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Origine : http://www.humanite.fr/2007-07-11_Tribune-libre_Comment-le-marche-a-fait-la-conquete-de-l-homme
Christian Laval dresse une généalogie historique
de l’utilitarisme et décrypte la soumission des rapports
humains à la fiction marchande.
L’homme économique. Essai sur les racines du néolibéralisme,
par Christian Laval,
Éditions Gallimard, 2007, 396 pages, 24,90 euros.
Pour l’idéologie néolibérale, le marché
joue un double rôle : il est le centre et la clef de tous
les problèmes économiques ; mais en même temps,
il constitue un modèle pour tout ce qui est extérieur
à l’économie. L’ensemble de la vie humaine
semble se réduire à la confrontation d’individus
dont chacun est guidé seulement par la recherche de ce qui
lui est utile. Sous le discours de la concurrence et du marché,
à la fois pour l’étendre et pour le légitimer,
c’est donc un point de vue anthropologique qui sert de référence
universelle : l’homme est un être d’intérêt
et toutes ses activités s’expliquent par le calcul
de cet intérêt. Christian Laval entreprend ici à
la fois de montrer la logique de cette fiction si efficace et d’en
faire l’histoire.
La logique : la société tout entière est ainsi
assimilée à un marché, toute dimension symbolique
(si importante dans le passé ou dans d’autres civilisations)
est déniée, et l’humain est réduit d’un
côté à une ressource utile, de l’autre
à un sujet calculateur. Dès lors « la liberté
individuelle, très particulièrement celle du choix
et de la consommation, est soeur de la sujétion économique
». Il s’agit donc bien de donner à cet intérêt
individuel valeur de norme, la seule possible et la seule évidente
- tout le reste étant déchiffré sous les catégories
de l’irrationnel et de la contre-nature, donc destiné
à échouer.
L’histoire : toute cette construction est relativement récente
; elle ne remonte en fait pas plus loin que la naissance de la modernité
européenne.
La plupart des sociétés connues, et l’Europe
encore jusqu’à la fin du Moyen Âge, enserraient
l’individu dans un réseau de traditions, de systèmes
symboliques, de structures du don et de la dette (Mauss l’avait
montré) qui limitaient le désir d’enrichissement.
C’est depuis la Renaissance que s’est affirmée
une nouvelle figure du sujet à travers des étapes
aussi diverses que l’analyse janséniste de l’homme
déchu, la réhabilitation des « vices »
par la Fable des Abeilles de Mandeville, la mécanique sociale
de d’Holbach et Helvétius, l’utilitarisme de
Bentham. Peu à peu, ce qui était conçu d’abord
comme preuve de la corruption devient instrument du bonheur et de
la richesse qui en est la condition. On admirera la façon
dont l’auteur montre comment des domaines aussi divers que
la théorie du langage, l’apologie des passions, la
« société de surveillance » sont reliés
et éclairés par cette histoire de l’extension
de l’intérêt comme forme générale
du lien social.
On pourrait certes formuler quelques questions : sur le plan de
l’histoire des idées, l’ouvrage sous-estime peut-être
la force critique du matérialisme du XVIIIe siècle,
malgré ses limites ; en ce qui regarde le rôle de l’individu
dans la société moderne, on peut penser que la rupture
avec les liens traditionnels est plus émancipatrice qu’aliénante
; du coup la critique du capitalisme finit par sembler ici plus
éthique (en termes de « dégradation des rapports
humains » et de l’appel à un désir «
qui excède les limites du moi ») qu’économique
ou politique (d’où la critique de supposées
illusions de Marx). Mais cela n’ôte rien à l’importance
de l’ouvrage, où il y a beaucoup à apprendre
sur la généalogie de l’utilitarisme aujourd’hui
dominant et sur les formes complexes qu’il a pu assumer.
Pierre-François Moreau, philosophe
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