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Origine : échange mail, texte paru dans la revue du Mauss
S’il convient de saluer l’organisation d’un succès
comme il se doit, il s’impose de jauger le rassemblement qui
eut lieu au Larzac à l’aune de son objet : la lutte
permanente contre la marchandisation. Un collectif éphémère
naquit et vécu durant les trois jours que dura la manifestation,
pour dénoncer la course au gigantisme, à la monétarisation
et au spectaculaire qui s’y déploie. En s’opposant
aux fétichismes militants et en ralliant les volontés
farouches d’autonomie, il se constitua en analyseur efficace
des contradictions et dégage des limites, des enjeux et des
perspectives dont l’évitement, même joyeux, ne
sert que les puissances, en place, ou à venir.
De tout il faut tirer bilan ; La critique est l’essence même
de la contestation, qui ne saurait s’arrêter aux portes
de « l’alternative ». La complaisance fait le
jeu des conformismes, contre l’interrogation illimitée,
qui n’a toujours été que la seule arme émancipatrice
de l’Histoire.
Prévu de longue date, le rassemblement « Larzac 2003
» prit une dimension nouvelle après l’incarcération
de José Bové, les manifestations de mai-juin contre
le projet Fillon de décentralisation et la réforme
des retraites, et le mouvement débuté fin juin des
intermittents du spectacle en lutte contre la réforme de
leur statut, qui le placèrent d’emblée comme
une étape importante dans la construction d’un front
anti-gouvernemental dans les perspectives de mobilisation de la
rentrée (réforme du système de santé,
réforme des universités, sommet de Cancun, Forum social
Européen…). La libération de José Bové
une semaine avant l’ouverture du rassemblement eut l’effet
escompté par le gouvernement : vider le lieu de ses potentialités
d’actions militantes in situ.
Ce furent les intermittents qui tentèrent de se l’approprier
en multipliant les réunions imprévues, notamment celle
de jeudi soir (la veille de l’ouverture officielle). Des responsables
de la Confédération Paysanne, dont José Bové,
furent interpellés par deux intermittents qui firent savoir
leur position via Internet, lors des récentes parutions dans
« Le Monde », « Libération » et «
Politis » d’une publicité interlope d’où
ressortait l’impression que la FNAC, distributeur d’un
CD élaboré en soutien à l’incarcération
des militants anti-OGM, finançait le rassemblement sur le
plateau du Larzac . Prenant acte de « l’abus »
qu’invoquait le leader de la Confédération Paysanne
et des possibilités des réseaux de distribution «
alternatifs » , le collectif organisa une assemblée
générale le lendemain soir intitulé «
Pour un autre Larzac », afin d’ouvrir le dialogue à
ce sujet et de décider de la marche à suivre. Dépassant
le scandaleux de l’affaire, la discussion, réunissant
une centaine de personnes, fut le lieu de nombreux échanges
critiques autour de l’organisation même des multiples
manifestations artistiques prévues durant le week-end, qui
donnaient au rassemblement un caractère spectaculaire alors
même que les principaux festivals de l’été
se trouvaient officiellement annulés par les intermittents
en grève. La problématique ainsi posée révéla
que le rassemblement du Larzac était de facto un quasi-festival
dont le caractère politique pouvait être presque détaché,
alors même qu’il était l’anniversaire du
grand rassemblement de 1973, où face aux forces de l’ordre
et aux militaires avaient convergés toutes les tendances
politiques contestataire venu rejoindre les paysans du Causse en
lutte contre l’extension du camp militaire décidée
par Debré. C’est contre la menace qu’une manifestation
politique festive se transforme en divertissement bonne conscience
et la vide de son sens dans un contexte politique qui ne peut que
pousser à la radicalité, que la création d’un
« Comité d’Action pour la Ré appropriation
du Larzac » fut proposé. Il se réunit le soir
même, ne comptant qu’une dizaine de personne.
Il ressortait des échanges un profond respect pour la Confédération
Paysanne et les organisateurs du rassemblement en même temps
qu’un certain malaise quant à l’ambiance du site.
Il apparut responsable et respectueux de dénoncer ce qui
apparaissait comme une dérive qui laissait plus de place
à la fête qu’a la lutte, jusqu'à ce que
l’une occulte et encombre l’autre : étaient en
cause les aménagements scéniques gigantesques et nombreux
pour accueillir les « grosses pointures commerciales »
du samedi soir et l’affluence à cette occasion d’un
grand public de consommateurs dont la « conscientisation »
était plus qu’hasardeuse, l’investissement supposé
mais nullement évident des artistes aussi bien dans des luttes
(notamment des intermittents) que dans la vie et le fonctionnement
du site et le caractère anecdotique des performances expérimentales,
marginales ou fortement engagées, la gêne occasionnée
par le volume musical lors des débats et des heures tardives
(ainsi « l’arbre à palabre », où
avait lieu la réunion était un lieu officiellement
vacant « non sonorisé » et mis à disposition
pour « répondre à toute demande de débat
», était très peu visible, traversé par
les voitures, inondé par les musiques qui émanaient
des scènes alentours), la généralisation de
la file d’attente comme système d’organisation
et notamment les problèmes d’approvisionnement et du
coût de l’eau, reproduisant les grands découpages
mondiaux (à vendre pour les solvables, dans les queues caniculaires
des citernes pour les autres, gratuite au Poste de Commande pour
les membres de l’organisation -bénévoles y compris-),
le caractère (très) onéreux de la majorité
des services de restauration présents (exception faite des
cantines de la CNT et de la Vieille Valette, à « prix
libre »), la présence importante de stands uniquement
commerciaux proposant des produits de multinationales contestés
(Coca-cola, Lu, Danone…), l’information très
parcellaire quant aux circuits monétaires en présence
et la désinformation relative au système de tri des
déchets (qui s’avéra purement symbolique ; «
éducatif »), l’absence totale d’actions
politiques relié au processus de « starification »
ultra-classique qui entoure le porte-parole de la Confédération
Paysanne : Rien, ou bien peu, n’annonçait en acte d’
« autres mondes possibles », à vivre, ou à
montrer…
Le stand des intermittents en lutte « Culture en danger »
devint le lendemain le point de ralliement du comité. Le
dialogue celui-ci et les grévistes ne trouva pas d’issue
pratique : Le premier considérait le rassemblement en lui-même
comme une institution à critiquer, les seconds comme une
simple étape de leur lutte de professionnels du spectacle
permettant de préparer le festival d’Aurillac prévu
dix jours après. Les démarchages répétés
auprès du Poste de Commande apparemment débordé
de l’Organisation s’avéraient infructueux : impossibilité
d’accéder aux requêtes (prises de paroles sur
scènes, accrochages de banderoles..), absence des responsables,
règlement des problèmes en cours, tentative d’enrôlement
dans le bénévolat, dont les tâches n’étaient
que pure manutention sans rapports avec les problèmes soulevés.
Compte tenu de l’absence totale de dispositifs de régulation,
de concertation, de participation, ou même de consultation
(ou encore de bilan) susceptibles d’impliquer les militants
en tant que tels dans l’organisation du rassemblement, et
de la difficulté de mobiliser par voie « normale »
(absence de matériel disponible pour imprimer tracts, déclarations,
affiches, etc…, absence de lieu fixe, ombragé, calme,
pour se rassembler, clôture rapide des tours de parole lors
des conférences-débats, de la durée même
du rassemblement), la décision fut prise d’organiser
un défilé à quelques-uns qui parcoururent le
site derrière deux banderoles ; « Le rassemblement
du Larzac n’est pas un festival », « Non à
la marchandisation de ‘Larzac 2003’ », et scandant
des slogans improvisés : « Manu Chao annulé
», « Bientôt Johnny Halliday sur le Larzac »,
« Un million de personne l’an prochain avec Madonna
», « Contre la marchandisation, ici comme ailleurs »,
« Du caviar russe sur le Larzac », « Pas d’argent,
pas de Larzac », « Non à la privatisation de
l’eau sur le Larzac », « Où sont les pauvres
? », « Attention Politique », « La manif
dans la manif », « Où sont les militants ? »,
« Y’a plus que des moutons sur le Larzac »…
Applaudi et interpellé tout au long du parcours, plus rarement
contredit et le plus souvent volontairement ignoré, le défilé
vit ses rangs grossir et dégrossir pour finir autour d’une
vingtaine de personnes environ, qui se perdirent dans la foule du
Saturday night...
Ce mouvement de contestation était à la fois réaliste,
les problèmes évoqués étant bien réels
(c’est à ce titre que de nombreuses personnes rejoignirent
le cortège), provocateur, puisque né au cœur
du « rassemblement contestataire de l’année »,
et symbolique, puisqu’il portait en lui l’impératif
d’une critique agissante et permanente se portant sur des
objets sans considérations de valeurs.
La naissance d’un tel mouvement en ce lieu, et sa nature,
doivent interroger : Les formes qu’il prit sont celles de
l’action militante « classique » (appel à
constitution d’un collectif, réunions, défilé,
banderoles, slogans) qui se heurte, d’une manière ou
d’une autre, à une fin de non-recevoir de la part des
« pouvoirs » et dont elle espère ainsi attirer
l’attention, via une mobilisation de la « majorité
silencieuse »… Le comité et son action décrivent,
en creux, le rassemblement du Larzac comme nullement structuré
de manière « alternative », et le révèlent
comme « festival » qui, bien que placé sous le
signe de la contestation, est gros de dérives, d’abus
et de risques, et dont rien, sinon eux-mêmes, n’annonce
la prise de conscience. Simple incompréhension ou décalage
sévère entre certains militants et l’évolution
du mouvement « altermondialiste » à travers ces
grands rassemblements ?
L’apathie générale de la foule doit également
être interrogée, et d’autant plus qu’elle
réagit de manière positive. Cette passivité
peut être mise en rapport avec un événement
survenu dans le défilé : alors que celui-ci s’engageait
entre deux chapiteaux, un camion de la télévision
kurde et sa remorque manœuvra pour quitter le site. Seul un
militant syndicaliste ayant récemment rejoint la manifestation
et tenant une banderole, tenta une obstruction, se heurtant à
un organisateur (au tee-shirt jaune), sans soutien des autres manifestants.
L’affrontement passé, il les quitta, les accusant de
« passer pour des rigolos ». Il est probable que l’immobilisme
du « public » face au défilé recoupe celui
des manifestants dans cet épisode sur un point : la «
gêne » d’avoir à contester une institution
véhiculant des valeurs militantes « positives »,
comme si, dépositaire de la contestation « altermondialiste
», le rassemblement « Larzac 2003 » sortirait
affaibli d’une critique interne .
Cette « gène » des uns comme des autres qui
agit comme une anesthésie totale ou partielle de l’esprit
critique doit être comprise comme une crise dévastatrice
du militantisme ; Le véritable enjeu politique de notre époque
est moins de rendre attrayantes leurs propres affaires à
des populations de plus en plus infantilisées, que de saisir
les exigences qu’impliquent toutes prétentions d’auto-organisation…
La « dépolitisation », c’est-à-dire
l’appauvrissement de l’imaginaire politique, qui se
manifeste par le suivisme, dont on peut fixer l’origine en
Europe il y a une cinquantaine d’années, est survenue
pour des raisons, ou plutôt dans des conditions d’apparitions,
diverses . En son centre, un processus fortement récurent
dans la quasi-totalité des organisations, et rarement maîtrisé
; la dépossession auto-entretenue, évidente ou plus
subtile, des moyens de décisions au profit d’un appareil
anonyme, c’est-à-dire la bureaucratisation .
L’objectif affiché de « re politiser »
un « grand public » par le divertissement achoppe sur
la surenchère, le conformisme et le spectaculaire. Tout au
plus peut-on par ce biais donner goût à quelques-uns
pour le bulletin d’adhésion, ou de vote, tout au plus
peut-on vendre, ou prêter, de la terre promise « alternative
», symétrique en tout point au cauchemar climatisé
publicitaire, tout au plus peut-on valoriser la possibilité
de l’initiative individuelle (marchande ou non). La crainte
évoquée à ce propos de voir le Larzac suivre
la même évolution que la « fête de l’humanité
», dont les succès réguliers sont à la
hauteur des Bérézina du Parti, est édifiante...
Accepter les responsabilités de notre destin collectif n’est
pas, bien au contraire, refuser les forces instituantes de l’art
et de la fête. C’est d’abord comprendre ce qu’est
et ce qu’implique une collectivité autonome : le désir
d’assumer les décisions qui s’y prennent, ne
pas les confier à une nébuleuse, même, et surtout,
marquée du sceau métaphysique du « bien »
ou du « bon ». C’est aller contre une époque,
et un type d’individu qui lui est propre :
Sont politisés ceux qui désirent (et agissent en
conséquence pour) participer réellement, de quelque
manière que ce soit, aux prises de décisions qui les
concernent. Point. Refuser qu’une minorité de bureaucrates
décident du sort de la planète, c’est refuser,
dans un même mouvement, qu’ici et maintenant, une autre
minorité décide des modalités de l’accès
à l’eau potable, pour prendre un exemple consensuel
dans lequel la passivité rivalisait avec de vives tensions
…
Il n’y a pas, de ce point de vue-là, à démontrer
le caractère fondamentalement a-politique du rassemblement
du Larzac, à moins de le nier comme microcosme, même
éphémère, comme collectivité dotée
de fonctionnement, appareil, exécutants, lois, règles,
besoins, problèmes, etc.. Et comme institution, c’est-à-dire
idéologie, inconsciente pour une part écrasante. Il
est, par contre, fortement politique vu de la scène médiatico-politique,
mais place alors le débat sur le terrain du théâtre
politique institutionnel, du leader charismatique et du grand spectacle,
dans l’ignorance totale des processus collectifs d’aliénations
à l’œuvre, chez les « bons » comme
chez les « méchants ». Ce rassemblement révèle,
à la lumière de la micro-contestation dont il fut
l’objet en son sein, la confusion de la mouvance « altermondialiste
» qui se cantonne encore à la mobilisation pour la
mobilisation, sans réelle direction ni sens autre que celui
de prouver qu’une contestation à « l’ordre
mondial » peu exister et existe. Que d’autres mondes
soient possibles est la certitude acquise par quelques siècles
de projet d’émancipation. Que rien, ou si peu, n’en
annonce la construction est bien l‘épaisseur de notre
crise contemporaine et pose la question fondamentale et systématiquement
éludée par ces seuls mouvements à même
de la poser : Celle des scénarii permettant l’établissement
de politiques mondiales viables. Réflexions lourdes et peut-être
plus difficiles que jamais, que celles se fixant pour objet de dégager
des perspectives lucides à la suite des mouvements ouvriers
et des marxismes. Elles nécessiteraient, sans doute, un travail
théorique et pratique permettant non pas de proclamer, mais
de bâtir, et ce à toute occasion, des communautés
humaines reprenant à leur compte le projet démocratique
que notre civilisation ne cesse d’abandonner.
Reste à se souvenirs des enjeux planétaires et des
changements fondamentaux qu’ils exigent : Non pas des remplacements
d’institutions par d’autres, « meilleures »,
non pas la permutation de savoirs par des savoirs différents,
non pas l’évolution du travail vers plus ou moins de
travail, mais un bouleversement profond, anthropologique, de notre
rapport au Travail, au Savoir, et à l’Institution.
Transformations qui commencent par la mobilisation permanente de
ce qui, jamais, ne sera récupérable, l’esprit
critique, autonome et réaliste.
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