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Le gouvernement de soi
Frédéric Gros

Sciences Humaines N° Spécial N° 3 - Mai -Juin 2005
Foucault, Derrida, Deleuze : Pensées rebelles
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Dans l'Histoire de la sexualité, Michel Foucault passe de la question du pouvoir à celle du sujet et du souci de soi. Mais loin de marquer une rupture, ce passage à l'éthique s'inscrit dans une problématique politique. Car on apprend à se gouverner aussi pour gouverner les autres.

Il existe une énigme Michel Foucault : celle des dernières années de travail, d'études et de cours au Collège de France. Pendant toutes les années 70, on avait cru fixer le sens de sa démarche en la lisant comme une généalogie du système contemporain des pouvoirs, à partir de racines occidentales modernes (XVIe-XVIIIe siècles) : la discipline et la prison, la norme et la loi, la souveraineté et le contrôle, la guerre et la biopolitique, la raison d'Etat et le libéralisme... Et voilà que, par une espèce de « tournant », M. Foucault nous offre d'ultimes méditations sur l'histoire du sujet grec et les techniques de soi antiques. On a parlé de rupture, on a évoqué un passage presque sans transition du « politique » à l'« éthique », du « pouvoir » au « sujet ». Et pourtant ce sujet ancien que décrit M. Foucault dans ses études sur le souci de soi, l'ascétique, l'esthétique de l'existence, les pratiques de subjectivation, etc. est appelé à se gouverner lui-même, c'est-à-dire, comme on voudrait le montrer ici, à instaurer de soi à soi un rapport politique.

Pour saisir ce qui s'est opéré entre la fin des années 70 et le début des années 80, il faut revenir au moins au cours prononcé au Collège de France en 1980 (« Le gouvernement des vivants »), encore inédit. Il s'agissait alors pour M. Foucault de retracer la généalogie du sujet désirant, telle qu'une psychanalyse courante en fait la leçon. Comme sujet désirant, je tiens mon identité de mon désir, en tant qu'il demeure largement secret, opaque au regard de ma conscience claire, et ne gagne en transparence que depuis un rapport réglé à l'autre (un directeur, un confesseur, un analyste) sous la forme du monologue indéfini et sous écoute. Ce qui m'affecte et me ronge, les troubles qui m'envahissent, les angoisses qui me traversent, tout par hypothèse provient d'un désir trop fortement méconnu, et je gagnerais certes à l'interroger en le dépliant dans un discours adressé à un autre qui s'y prêterait.

Un sujet inscrit dans un horizon d'obéissance

Tout ceci (la forme de la confession) est bien acquis, et proprement actif dans la culture contemporaine. Le coup de force de M. Foucault consiste à faire de cette évidence, qu'on croirait presque reposer sur une base anthropologique (l'homme est un être de désir), une donnée historique, c'est-à-dire produite, entretenue et, au fond, factice, contingente, défaisable. Historicité donc de l'homme de désir. Or, comme être désirant, le sujet n'est que l'effet d'une politique de l'obéissance. Toutes les études de 1980 que mène M. Foucault autour de la pénitence et de la confession (passage d'un aveu théâtral, formel où il s'agissait de déclamer des formules rituelles à une confession complète, scrupuleuse et dirigée), construction savante et précise de la relation entre le directeur de conscience et son dirigé (1), sont comme tendues vers un seul but : montrer comment ces pratiques inscrivent le sujet qui s'y prête, murmurant devant un autre le contenu scruté de son désir, dans un horizon d'obéissance. Finalement, se poser la question « Qui suis-je ? », pour M. Foucault, et tenter d'y répondre, c'est forcément se soumettre, se placer sous dépendance, puisque ce rapport éclatant de moi-même à la verticale de ma vérité, au bout de ma parole, c'est un autre qui l'agite comme une lanterne qui me capte. M. Foucault, à partir de cette reconstruction du sujet de la psychologie, tressant par son discours bavard les fils de sa propre dépendance, et n'obéissant jamais mieux à un autre que quand il cherche son identité la plus intime, voudra faire surgir comme par contraste un autre sujet : celui de l'éthique ancienne. Sujet non plus de la connaissance introspective de soi ou de l'interprétation du désir sous contrôle, non plus de la confession sans fin ou de la constitution de la science du moi et de ses émois, mais sujet de « l'usage des plaisirs » ou du « souci de soi »(2), des exercices et du travail sur soi, de la maîtrise et du gouvernement des affects.

Ces dernières années furent donc celles du malentendu. On a cru lire à travers les dernières recherches l'exaltation d'une morale individualiste, narcissique, d'une éthique du dandy qui ferait l'éloge des conduites à proportion de leur seule valeur esthétique (faire de sa vie une oeuvre d'art), la description d'une construction soigneuse de soi prise dans le vertige d'une autoréférence, oublieuse des autres, égoïste et asociale (prendre soin de soi, établir de soi à soi un rapport de jouissance et de maîtrise complètes, etc.). Que n'a-t-on dit sur ce retour pervers aux Grecs qui aurait constitué en fin de compte chez M. Foucault un sapement nihiliste de la morale universelle ?

Ta vie est-elle fidèle à des principes ?

La réalité des textes et des cours contredit largement pourtant cet inquiétant tableau. La redécouverte par M. Foucault d'une éthique du soi n'a pas pour vocation première de restructurer un lien social en défection, encore moins de fonder des valeurs transcendantes en perte d'autorité. Il s'agit au départ de situer l'élément éthique dans la construction patiente du rapport du sujet à lui-même. Cette formulation abstraite peut prendre la forme plus simple d'une question : que dois-je faire de ma vie ? La question « Qui suis-je ? » n'est pas une question grecque. Le problème n'est jamais celui d'une identité problématique à connaître (entraînant comme en cascade des interrogations sur le roman familial, les secrets tus, etc.), mais d'une règle de vie à observer (supposant une foule d'exercices pratiques : comment ne pas se mettre en colère, comment réduire ses passions, etc.). Il ne s'agit donc jamais, contrairement au sujet psychologique, de creuser de soi à soi la distance d'une méconnaissance à combler, mais d'une oeuvre de vie à accomplir. En ceci le sujet éthique antique, redécouvert par M. Foucault, est avant tout pratique. Il n'est pas constitué par une intériorité psychologique - profondeurs insondables, intimités secrètes où il lui faudrait jeter le filet frêle de son discours. Le sujet gréco-latin du souci de soi use autrement des discours : ils sont, comme on verra, la mesure de ses actes auxquels il les confronte. Le problème n'est pas de savoir jusqu'à quel point le discours peut refléter fidèlement une richesse intérieure, mais d'exercer le discours à informer l'extériorité des actions. D'où la question essentielle : est-ce que tes actes ressemblent à tes paroles, est-ce que ta vie est fidèle à des principes, est-ce que tu ordonnes ton existence selon des maximes que tu te donnes ?

L'exemple le plus impressionnant pour illustrer ce point de l'opposition foucaldienne entre le sujet moderne de la psychologie et le sujet ancien de l'éthique est celui de l'examen de conscience, exemple d'autant plus décisif qu'il s'agit en même temps de montrer en quoi cet exercice spirituel antique ne suppose évidemment aucune introspection. Dans l'analyse serrée du livre iii du De ira de Sénèque (3) où cet exercice est présenté, M. Foucault montre bien que pour le maître stoïcien, il ne s'agit en aucune manière de déchiffrer ou découvrir par cet examen régulier quelque chose en lui qui serait comme une identité secrète, une nature obscure, mais plutôt d'assurer le réglage entre les principes d'action qu'il se donne et ce qu'effectivement il accomplit, entre ses discours et ses actes. L'interrogation qui parcourt cet examen est la suivante : mes actions d'aujourd'hui correspondent-elles aux principes que je me suis donnés ? Et s'il arrive que le sujet n'a pas correspondu dans ses faits et gestes aux logoi (principes discursifs) qui devraient en ordonner l'existence (comme ne pas se laisser assombrir par le chagrin, garder du temps pour soi, éviter les mouvements passionnels, etc.), l'examen sert à déterminer alors quels exercices le sujet doit s'imposer afin de parvenir à une correspondance plus parfaite et régulière. Du reste, en dehors même de l'examen de conscience, la plupart des exercices attachés au souci de soi comme pratique culturelle relèvent de cette préoccupation unique : assurer au plus juste la correspondance entre ce que je dis qu'il faut faire et ce que je fais effectivement. Ainsi des exercices de lecture et d'écriture par lesquels il s'agit de s'imprégner d'un petit nombre de principes ou règles, les assimiler, et les incorporer afin que ces logoi puissent me servir de remèdes, d'équipement ou de secours dans l'action (ne lire que peu de choses mais avec lenteur et intensité, prendre des notes et relever des maximes qu'on apprendra par coeur et qu'on se répétera à intervalles réguliers pour être sûr de les avoir à disposition immédiate, etc.). Le but de ces exercices est de pouvoir disposer à tout moment d'un certain nombre d'énoncés afin de se trouver tout armé au moment critique (malheurs, catastrophes, deuils).

La nécessité du maître d'existence

C'est le vrai sens d'une « esthétique de l'existence ». Non pas tant, comme on l'a reproché à M. Foucault, une éthique qui ne jurerait que par le beau et trouverait morale une action gracieuse que l'effort pour rendre visibles les énoncés dans la trame de l'existence, faire s'accorder de manière harmonique les actes et les paroles. Socrate est ainsi par excellence le musicien parfait, qui fait s'accorder les principes de justice tels qu'il les défend par ses paroles et les fait voir dans ses actions.

Le sujet antique redéployé par M. Foucault, à partir de ses relectures de Platon, Epictète, Sénèque, Marc Aurèle, Epicure, n'est pas un sujet solitaire ou individualiste, voué à sa seule célébration ou sa joie égoïste. Il ne saurait du reste, dans ce processus éthique, simplement être question de plaisir. Se posséder soi-même, jouir de soi-même - comme on parle de jouissance pour une propriété parfaite -, ces dispositifs éthiques n'ont au fond rien à voir avec un quelconque épanouissement personnel, comme en vendent nos marchands d'ego réussi. Car il n'y a pas à opposer chez M. Foucault un sujet chrétien en peine de son désir interdit, verbalisant indéfiniment sa frustration, et un sujet grec cultivant librement un plaisir sans contrainte ni censure. La construction antique du soi suppose au contraire un goût prononcé de la maîtrise, ou une austérité et une vigilance propres à empêcher tout plaisir d'abandon. Il y a en tout cas, dans cette quête éthique, de quoi rebuter les amateurs de petits bonheurs égoïstes. On peut bien supposer sans doute une joie spécifique et rare à boucler ainsi le rapport de soi à soi dans la complétude d'une maîtrise, mais après tout il y aura aussi dans le dispositif chrétien une curiosité jouissive à traquer son désir et à en suivre les volutes discursives.

La modalité du retour à soi proposé par les philosophes antiques est, comme le montre M. Foucault, politico-pratique : non pas se connaître, mais se faire. La finalité même du travail de soi sur soi sera elle aussi marquée du sceau du politique. Car après tout, dans un cadre platonicien, c'est pour gouverner les autres qu'on apprend à se gouverner, c'est pour pouvoir dominer les autres qu'on s'attache à se dominer soi-même. Mais ce gouvernement de soi n'est pas un simple préalable ou une condition requise. Apprendre à se gouverner soi-même suppose le gouvernement d'un autre pour nous guider : le maître d'existence. On ne peut être provoqué à soi-même que par un autre. L'égoïsme finalement est spontané et vulgaire, tout comme l'adhésion aliénée aux illusions collectives : ils ne sont que le revers l'un de l'autre, car c'est toujours un moi qui se construit par de fausses images et des écrans qu'on lui agite. Alors on croit devenir soi quand on ne fait qu'épouser les aspirations de masse à être quelqu'un. Politique négative. Le sujet éthique suppose au contraire une politique positive : celle d'un accompagnement émancipateur. C'est la figure du maître d'existence : Socrate, Epicure, Sénèque... La construction de soi entraîne la présence soutenue d'un autre privilégié ou de plusieurs autres. C'est ainsi que M. Foucault, par exemple, montre comment le souci de soi s'acquiert dans un cadre largement communautaire et institutionnel : soit l'école d'Epictète offrant des formations différenciées et s'adressant à un large public de disciples ou de gens de passage ; soit Sénèque qui ne se soucie bien de lui qu'en entretenant en lui le regard d'un ami, par la correspondance (exemple des Lettres à Lucilius). M. Foucault y insiste toujours : le souci de soi n'est pas une activité solitaire, qui couperait du monde celui qui s'y adonnerait, mais constitue au contraire une intensification du rapport social. Se construire et se soucier de soi, ce n'est pas renoncer au monde et aux autres, mais moduler autrement cette relation.

Un rapport politique de soi à soi

On devrait même dire que le souci de soi intensifie le rapport à l'action politique plutôt qu'il ne l'empêche. Il introduit en effet entre le sujet et le monde un décalage, une certaine distance, mais cette dernière est précisément constitutive de l'action. Cette distance précisément me permet en effet de ne pas me laisser fasciner par ce qui se présente immédiatement et capture ma conscience, elle empêche la précipitation et permet un retour sur soi à partir duquel seulement je peux consulter le catalogue de mes devoirs naturels et agir de manière réfléchie (voir l'encadré ci-dessus). La distance creusée par le souci de soi entre moi et le monde est en fait constitutive de l'action, mais d'une action réglée selon des maximes. Elle ne sépare pas le sujet du monde, comme pour l'en retrancher dans une attitude de repli, mais elle l'arme pour une action correcte.

Ce sujet éthique décrit par M. Foucault, tel qu'il se constitue à partir de techniques et d'exercices, est donc saturé de politique. C'est un rapport politique qu'il s'agit d'instaurer de soi à soi (commandement, domination, maîtrise, gouvernement), c'est dans un but politique qu'on l'instaure (gouverner la cité, prendre de l'ascendant sur les autres, réagir aux événements du monde de manière efficace et correcte, etc.). M. Foucault tente finalement de dégager un modèle de construction du sujet éloigné à la fois du modèle classique de la psychologie (le sujet se constitue par introspection, connaissance de soi, lecture scrupuleuse de son désir, etc.) et du modèle contemporain de la gestion (le sujet doit gérer ses affects, apprendre à exploiter ses capacités, développer et optimiser ses ressources mentales, etc.). Alors qu'on l'accusait de délaisser le champ des luttes pour s'abandonner à de vagues rêveries éthiques, il s'attachait au contraire à introduire la politique au coeur même du sujet, comme tension vibrante du rapport de soi à soi.

Frédéric Gros

Maître de conférences en philosophie à l'université Paris-XII et enseignant au centre de formation de l'Essonne, il est l'auteur de Michel Foucault, 3e éd, Puf, coll. « Que sais-je ? », 2004, et coauteur, avec Antoine Garapon et Thierry Pech, de Et ce sera justice. Punir en démocratie, Odile Jacob, 2001.



Épictète et le père indigne

Michel Foucault reprend à Epictète l'histoire de ce père de famille qui, trouvant sa fille malade en rentrant chez lui, déserte son domicile (Entretiens, I-11) (1). Un peu penaud, il se rend à l'école stoïcienne pour interroger sa conduite douteuse en compagnie d'un maître d'existence. Et là, Epictète, après avoir écouté son histoire, lui rétorque : au fond, si tu as fui tes responsabilités de père et si tu as quitté en la délaissant ta fille en ce moment critique, c'est que tu ne t'es pas assez soucié de toi-même. Tu t'es en fait trop soucié de ta fille, c'est-à-dire que tu t'es laissé impressionner par sa mine malade et pâle, et tu as fui en te laissant fasciner par cette image. Alors que si tu t'étais soucié de toi, si, avant de rien entreprendre (s'en aller ou rester), tu avais introduit entre toi et le monde une certaine distance, un certain décalage, tu aurais pu faire retour sur toi, te soucier vraiment de toi-même en te disant : ce qui arrive ? la maladie de ma fille ? appelle chez moi un certain rôle à jouer comme le prescrit la nature : celui justement de père de famille, et ce rôle-là impose un certain nombre de conduites comme la protection, le soin des siens, etc. Si tu t'étais soucié de toi plutôt que de la seule représentation de ta fille, tu serais resté à la soigner.

NOTES

[1] M. Foucault, L'Herméneutique du sujet. Cours au Collège de France, 1981-1982, édition établie par F. Gros, Gallimard/Seuil, 2001.

Frédéric Gros


NOTES

[1] Plus précisément, M. Foucault étudie, de Tertullien à Cassien, le passage de l'exomologèse, forme très codifiée d'aveu qui a sa place délimitée dans les pratiques de pénitence, à l'exagorèse comme confession détaillée, qui se donne comme objet la vie même du dirigé et ses pensées secrètes. Cette confession, élaborée lors de la mise en place des premiers monastères en Occident, s'opère sous le contrôle d'un directeur auquel le dirigé doit une obéissance complète, perpétuelle et inconditionnelle.

[2] Titres respectifs des deux derniers volumes de L'Histoire de la sexualité, parus en 1984, année de la mort de M. Foucault, aux éditions Gallimard.

[3] M. Foucault, L'Herméneutique du sujet. Cours au Collège de France, 1981-1982, édition établie par F. Gros, Gallimard/Seuil, 2001.