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Origine http://www.homo-numericus.net/article158.html
« Une société montre son degré de civilisation
dans sa capacité à se fixer des limites. » Cornélius
Castoriadis - Philosophe et psychanalyste
En novembre 1998, une conférence se réunit à
Bangalore, sous l'égide de l'Organisation des Nations Unies
pour le Développement Industriel (Unido). A l'issue de cette
réunion, les participants adoptent un texte connu sous le
nom de déclaration de Bangalore. Les grandes lignes : l'accès
à l'information est une clé du développement
; parmi les champs d'application prioritaires des nouvelles technologies
doivent figurer l'agriculture, la santé, l'éducation
... Cet appel n'exclut pas un certain protectionnisme avec l'idée
que les gouvernements doivent promouvoir le développement
d'industries locales (hardware) et qu'ils doivent "protéger
les produits indigènes des pratiques commerciales injustes".
- Mathieu Braunstein - Télérama - 4 au 11 mai 2002.
Ce document est un complément à l'article "De
l'art et de la méthode" qui expliquait pourquoi, à
mon avis, les brevets logiciels sont une atteinte à la liberté
de création et donc à la liberté d'expression.
En conclusion, j'énonçais le fait que le don numérique
est une réalité. Pour compléter cette réflexion,
j'ai décidé d'écrire ce texte qui essaye d'expliquer
pourquoi certains développeurs distribuent systématiquement
leur code source et donnent donc ce que d'autres vendent. Ce document
ne couvre que le don numérique de logiciels. Notez que le
don numérique peut également concerner la musique,
les écrits, les films et toute oeuvre susceptible d'être
numérisée et diffusée sur le réseau.
La notion de don numérique se retrouve dans deux textes
importants de la culture hacker : "A la conquête de la
noosphère" de Eric S. Raymond et "L'économie
du don high-tech" de Richard Barbrook. Ce dernier texte est
une compilation du livre "Holly fools : a critique of the avant-garde
in the age of the Net" (Verso, Londres, 1999) . Richard Barbrook
adopte une approche politique et idéologique alors que Eric
S. Raymond privilégie l'analyse anthropologique et sociologique.
Les deux auteurs démontrent que le don numérique est
une réalité à travers plusieurs exemples et
font tous deux un parallèle avec certaines tribus polynésiennes
où le don était devenu à la fois une forme
d'expression sociale et une façon d'affirmer sa richesse,
qu'elle soit matérielle ou morale. L'économie du don
tribal cimentait la paix sociale chez des peuples guerriers où
le conflit résultait parfois plus du péché
d'orgueil que de besoins physiques.
L'altération de l'égo
Dans son texte, Eric S. Raymond explique clairement certaines motivations
sous-jacentes au don numérique. Sur Internet, le don est
la seule forme de reconnaissance sociale. Les hackers donnent pour
partager mais aussi pour satisfaire leur égo et valoriser
leurs créations. A l'instar d'un peintre acceptant la critique,
un développeur de logiciels ouverts se soumet au jeu des
réputations en exposant ses oeuvres sur la toile. Par cette
exposition, le développeur espère recevoir des encouragements,
des compliments mais surtout des contributions. Le don numérique
n'est pas qu'un don altruiste, comme tout don, il est aussi interactif,
l'interactivité est juste augmentée par la nature
de l'oeuvre logicielle. Les utilisateurs séduits peuvent
se transformer en béta-testeurs, en traducteurs, en mécènes
ou même en co-auteurs. A la fois artiste et scientifique,
le développeur est donc en recherche permanente de collaborations.
Lorsqu'il distribue son code source, il attend un retour de la part
de ses pairs et espère asseoir sa réputation. Par
ses contributions à des projets tiers, il cherche à
étendre sa renommée et à accroître son
sentiment d'appartenance à la communauté. Dans un
monde virtuel, les contraintes physiques et matérielles sont
par nature absentes, la seule pénurie existante est celle
des compétences. Les tarifs horaires de certains développeurs
ne font que confirmer un mécanisme économique pourtant
accepté de tous : le talent est rare, donc cher. Un développeur
talentueux peut résoudre un problème en quelques minutes
quand d'autres n'y arriveront jamais. Comme des artistes capricieux,
ils se réservent alors le droit de faire payer, voire de
refuser une demande qu'ils jugent inintéressante, peu valorisante
ou contraire à leur éthique personnelle. Parfois conscients
de cette absence de mérite, ou peut-être aveuglés
par un égo sur-dimensionné, certains développeurs
ne conçoivent pas de vendre ce qui ne leur coûte pas.
A ces sentiments diffus de culpabilité et de supériorité
se superpose ce que certains appellent la déontologie. Les
développeurs sont parfois des artistes, parfois des scientifiques
mais ils restent des informaticiens, des techniciens de l'information,
des gestionnaires de savoir. Ils se doivent donc d'être professionnels
et responsables quand ils exercent leur activité pour des
entreprises ou pour des administrations. Les administrateurs réseaux
ont su percevoir bien avant les juristes que certains emails relevaient
de la correspondance privée, certains d'entre eux se sont
opposés à la mise en place de systèmes de surveillance
au sein de leur propre société. La levée de
boucliers contre les brevets logiciels et la promotion des logiciels
ouverts ne sont peut être que l'expression d'une certaine
conception de l'intérêt général au détriment
d'intérêts particuliers.
Du marxisme au scientisme
Dans son texte "L'économie du don high-tech",
Richard Barbrook cherche à démontrer que le don numérique
va permettre de réaliser le rêve des anarcho-communistes
en permettant une collectivisation des moyens de production logiciels
et en instaurant une économie du don côtoyant, ou plutôt
s'imposant, à l'économie capitaliste contemporaine.
Toutefois, si une grande partie du texte est parfaitement exact,
Barbrook ne semble pas appliquer exactement la méthodologie
marxiste dans la mesure où il ne relève pas plusieurs
contradictions, ou du moins les éludent en quelques phrases
rapides parfois même erronées.
Comme l'explique très clairement, Henri Lefebvre, marxiste
convaincu, professeur d'Université à Nanterre et auteur
de nombreux ouvrages sur le sujet, la méthode marxiste utilise
un mécanisme d'analyse appelée méthode dialectique
qui consiste à analyser la réalité par l'utilisation
systématique de l'opposition : le but est de retrouver l'unité
de la réalité, c'est à dire son mouvement par
la recherche de ses contradictions. Le marxiste doit s'attacher
à rechercher le devenir de la réalité et non
son état présent, et le tout en toute objectivité.
Pourtant, Barbrook semble oublier un point fondamental, la valeur
ajoutée d'un logiciel ne vient pas du logiciel mais de l'auteur
ou plutôt des auteurs. Un développeur est un ingénieur
plus qu'un ouvrier, un universitaire plus qu'un prolétaire
et les logiciels ne sont pas des chaînes de montages mais
des oeuvres artistiques et/ou scientifiques. Marx a appliqué
la méthode dialectique en étudiant le travail manuel,
pas le travail intellectuel et encore moins la démarche de
l'artiste ou bien celle du chercheur. Chercher à démontrer
que la matière et l'esprit relèvent de la même
sphère est une analyse erronée qui n'est finalement
pas si loin de certaines thèses pro-brevets : si la finalité
est tout autre, l'analyse est similaire, les comparaisons identiques.
Comme le dit très humblement, Linus Torvald, tout développeur
cherche à se hisser sur l'épaule des géants,
et la beauté, serait t-elle seulement fonctionnelle ou technique,
reste subjective, la découverte, l'illumination ou le pas
de géant, hélas, peu reproductibles.
Cependant, Barbrook ne se trompe pas complètement car il
parle d'anarcho-communistes, et pas de communistes, comme certains
semblent le penser. Le don numérique est un acte pouvant
être vu comme anarchiste car c'est bien un acte individuel
fort et qui, contrairement au don tribal, peut être unilatéral,
c'est à dire n'amenant pas systématiquement à
contrepartie, ou du moins pas de la part de l'individu, de la lignée
ou de la tribu recevant le don. Sur Internet, on prend à
tous, on rend à tous et on donne à tout le monde.
Le don numérique est un don qui ne s'incarne que comme un
choix personnel du donneur, dans son copyright ou son copyleft,
dans son nom dans le fichiers de contribution, ou comme résultat
d'une recherche sur Google : ce n'est que l'expression de la volonté
d'exister dans un monde anonyme, mouvant, insaisissable, plus idée
que matière car enfin libéré des contraintes
matérielles : le réseau est devenu spirituel, le logiciel
fétiche, terme pourtant honni pour tout marxiste avoué.
A prendre ici, toutefois, dans son sens religieux et non économique.
Homo Numericus : quand le primate s'éveille L'erreur de
Barbrook, dans un but pourtant louable, est d'analyser le don numérique
en adoptant une approche uniquement politique et économique
en oubliant que la vision de l'anthropologue ou du médecin
seraient sans doute utile. Le don numérique est un acte social
résultant de mécanismes psychologiques, les neuro-biologistes,
appellent cela un état de conscience, un état biologique
impliquant connexions neuronales et échanges chimiques, une
mise en condition de l'homme face aux stimuli de l'environnement
mais résultant, aussi, de son interaction avec ses congénères.
Athée convaincu, Jean-Pierre Changeux, neurobiologiste et
auteur de deux ouvrages parfois controversés, voire taxés
de scientistes, déclarait récemment qu'il pensait
sincèrement que certains mécanismes du cerveau ne
pouvait être étudiés, ou du moins compris, car
relevant de ce qu'il aime appeler la mémoire collective,
ou la culture, pour éviter tout mot ayant un sens moral.
Le don numérique échappe à toute analyse économique,
l'échange n'est pas quantifiable car spirituel, virtuel,
et non matériel, l'un des rares dons dits purs avec la prière
et la reproduction.
L'analyse marxiste, tout comme la vision capitaliste, échouent
car elles refusent de voir en l'homme autre chose qu'un objet, un
produit, un élément causal. Si Henri Lefevbre précise,
dans son livre "Le marxisme", qu' "il faut éviter
d'employer, en économie politique, les méthodes qui
permettent de découvrir les lois physiques ou chimiques",
l'inverse semble tout aussi vrai et l'on pourrait ajouter que l'étude
de la psyche échappe, par nature, à toute vision matérialiste.
Si Jean-Pierre Changeux déclare que "l'homme vient de
la matière", il ne nie pas l'esprit. De même,
les comparaisons avec l'économie du don tribal relève
de l'anachronisme, voire de la mystification. Tout comme Mauss fut
mystifié par les maoris lorsqu'il crût voir une autonomie
spirituelle dans les objets échangés lors des cérémonies
de dons, les potlachs, Barbrook est mystifié par les hackers
quand il voit dans le don numérique un acte uniquement politique
et dans les logiciels, l'arme révolutionnaire, si longtemps
attendue.
Dans son ouvrage "L'énigme du don", Maurice Godelier,
anthropologue et écrivain, explique comment Levi-Strauss
avait perçu l'erreur de Mauss lorsque se dernier écrivait,
dans "Essai sur le Don" : "On peut pousser plus loin
l'analyse et prouver que dans les choses échangées
au potlach, il y a une vertu qui force les dons à circuler,
à être donnés et être rendus". Ce
à quoi Levi-Strauss répondit : " Cette vertu
- qui force les dons à circuler- existe t-elle objectivement,
comme une propriété physique des biens échangés
? Évidemment non."
Levi-Strauss affirme que Mauss s'est trompé car il n'a pas
su percevoir le fait que, au delà de la chose échangée,
c'est l'échange qui "constitue le phénomène
primitif, et non les opérations discrètes en lesquelles
la vie sociale les décompose." Mauss fut dès
lors taxé d'analyser des sociétés tribales
avec un regard d'Occidental, à une époque où
le capitalisme était perçu comme la voie économique
la plus naturelle, la plus réaliste. Toutefois, Maurice Godelier
rappelle que Mauss avait su conserver le recul et l'humilité
nécessaire aux scientifiques, et plus particulièrement
à ceux qui étudient un sujet plutôt qu'un objet,
une société plutôt qu'un système. Et
de citer Mauss, au sujet de l'homme, cet "animal économique"
: "[...] l'homme a longtemps été autre chose
; il n'y a pas bien longtemps qu'il est une machine, compliquée
d'une machine à calculer".
Le psychologue Abraham Maslow a mis en évidence que l'homme,
animal social et conscient, ne satisfait pas que de la résolution
de ses besoins physiologiques, l'évolution de l'homme passe
par le cérébral, par le psychologique et par l'humanité.
Chétif, peu armé, mal protégé, l'homme
a su trouver d'autres armes pour continuer sa lutte en tant que
mammifère, il a développé l'état de
conscience et a poussé la sociabilité à son
paroxysme en inventant le langage, le mythe, l'économie,
l'art, la science et le progrès social. Comme l'a dit Jean-Paul
Sartre, il semble bien que, chez l'homme, "l'existence précède
à l'essence" et, si l'homme est bien l'avenir de l'homme,
c'est plus par son cerveau que par son sens moral.
Culture du profit, économie du don
Dans son livre, "La fin du Travail" écrit en 1995,
Jéremy Rifkin, économiste américain, démontre
que la révolution numérique risque de porter au pouvoir,
non pas le peuple mais ceux qu'il appelle "les manipulateurs
d'abstractions". Reproduisant les schémas des révolutions
agricoles et industrielles, la révolution numérique
écarte peu à peu des millions de personnes de la sphère
du travail. Les discours rassurants des politiques et des éditeurs
ne sont qu'un leurre face à la réalité quotidienne.
Tout comme le tracteur et la chaîne de montage, les logiciels
sont des tueurs d'emploi, l'employé du tertiaire et le cadre
moyen sont les premiers touchés. L'ordinateur automatise
le travail intellectuel et les technologies logicielles simplifient
radicalement la chaîne de décision.
Rangement, classement, re-saisie, mise en forme sont autant d'activités
désormais dévolues aux machines. Les outils d'aide
à la décision, les systèmes-experts et les
agents intelligents commencent à automatiser des processus
de réflexion et d'analyse. Seuls face à leurs écrans,
les logisticiens, les décideurs et les ingénieurs
gèrent des entrepôts, des entreprises et des chaînes
de montages délocalisées où le robot s'est
trouvé un fidèle compagnon : le logiciel. Transmettre
un ordre par email à 30 personnes ou passer une commande
sur Internet sont d'autant d'actes quotidiens qui demandaient auparavant
intervention humaine. Les logiciels accroissent la rentabilité
et la productivité en éliminant les frontières
spatiales et temporelles, ils restreignent progressivement l'espace
productif de l'humain à la sphère de l'intellect et
creusent la fracture sociale plus qu'ils ne la comblent. Les possédants
ne vont pas partager pouvoir et capital avec le peuple mais avec
les savants et les créateurs, désormais courtisés
comme de jeunes demoiselles. Et alors que certains engraissent dans
ces riches pâturages, d'autres préfèrent donner
pour que tous puissent manger.
Le don numérique est un mécanisme de régulation
économique et social relevant, à la fois, de la conscience
et de l'inconscient. Comme le précise un intervenant du film
"Linux : the movie", les logiciels ouverts représentent
le plus gros transfert technologique entre Nord et Sud de l'histoire
de l'humanité. L'activité logicielle est une activité
valorisante pouvant facilement être délocalisée,
peu polluante et synonyme de forte valeur ajoutée. Si les
infrastructures nécessaires sont déployées
et financées par les pays riches, les pays émergents
pourraient alors devenir des acteurs majeurs de l'économie
numérique. Nul besoin de quitter son pays ou de tolérer
un tourisme dégradant pour pouvoir développer son
économie, l'arrivée de capitaux étrangers favorisera
sûrement l'ensemble de la région et les pays voisins,
peut-être sous-développés, pourront peu à
peu rattraper leur retard. Le fait que de plus en plus de sociétés
françaises fassent appel à des tchèques ou
à des indiens pour développer et maintenir leurs logiciels
semble une bonne chose pour les pays concernés. Certes, le
salaire des développeurs français risque de chuter
un peu et certaines entreprises essayent parfois d'exploiter ces
développeurs "off-shore". Toutefois, la dynamique
est positive car elle préserve les hommes et non les capitaux.
Du don numérique découle la connaissance, la croissance
et l'emploi.
"La fin du travail" était un livre visionnaire
qui lors de sa sortie déclencha de vives polémiques.
Rifkin fut taxé de pessimiste, voire de chevalier de l'apocalypse.
Pourtant Rifkin ne décrit pas la fin du monde mais seulement
la fin du travail. Le progrès technologique a pour but d'émanciper
l'homme des contraintes physiques. Ne plus se baisser pour ramasser
le bois, laisser les tâches difficiles et ingrates aux machines,
calculer en quelques secondes ce qui prenait des jours il y a quelques
années. Dans sa conclusion, Rifkin expose que les hommes
se trouvent désormais confrontés à leurs rêves,
à eux de les transformer en réalité et pas
en cauchemar pour des millions de semblables. La force de travail
n'est pas une valeur sociale en tant elle même et elle ne
l'a jamais été. Des métiers difficiles, fatigants
et usants sont payés faiblement alors que d'autres permettent
de gagner des millions grâce à une simple idée
ou un tout petit clic. Le capital devient lui aussi virtuel, l'oisiveté,
le consumérisme s'érigent en dogme : les valorisations
boursières des entreprises ne représentent plus la
réalité, mais seulement les fantasmes de quelques
arrivistes, grisés par tant d'automatismes.
Donner pour évoluer
De tous temps, les artistes et les scientifiques ont pu exercer
un pouvoir à la fois sur le peuple et sur les politiques.
Les prises de position, les pétitions, le refus de collaboration
sont autant d'actes citoyens pris par ceux, qui par chance ou par
hasard, ont eu accès au savoir, à la culture ou à
la renommée. La révolution numérique les place
de nouveau en médiateurs et de leurs comportements risque
de découler un des deux scénarios entrevus par Rifkin
: le chaos ou l'éthique. Le chaos sera le fruit de ceux qui
pensent naïvement que la révolution numérique
est une révolution du peuple, mais aussi de ceux qui envisagent
la sphère des idées comme un espace marchand. Les
premiers se trompent car nul ne peut nier que le numérique
est un produit de luxe sur une planète où l'eau vient
encore à manquer. Parler de liberté logicielle est
parfois indécent dans un monde où règnent toujours
esclavagisme et censure politique. Les seconds sont aveuglés
par les enjeux économiques et les profits individuels. Les
brevets logiciels amènent à une réflexion comparable
à celle sur la brevabilité du vivant : si le monde
n'est pas une marchandise, l'homme n'est pas une matière
première.
Autoriser les brevets logiciels condamnerait les pays émergents
ou sous-développés à rester au bord des autoroutes
numériques et accentueraient encore les inégalités
et la fracture sociale. De même, certaines positions radicales
sur la prétendue liberté logicielle relèvent
de l'inconscience. Les hackers sont, pour la plupart, au sommet
de la pyramide sociale telle que la définie Maslow. Un bon
développeur américain pourrait faire vivre plusieurs
familles afghanes pendant un mois avec 10% de son salaire. On donne
ce que l'on veut. On donne aussi ce que l'on peut. La liberté,
l'humanité, s'éprouve par le choix, non par l'obligation.
Le don numérique doit rester un acte réfléchi
et volontaire et ne doit pas devenir une contrainte légale
ou morale. Le juriste, le législateur doivent se contenter
d'offrir la possibilité aux auteurs de donner, tout en les
protégeant, eux et leurs utilisateurs, contre un Marché
virtuel, mais parfois tout-puissant. Toute idée de brevabilité
logicielle doit être évacuée car synonyme de
terrorisme intellectuel et de censure juridique. De même,
les instances européennes et internationales doivent tout
faire pour juguler "la fuite des cerveaux", en finançant
les programmes de formation et d'assistance et en favorisant les
transferts de compétences. Au delà des cerveaux, il
y a des hommes, des familles, des peuples à nourrir.
Comme toujours, l'équilibre entre intérêt général
et libertés individuelles est difficile, de chaque côté
guette l'extrémisme, le populisme ou l'intégrisme.
La raison doit l'emporter sur l'utopie, la compréhension
sur le profit : économie et culture du don ne doivent pas
être s'exclure mutuellement. Si l'esprit se nourrit d'idées
libres et volages, la production intellectuelle reste une production
individuelle, un acte personnel et créatif. Nier l'originalité
de la création logicielle revient à nier le peu d'humanité
que les machines nous laissent. Le progrès social ne viendra
ni des logiciels, ni du réseau, et encore moins de licences
exclusives ou de brevets égoïstes. Les technologies
de la communication et de la transmission sont faites par des hommes
et pour des hommes.
Comme la naissance, le potlach ou la quête, le don numérique
est un don biologique, un réflexe animal, visant à
se construire en tant qu'individu face à l'humanité
et façonnant, par la même, l'humanité toute
entière. Acte individuel ayant une portée collective,
le don numérique témoigne de la prise de conscience
que du partage résulte la cohésion et que de la cohésion
résulte l'intégration. Donner pour recevoir, recevoir
pour donner, donner pour soi-même et donner pour les autres
: le don est peut-être un élément de ce que
Jean-Pierre Guillemaut a appelé "le principe d'humanité".
Dans son livre, l'écrivain essaye de comprendre ce qu'il
reste à l'homme, confronté à sa propre conception
de l'humanité et cherchant son chemin entre thérapie
génique, industries pharmaceutiques et dérive eugénique.
Tout comme lui, on pourrait conclure en citant Peter Kemp dans "L'Irremplaçable
: une éthique de la technique" : "On traite l'homme
selon l'idée qu'on s'en fait, de même qu'on se fait
une idée de l'homme de la manière dont on le traite".
En toute subjectivité
Si l'on n'y prête pas garde, par la faute d'inconscients,
de quelques savants fous et de juristes avides, les sociétés
trans-continentales pourraient bien devenir des entités contractuelles,
autonomes, échappant à la sphère de l'intérêt
général et de la légitimité publique,
et ce, par le biais du réseau et de montages complexes, à
la fois techniques, financiers et légaux. Plus intéressées
par les cours de la Bourse que par l'avenir de l'homme, elles oublieront
alors les sociétés humaines, qui, il y a bien longtemps,
avaient su les créer, sûres de leurs raisons et d'une
étrange morale.
Actuellement, à part Dieu pour certains, ou bien l'Amour
pour d'autres, les seules mystiques de l'homme restent le capital
et la force de travail, les seules réalités auxquelles
il se raccroche, pour ne pas évoluer, en bel esprit altruiste
plutôt qu'en simple objet, en homme de conscience plutôt
qu'en bête de somme. Victime de fétichisme, et d'une
grande prétention, il en oublie parfois, qu'il est son propre
maître, et non un pauvre esclave, attaché à
l'argent, à sa technologie et à sa dialectique, qui,
somme toute, ne sont que ses produits, ses anges et ses démons,
dont il fixe le prix sans trop y réfléchir, sans vouloir
y penser.
Donnez. Donnez ce que vous voulez mais donnez.
A tout le monde, à personne, aux présents, aux suivants.
Comme disait Enrico : donnez, donnez, donnez.
Juste pour le sourire, et la joie dans les yeux :-)
The Bangladore Declaration : Information technologies for developping
countries
Libres enfants du savoir numérique- Anthologie préparée
par Oliver Blondeau et Florent Latrive- Editions l'Eclat - 2000
Le marxisme - Henri Lefebvre - Presses Universitaires de France
- 1997
La fin du travail - Jéremy Rifkin - Editions La Découverte
- 1996 - Deuxième tirage
L'énigme du don - Maurice Godelier Editions Fayard - 1997
L'existensialisme est un humanisme - Jean-Paul Sartre - Editions
Nagel - 1970
Motivation and Personality, 3rd Edition - Abraham Maslow - New
York : Harper & Row, 1987
Le principe d'Humanité - Jean-Claude Guillebaud - Editions
Seuil - 2001
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