mercredi 23 juin. Le choc est donc inévitable.
Il n'y a pas de plan B. Il n'y a qu'une demi-solution, la sobriété
immédiate, pour réduire un peu les effets dévastateurs
du choc en repoussant un peu son arrivée inéluctable.
Yves Cochet est député Vert de Paris et ancien ministre
de l'aménagement du territoire et de l'environnement.
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