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Origine http://endehors.org/news/10871.shtml
« Les peuples traditionnels des nations indiennes ont interprété
les deux routes auxquelles les visages pâles font face : celle
qui mène à la technologie et celle qui mène
à la spiritualité. Nous sentons bien que la route
qui mène à la technologie… a conduit la société
moderne à détériorer et à faire se flétrir
la terre. Serait-ce que la route qui mène à la technologie
signifie une course à la destruction, et que celle qui mène
à la spiritualité n’est autre que le chemin,
plus lent, que les peuples d’origine nourris de leur tradition
ont fréquenté, et qu’ils suivent encore aujourd’hui
? Sur cette piste, la terre n’a subi nulle brûlure.
L’herbe y pousse toujours. » William Commanda, Mamiwinini,
Canada, 1991.
Il y a plusieurs années, j’avais besoin d’un
peu d’argent, un paysan du coin avait du travail pour moi.
Il avait laissé quelques uns de ses champs en friche pendant
plus de dix ans, de telle sorte qu’il avait permis à
la terre de donner librement pendant quelque temps. Alors que la
ferme ordinaire est moissonnée et labourée tous les
ans que Dieu fait pour s’assurer que rien de sauvage ne retourne
à la terre, ce paysan-ci n’avait pas exercé
son activité agricole, en sorte que les champs s’étaient
couverts de broussailles. Trembles et saules étaient revenus
occuper une grande superficie, certains d’entre eux atteignant
presque quinze peids de haut. Je devais gagner neuf dollars de l’heure
pour rendre ces champs à l’agriculture. Je disposais
comme outil pour éxécuter cette tâche d’un
gros tracteur auquel était remorqué une débroussailleuse
de puissance industrielle connue sous le nom de « cochon nettoyeur
» [brush-hog]. Elle faisait neuf pieds de large et comportait
des lames d’acier d’un pouce d’épaisseur.
Je pouvais faucher et abattre n’importe quel taillis, n’importe
quels arbres, pourvu que leur taille permît au tracteur de
labourer en leur passant dessus, ce qu’il était capable
de faire pour des arbres d’une bonne taille. Le tracteur avait
une cabine isolée du bruit, conditionnée et équipée
d’une lecteur de cassettes. Je trouvais ça bien agréable,
étant donné que le travail que j’allais me colletiner
comporterait chaleur, poussière et abrutissement. Cependant,
ni la climatisation ni le lecteur de cassettes ne marchèrent
si bien que cela.
Je passai les deux semaines qui suivirent assis seize heures par
jour dans une boîte tiède, cahoteuse, privée
d’air et empestant le diesel à écouter du rock
éraillé et le bourdonnement morne du moteur diesel
du tracteur. Je faisais ça pendant que le monde menait sa
petite vie tranquille, à sept kilomètres heures, et
ma pensée vagabondait à la recherche de la moindre
petite fantaisie que je pusse faire naître pour me sortir
de l’ennui que présentait ma situation. Je me trouvais
face à un nœud de broussailles et d’arbustes.
Derrière moi, une dévastation de bois en lambeaux
et de végétaux desséchés. Je transformai
l’un en l’autre au rythme soutenu et constant de trente
ares quotidiens. Chaque soir, à dix heures, je m’arrêtais,
fermais le tracteur, débarrassais les débris de plantes
accumulés au sommet du « cochon », et rentrais
au bercail prendre un peu de repos. Le matin, j’y retournais
à l’aube, à six heures, pour graisser le cochon,
démarrer le tracteur, et c’était reparti. A
la fin du neuvième jour de ce petit jeu, je commençai
à sentir plus qu’une simple excitation. Au matin du
dixième jour, j’approchai du cochon armé de
ma graisseuse dans la brume de l’aurore et me rendis compte
que j’avais oublié de débarrasser les débris
la veille au soir. Un enchevêtrement d’herbe, de brindilles
et d’herbes folles surmontait le sommet de cette pièce
d’équipement sur près d’un pied de haut,
et comme je me baissais pour l’en débarrasser, je remarquai
quelque chose. Mon attention fut retenue par une délicate
toile d’araignée construite la nuit précédente
sur le cadre d’acier du cochon, et qui à présent
scintillait de rosée. L’araignée qui l’avait
tissée n’était semblable à rien que j’eusse
connu auparavant. Ses couleurs et ses motifs étaient magnifiques.
Ressentant une sorte d’attirance, je regardai de plus près
et remarquai d’autres araignées – d’abords
des dizaines, puis des centaines et des milliers – de toutes
les formes, de toutes les couleurs, de tous les motifs et de toutes
les tailles. Au même moment, je remarquai les insectes dont
elles se nourrissaient, et des milliers de minuscules vies particulières
gagnèrent ma conscience. Il y avait de petites punaises vert
vif qui sautaient, ainsi que des sauterelles, plus grandes, brun-vert.
Il y avait de petites araignées rouges, des grandes marron,
des araignées à longues pattes, des grosses couvertes
de poils, d’autres maigres à rayures. Des punaises
étaient prises dans des toiles, et des araignées tisseuses
les enveloppaient dans leur soie. Des lycoses traquaient leur proie
avant de leur bondir dessus. Il y avait la vie, il y avait la mort.
Je m’abandonnai complètement à ce spectacle
– complètement fasciné, comme dans un rêve.
Le temps n’avait plus prise sur moi. Les détails et
les drames de ce monde minuscule absorbaient complètement
ma conscience. Enfin, je fis un pas en arrière et dominai
dans son ensemble la scène qui se présentait devant
moi. Je me rendis compte qu’à la surface de la petite
plateforme de neuf pieds sur six en quoi consistait le dessus du
cochon, subsistait à présent plus de cent mille âmes
minuscules – chacune menant sa propre vie. Mais ce n’était
qu’une part infime des réfugiés des trente ares
que j’avais débroussaillés la veille –
il n’y avait là que ceux qui étaient arrivés
malgré eux à se reposer sur la machine même
qui avait dévasté leur habitat. Je fus pris de vertige
et ébranlé en pensant à la quantité
de vies que j’avais touchées en bourdonnant chacun
des neuf derniers jours, insensible et muet, coincé dans
la cabine de cette machine bourdonnante.
J’aimerais pouvoir écrire que mon premier mouvement
fut d’abandonner le cochon, le tracteur et mon boulot, pour
ne jamais les retrouver. J’aimerais écrire que je quittai
cette exploitation sur le champ pour gagner les solitudes, et que
j’ai vécu depuis en me nourrissant de roseaux et de
gibier. Mais les choses sont rarement aussi dramatiques, rarement
aussi simples. J’avais toujours besoin d’argent et je
ne savais pas quoi faire d’autre ; je pris donc cette expérience
vécue et la plantai au plus profond de mon cœur, là
où je savais qu’elle pourrait commencer à croître
doucement. Sur ce, je terminai de nettoyer et de graisser le cochon,
retournai dans le tracteur, et j’échangeai la valeur
en vie d’un nouveau jour contre de petits papiers verts. Cinq
jours plus tard, je vivai en compagnie d’un groupe d’amis
de date récente dans un campement primitif cerné par
la Forêt nationale, au bord des solitudes1. Nous apprenions,
lentement mais sûrement, la difficile leçon qu’implique
le fait de se rassembler pour vivre selon les vieilles coutumes2
et redécouvrir ce que signifie le fait d’être
humain. En ce jour précis cependant, un copain et moi nous
en eûmes marre des leçons difficiles, et filions avec
sa jeep en direction de la ville pour prendre un petit déjeuner
au restau du coin.
Dans un tournant, nous aperçûmes une biche couchée
au milieu de la route, elle baignait dans son sang. Nous nous arrêtâmes.
Le véhicule qui l’avait heurtée avait dû
quitter l’endroit seulement quelques instants auparavant.
Elle était gravement blessée, mais toujours en vie
et agonisante. Elle avait les pattes antérieures brisées,
et elle respirait difficilement sous la chaleur du soleil de milieu
de matinée. Mon copain et moi, au début, nous ne savions
pas quoi faire, mais bientôt nous nous rendîmes compte
qu’elle nous demandait de l’aider à mourir paisiblement.
Nous la portâmes sur le bord de la route, puis mon ami la
maintînt au sol tandis que je lui coupai la gorge avec mon
couteau. Pendant ce temps mon ami lui parla doucement pour la réconforter
tandis que je lui demandais pardon pour les souffrances que mon
peuple lui avait causées dans son insouciance. Nos regards
se rencontrèrent, et je sentis les larmes me monter aux yeux.
« Merci » chuchotai-je, puis elle son sang coula et
elle ne tarda pas à mourir là, dans le fossé,
au bord de la route.
Nous déposâmes son corps à l’arrière
de la voiture et la ramenâmes à notre campement. Elle
nous fournit la viande la plus fraîche et la plus délicieuse
que nous eussions mangée depuis des mois. Nous célébrâmes
cette nuit et fîmes une fête en son honneur. Chacun
de nous ou presque rappela à un moment où à
un autre combien nous avions été reconnaissants pour
un aussi bon gibier. Je l’avais soigneusement écorchée
et j’avais mis son cuir dans une caisse pour la tanner. L’été
suivant, je transformai avec soin son cuir en daim soyeux, pour
faire des manches de chemise. Depuis ce jour, chaque fois que je
porte cette chemise, les manches me parlent, elles me rappellent
les dons que j’ai reçus de cette biche – sa viande
et sa peau, certes, mais aussi une leçon de vie.
Il m’arrive de comparer la voix claire de cette chemise en
daim avec les sons étouffés que donnent les chemises
que j’achète à la friperie – celles qui
sont marquées « Made in Mexico » ou « Made
in Indonesia ». Celles qui sont confectionnées dans
des ateliers à l’autre bout du monde, par des gens
sans nom et sans visage, à partir de coton moissonné
par des machines, traîné par des tracteurs d’un
bout à l’autre d’obscures exploitations. Et là,
je me demande si quelque part dans ces champs, des Araignées
tissent leur toile…
Red-Wolf-Returns [Loup-rouge-revient] habite une cabane en terre
dans les North Woods du Wisconsin, où il participe à
l’équipe de bénévoles de la Teaching
Drum Outdoor School [Ecole de tambour dans la nature]. Si ces mots
vous inspirent, rendez-vous sur le site de la Teaching Drum : www.teachingdrum.org,
ou prenez contact directement avec l’auteur :
Redwolfreturns (at) teachingdrum.org.
RedWolfReturns
1 Wilderness – les « terres sauvages », notion
fondamentale dans la littérature et l’imaginaire nord-américains
; le terme français « solitudes » reprend celui
choisi notamment par Chateaubriand pour rendre le terme anglais
(NdT).
2 Le texte dit « to live the Old Ways », en référence
évidente au titre (NdT).
Traduction par Ferox d'un texte en anglais Road of Technology and
the Path of Spirit paru dans Green anarchy #22 printemps 2006
green anarchy<
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