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Message Internet
Date: 12 Février 2005
Subject : La psy doit être faite/défaite par tous
Roger Gentis, "La psychiatrie doit être faite/défaite
par tous", maspéro, 1973.
Ce sont les six derniers chapitres qui correspondent aux pages de
59 à 85
les <+++> coupent les chapitres
bonne lecture !
F
(Merci à F qui a tapé ce texte et l'a diffusé
!)
+++++
L'idée dont on pourrait partir, ce serait qu'il se constitue
un peu partout des collectifs qui prennent en charge les problèmes
psychiatriques.
(Je rappelle : problèmes psychiatriques = problèmes
qu'on pose habituellement au psychiatre, qu'on lui confit, dont
on se démet à son profit.)
D'abord formuler ces problèmes. Les formuler en termes qui
ne serait pas forcément médicaux.
(Ceci n'est pas neuf. Il y a déjà un certain temps
que, dans la pratique, les problèmes psychiatriques ne sont
plus formulés en termes exclusivement médicaux. En
présence de "manifestations hystériques",
le psychiatre aujourd'hui mettra souvent d'avantage l'accent sur,
par exemple, le "conflit conjugal" qu'elles expriment
à ses yeux, - que sur l'aspect "clinique" de ces
"troubles" : abord psychologique plus que médical.
Plus souvent encore, les problèmes confiés au psychiatre
relèvent d'avantage de l'"assistance sociale" que
de la "thérapeutique". Le glissement de la pratique
psychiatrique hors de la médecine proprement dite s'effectue
à bas bruit depuis une trentaine d'années.
Depuis qu'il manie des médicaments, le psychiatre peut se
faire croire qu'il est vraiment un médecin à part
entière. Dans sa pratique réelle, il ne l'est plus
qu'à moitié ou même moins encore.)
Tenter une formulation de ces problèmes hors du champ psychiatrique
aboutirait sans doute, pour certains d'entre eux au moins, à
les poser en termes qui ne soient ni ceux du médecin, ni
ceux du psychologue, ni ceux de l'assistant social. Non plus que
ceux, exactement, du psychanalyste.
A tout problème, il y a dans tous les cas une dimension
politique qu'il faut parvenir à éclairer.
Mais je ne suis pas pour tout réduire au politique. C'est
devenu un réflexe, chez certains psychiatres même,
de ne voir partout que du politique, et devant toute souffrance,
toute impasse dans une vie, d'immédiatement s'écrier
c'est la faute à la société, c'est elle la
responsable de tout tes maux.
Je caricature bien sûr, mais à peine. Ne pas oublier
que, plus qu'une science, la psychiatrie a toujours été
une branche bâtarde de la morale. La responsabilité,
la faute, on peut bien la faire glisser de l'individu à la
famille, puis de la famille à la société, qu'est-ce
que ça change ? C'est toujours faute et responsabilité,
vieilles lunes de bien et de mal, de coupables et de gens aux mains
nettes. Il n'y a rien de révolutionnaire à s'obstiner
dans de telles ornières.
(Moraliser au nom de la révolution, n'est-ce pas aussi un
problème politique ?)
Traquer la dimension politique d'un problème, c'est pour
d'autres tout ramener à un déterminisme socio-économique
simpliste. Et pour cela exclure du champ d'analyse ce qui a trait
par exemple à la mort, à la vie prénatale,
à la petite enfance. Je ne dis pas au sexe, parce qu'on reconnaît
plus volontiers aujourd'hui la dimension politique du sexe, mais
c'est juste.
(Forclore certains aspects de l'existence, n'est-ce pas aussi un
problème politique ?)
Tout problème que l'on pause au psychiatre, la dimension
politique en est le plus souvent méconnue, dissimulée,
escamotée. Et d'abord évidement, le fait que l'on
pose ce problème au psychiatre.
Mais de se reporter au politique, on peut au passage méconnaître
bien des choses gênantes, pénibles, inquiétantes.
Ceci permet au demeurant de se conserver une belle âme et
des certitudes confortables.
(De quelque façon qu'on aborde les problèmes psychiatriques,
on peut toujours se demander : qu'est-ce que je méconnais
en procédant ainsi ? Qu'est-ce qui se dissimule par cette
démarche ? Quel pan du problème se trouve escamoté
?)
Un problème psychiatrique, sa dimension politique n'est pas
toujours évidente. Parfois si, mais pas toujours, loin de
là. Le sol politique, ce n'est pas toujours la surface, il
faut souvent fouiller pas mal avant de l'atteindre. A vouloir politiser
d'emblée le problème, on embrouille tout, on interdit
la possibilité d'une véritable analyse politique,
qui n'a rien à voir avec l'application mécanique de
schémas de pensées préfabriqués.
Une véritable analyse politique, cela nécessite d'abord
une enquête serrée, minutieuse, étendue. Recueillir
toutes les données possibles, ne rien laisser de coté,
ne rien écarter A PRIORI, ne pas courir à l'interprétation
qui semble aller de soi.
Politiser la psychiatrie, oui. Que tout problème psychiatrique
soit soumis à une analyse politique, oui.
Mais sans oublier jamais que celle-ci n'épuise pas le problème.
Qu'il y a toujours un reste, d'autres dimensions qu'il importe aussi
d'éclairer.
+++
Que pourrait être la pratique de ces collectifs ? Je n'en
sais foutrement rien, tout juste si j'en ai quelques indices.
Indices tirés de ma pratique des groupes. Bien que ceux dont
je parle se soient constitués en terrain psychiatrique, avec
des gens qui étaient venus à la psychiatrie pour une
raison ou pour une autre, - il est évident qu'au bout d'un
certain temps ces groupes élaborent une pratique propre,
qui va jusqu'à modifier profondément celle aussi des
travailleurs psychiatriques qui les fréquentent, voire celle
du psychanalyste.
Indices tirés également de ma longue collaboration
avec les infirmiers psychiatriques. Partout où ceux-ci ont
pris des responsabilités personnelles directes dans ce que
l'on appelle "psychothérapies" (principalement
depuis qu'avec la "sectorisation" nombres d'infirmiers
ne doivent guère compter que sur eux-mêmes pour faire
face à des situations graves et délicates), on constate
que certains d'entre eux mettent au point un style de travail tout
à fait personnel et original.
Les infirmiers n'ont aucune culture universitaire. Ils se forment
au contact des médecins et des psychologues, dont beaucoup,
en france tout au moins, sont aujourd'hui analystes. Mais en contact
aussi dès le premier jour avec les malades, branchés
dès le premier jour sur une pratique quotidienne assidue,
demeurée en majeure partie hors du champ médical,
hors du savoir des intellectuels.
Il est habituellement fort difficile pour un intellectuel de mesurer
à quel point il est aliéné par sa culture,
à quel point elle lui impose un langage et une pensée,
à quel point aussi elle est précaire et contingente.
Il est encore plus difficile à un psychanalyste, qui par
définition se croit lavé de la plupart des illusions
qui abusent le laïc, de réaliser que la filière
culturelle et didactique par laquelle il est passé l'a ordinairement
pourvu de plus d'oeillères que de véritables ouvertures.
Il est en particulier impensable pour la plupart des analystes que
des gens qui ne sont jamais passés par cette filière,
qui souvent n'ont lu aucun ouvrage théorique, qui parfois
même ne lise pratiquement rien, puissent posséder un
remarquable savoir-faire psychothérapique, et se débrouiller
parfois incroyablement avec des "cas" et dans des situations
auxquels un psychanalyste moyen préférerait ne pas
avoir à se mesurer. J'ai plus d'une fois constaté
que certains infirmiers entendaient fort bien ce qu'entend une oreille
analytique, encore qu'évidement ils ne puissent le formuler
dans les mêmes termes qu'un analyste certifié.
Je pense qu'on peut fonder beaucoup d'espoir sur les infirmiers
psychiatriques, surtout les jeunes. Ils ont avec les gens du peuple
un mode de contact qu'acquièrent très difficilement
les intellectuels, si encore ils essayent. Si les infirmiers parviennent
à échapper aux entreprises d'endoctrinement et de
récupération qui se dessinent, s'ils ne se laissent
pas pervertir par les "techniques relationnelles" qu'on
commence à leur enseigner, un certain nombre d'entre eux
(il y a une question de caractère, de disposition personnelle,
de type de névrose) devraient contribuer de façon
marquante à la transformation de la psychiatrie.
Tout ceci est aussi probablement valable pour des gens qui ne sont
pas infirmiers. On doit trouver un peu partout, principalement là
où les gens ne sont pas empêtrés dans un savoir
préalable, des individus aptes à une certaine écoute,
qu'on l'appelle psychothérapique si l'on veut, ou du moins
susceptibles d'acquérir aisément cette aptitude.
Il est possible que, lorsque l'écoute analytique ne sera
plus l'apanage de spécialistes, lorsqu'elle ne sera plus
le privilège d'intellectuels bourgeois, elle devienne enfin
ce qu'elle a toujours failli être : un ferment actif de subversion
de l'ordre social, de formulation de la vérité, de
libération du désir.
Sans doute alors la psychanalyse sera-t-elle autre chose que la
psychanalyse. C'est un pari qui en tout cas mérite d'être
engagé.
+++
Des collectifs comme ceux que je dis devraient avoir d'emblée
une fonction d 'enquête et de critique.
Enquête sur la pratique locale de la psychiatrie, ses institutions,
ses méthodes, l'idéologie dont elles relèvent.
Fonction permanente d'enquête et de critique.
Il faut que cesse au plus vite cette répartition abusive
entre ceux qui agissent et ceux qui subissent, entre agents et patients,
entre techniciens (des "soins" ou de la gestion) et usagers,
entre ceux qui sont censés faire au mieux de l'intérêt
des malades et ceux qui n'ont rien à dire parce qu'ils sont
censés ne rien y connaître.
Rien n'est plus artificiel que cette répartition, rien n'est
plus absurde, rien n'est plus pervers, rien n'illustre mieux la
nocivité de la notion de spécialiste ou de technicien.
Il faut donc que se crée des collectifs, qu'ils se saisissent
des problèmes de la psychiatrie, de tous les problèmes,
qu'ils les étudient, qu'ils en parlent, qu'ils les fassent
connaître.
Le secret doit être levé partout. C'est dans le secret
que prospèrent tous les abus, toutes les lâchetés,
toutes les ignominies. Pourquoi la psychiatrie ne se ferait-elle
pas elle aussi au grand jour ?
J'en viens sans attendre à la nécessité du
dialogue. Il serait assurément puéril, dangereux,
inefficace, de contester brutalement, en bloc et sans appel, ce
qui se fait en tel et tel lieu.
C'est qu'il y aura là une énorme tentation pour tout
ceux qui vont mettre leur nez dans les affaires de psychiatrie.
Celle-ci est le plus souvent une telle ordure que l'habituelle première
réaction ne peut manquer d'être du type de l'indignation
ou du rejet.
Il n'y a pas une seule institution psychiatrique en france qui ne
soit heureusement divisée. Les plus conservatrices, les plus
asilaires, les plus réactionnaires comptent nombres de travailleurs,
infirmiers, médecins et administrateurs qui sont loin d'être
d'accord avec ce qui se fait mais qui se sentent souvent complètement
impuissants à y changer quoi que ce soit.
Ceux-ci ont d'abord besoin de trouver une aide et un soutien. Ils
ont besoin d'un lieu pour parler de leur travail et de leurs difficultés
: pour se sentir plus forts, mais aussi pour mieux élaborer
leurs problèmes, pour y voir plus clair.
Ils ont besoin de ne pas se sentir jugés. Les accuser de
complicité objective, comme ont tendance à le faire
de belles âmes, c'est une attitude simplement confortable,
elle ne mène pas à grand chose.
Il faut savoir aussi que, malgré toutes leurs conneries,
les psychiatres sont d'une façon générale,
parmi les médecins, de loin les plus inquiets, les plus lucides,
les plus politiquement conscients, ceux qui depuis le plus longtemps
se posent le plus de questions.
Ici comme en d'autres domaines, on peut fonder un certain espoir
sur les jeunes. Disons un espoir modéré. Les jeunes
psychiatres, les psychiatres en formation, c'est sûr qu'il
y a parmi eux pas mal de petits cons et de mecs morts avant l'âge,
mais dans l'ensemble on peut bien dire qu'ils sont plus ouverts
que leurs aînés, un peu moins timorés aussi,
et qu'ils ont parfois autre chose en tête que le nouveau statut
de psychiatre des hôpitaux et l'aisance matérielle
que ça pourra apporter.
C'est à ces jeunes psychiatres surtout que l'on doit les
G.I.A., Groupe d' Informations Asiles, qui ont commencé à
fonctionner et constituent déjà, au moment où
j'écris, un embryon au moins de ces collectifs que je propose.
Comme tout un chacun, les travailleurs psychiatriques ont le nez
sur ce qu'ils font : c'est dire qu'en un sens ils sont les plus
mal placés pour le voir très clairement. Comme tout
un chacun, ils ont grand besoin qu'on les aide eux-mêmes à
prendre un peu de recul.
D'un autre côté, ils sont les seuls à pouvoir
bien appréhender certains aspects essentiels de leur travail,
et par là bien placés pour appréhender certains
aspects essentiels de la société. Il faut pointer
ce fait que, contrairement à la plupart de ceux qui parlent
des problèmes sociaux, les travailleurs psychiatriques ont
une véritable pratique sociale. Ils explorent les dessous
de la société, ils vivent dans ses marges, ils sont
quotidiennement aux prises avec ses échecs.
La problématique familiale prend de plus en plus d'importance
dans leur travail. Ils entretiennent des contacts assidus et habituellement
ils mènent une lutte permanente avec les administrations
...
J'insiste sur ces points parce que tout ce qui touche à
la psychiatrie suscite tellement de mirages et de fantasmes, pas
seulement chez les lecteurs de 'france-soir', mais même chez
les gens qui ont une conscience politique développée,
qu'il faut se méfier comme de la peste des réactions
à l'emporte-pièce.
Il s'est ainsi répandu dans le public dit de gauche des notions
simplistes et moralisantes, par exemple que l'usage des neuroleptiques
et à plus forte raison de l'électro-choc relève
d'une pratique et d'un idéologie a priori condamnables. Ou
que ce que l'on nomme ergothérapie, travail thérapeutique,
représente en tout et pour tout et dans tous les cas une
oppression, une exploitation et un conditionnement du malade.
Ces questions et bien d'autres sont à nuancer considérablement
[Je me propose de développer ces questions dans un prochain
livre.]. Elles devraient être abordées avec aussi peu
de préjugés que possible, aussi peut que possible
d'A PRIOIRI idéologiques, d'anathèmes littéraires,
d'idéalisme pseudo-révolutionnaires, - avec par contre
une référence constante et méthodique aux problèmes
concrets du travail psychiatrique, tels qu'il se posent dans une
pratique déterminée, prise dans un contexte particulier,
dans un ensemble de conditions souvent extrêmement contraignantes.
Enfin, quitte à être assez souvent déçus,
je pense que les gens du dehors devraient aborder ceux de la psychiatrie
avec une sympathie de principe.
Quitte à changer le fusil d'épaule si vraiment il
s'aère qu'il n'y a rien à en tirer. Quitte à
engager la lutte contre eux si vraiment on ne peut la mener avec.
De toute façon, l'institution d'une critique collective et
publique aura tôt fait de faire abattre les cartes. Il en
a été ainsi de la contestation antipsychiatrique :
si elle n'a pas lancé beaucoup d'idées claires, elle
a du moins éclairé bien des positions.
Plusieurs qui pouvaient passer pour des psychiatres avancés
ont dû dans le débat jeter bas le masque et exposer
leur face cachée, ubuesque et réactionnaire.
Mais en bien des lieux, c'est certain, il y aura des infirmiers
et des psychiatres, et même peut-être des administrateurs,
pour accueillir avec sympathie une initiative extérieure.
Ce sera pour eux l'espoir de sortir du ghetto psychiatrique, une
promesse d'air frais et d'un passage possible à l'offensive.
Tant, avec l'écroulement quasi général du mythe
de la sectorisation (on y a cru pendant vingt ans comme à
une terre promise, on se rend compte qu'elle est aussi pourrie que
le sol asilaire), les gens se rendent compte qu'ils s'épuisent
à un travail inutile, que ce qu'ils font n'a le plus souvent
ni sens ni avenir. Ils attendent.
Ils attendent sans trop savoir quoi une ouverture, un élément
nouveau qui ouvre la perspective d'une véritable révolution.
+++
Je crains que ces collectifs n'en arrive vite à tourner
en rond.
Parce que s'y assemblerait qui se ressemble trop, des gens tous
un peu les mêmes. Par une espèce de cooptation. Croyant
ainsi mieux s'entendre, mieux communiquer, progresser plus vite,
faire du meilleur travail.
Naïveté. Dans tout dialogue, la productivité
naît de l'écart, de la dissemblance, de la différence
reconnue et acceptée. De l'acceptation de l'autre comme autre
je. De la persévérance aussi dans le dialogue.
Je les verrais donc plutôt mêlés, ces collectifs.
Mêlant surtout les catégories que j'ai dénombrées
ça et là, dont la distinction a quelque chose à
voir dans la psychiatrie telle qu'elle est encore, telle qu'elle
devrait céder sa place.
Les catégories professionnelles bien sûr : administrateurs,
infirmiers, médecins, psychologues, assistants sociaux, tout
ce monde qui travaille ensemble et ne dialogue guère, la
parole ne passe pas très fort dans les institutions psychiatriques.
L'introduction d'éléments extérieurs catalyserait
peut-être ce dialogue.
Donc également, et c'est fondamental : les travailleurs psychiatriques
et les autres, ceux qui professionnellement n'ont en principe rien
à faire avec la psychiatrie.
Et puis, et c'est moins important : les intellectuels et les autres,
- peut-être de tous les couples d'opposition celui où
la parole passe le moins. Parce qu'il s'agit d'un couple hiérarchisé,
d'une opposition essentielle à notre société,
absolument nécessaire à son équilibre, à
sa survie.
Enfin, je ne conçois ces collectifs que largement ouverts
aux malades mentaux, s'efforçant à les tenir en position
de sujet, se faisant une discipline du dialogue assidu avec eux.
Ce n'est pas rien d'accepter un délire, de le prendre au
pied de la lettre, de ne pas chercher à le traduire, de ne
pas en chercher ailleurs la raison.
Du mélange, on peut espérer tout d'abord qu'il permette
l'analyse de ces clivages. Pour prendre un exemple simple : dans
un tel collectif, les intellectuels ne peuvent que constater très
vite qu'ils ont tendance à se retrouver entre eux, et qu'ils
ont par contre toutes les peines du monde à discuter avec
les autres sans se situer dans un rapport orienté (pédagogie,
neutralité bienveillante, condescendance, etc.). J'ai vu
dans des groupes ainsi mêlés des intellectuels découvrir
avec étonnement toute la béance du hiatus culturel
: "c'est comme si on ne parlait pas la même langue",
disent-ils. Avec un peu de temps et de chance, ils prendront peut-être
conscience de certains aspects non négligeables de leur condition,
de la fonction défensive de leur statut d'intellectuel, de
leur savoir, de leur culture.
Aux non-intellectuels, le dialogue peut aussi apporter quelques
révélations : celle peut-être de l'interdit
sournois qui pèse sur eux, et les laisse plein de soif, de
haine et de respect honteux envers le savoir et la culture, envers
ceux qui les détiennent.
Que les travailleurs psychiatriques discutent avec des profanes,
qu'ils se fassent également de cette confrontation une obligation
et une discipline, cela me paraît tout à fait nécessaire.
Le simple fait d'avoir à expliquer leur activité à
des gens peu informés, d'avoir à donner des définitions,
répondre à des questions qu'eux-mêmes ne se
posent guère, tout cela peut les aider à mesurer ce
qu'il y a dans leur pratique de gratuit et d'artificiel.
Dans la pratique quotidienne, on ne verbalise pas ce qui semble
aller de soi. Répondre à des questions, devoir fournir
des explications, cela amènera peut-être au jour toute
une idéologie. Et il sera peut-être fort intéressant
également de constater à quel point cette idéologie
implicite diffère de l'idéologie manifeste qui prétend
fonder les pratiques.
On devra se garder de plusieurs pièges. Je ne peux les désigner
tous pour la bonne raison que beaucoup ne se découvriront
qu'à l'usage, quand on s'y sera bien fourvoyé.
Je pense qu'on peut toutefois mette en garde dès maintenant
contre les tentations de fuite, d'évitement des conflits
et des difficultés qui surgissent un jour ou l'autre dans
toute discussion.
Un collectif où l'on engage une recherche, où l'on
s'ouvre à un changement indéfini, ce ne peut être
qu'un collectif où l'on poursuive le dialogue quoi qu'il
advienne. C'est dire qu'il faut absolument écarter toute
éventualité de scission, d'exclusion, de retrait pour
cause de désaccord. Ce n'est qu'à ce prix que peut
s'effectuer un réel approfondissement des problèmes
et un réel changement.
Il me semble qu'il est encore nécessaire de ne rien laisser
de côté, de ne rien exclure des discussions sous des
prétextes quelconques. Il se trouvera facilement quelqu'un
pour soutenir qu'on ne doit pas mêler des problèmes
personnels à une discussion politique. Outre que ce qu'on
appelle problèmes personnels a toujours une dimension politique,
il est à mon avis constamment inopportun de censurer une
discussion, de la limiter à une voie, de la centrer par contrainte
- si bien sûr on a le temps de la suivre en ses méandres
et de la laisser arriver à ses fins. Le temps, il faut donc
le prendre.
Il serait d'ailleurs probablement intéressant de constituer
au sein des collectifs de petits groupes de huit à dix personnes
pour permettre des discussions complètement informelles,
à une fréquence au moins hebdomadaire, dans la voie
de ce qui se fait actuellement dans une intention psychothérapique.
Beaucoup de gens ont grand besoin de telles discussions par petits
groupes : tous ceux qui souffrent de névroses ou de dépression,
ceux qui ont un enfant débile ou schizophrène, qui
boivent ou craignent de se mettre à boire, qui se trouve
dans une impasse quelconque. Qu'ils cessent tous enfin de confier
aux seul médecin ou psychologue la solution de leurs problèmes,
qu'ils prennent un peu les choses en main, qu'ils se réunissent
pour s'y attaquer à plusieurs.
Mais toujours, si possible, dans des groupes mêlés,
hétérogènes : assez de groupes de "parents",
de "conjoints", d'"anciens buveurs". Je ne suis
pas pour rester entre soi. Qu'on partage plutôt, qu'on mette
en commun les différences et le reste.
Dans les lieux où de tels groupes existent déjà,
des groupes qui ont commencé à prendre eux-mêmes
en main leur "traitement", leur "hygiène mentale",
leurs "problèmes" de toute sorte, je pense que
ces groupes pourraient aisément s'intégrer aux collectifs
plus vastes qui se créeraient, et y apporter leur expérience,
et la soumettre à la discussion.
On peut désormais songer à aller au delà des
"psychothérapies", y compris les psychanalyses.
La psychanalyse restera une institution bourgeoise, vite enrôlée
au service des forces de l'ordre, vite dévoyée en
machinerie normative et adaptative, - tant qu'elle restera aux mains
d'écoles et d'instituts, qui fatalement, quelles que soient
les intentions de leurs promoteurs, recréent en leur sein
un ordre bourgeois, inévitablement se reconvertissent en
nouvel organe de la machine capitaliste.
Je ne parle pas des autres psychothérapies, psychodrame,
rêve éveillé, groupisme et le reste, qui presque
toujours ne visent qu'à détourner les problèmes
et à resituer les gens dans leur aliénation.)
Je le dis sans rire, et j'espère sans romantisme excessif
: la psychanalyse doit être mise au service du peuple. Comment
? Je ne saurais le dire encore.
Sûrement, en tout cas, en sortant pour commencer des institutions
qui actuellement la régissent.
+++
Je ne puis qu'être assez vague sur ces collectifs. Je préfère
d'ailleurs rester vague.
L'important serait pour moi que de tels collectifs se constituent
aussi nombreux que possible. Puisqu'ils entreprennent leur recherche,
qu'ils s'inventent des méthodes de travail et d'intervention,
qu'ils se trouvent leur style et leur personnalité, quitte
à en changer par la suite, lorsqu'ils penseront que ça
a assez duré.
Dans mes rêves, quand ça fonctionne bien, je vois une
espèce de foisonnement, très divers, très vivant,
très multiforme.
Des collectifs qui font tache d'huile, et s'annexe peu à
peu, dans une ville, dans un canton, des centaines de gens venus
là de divers horizons.
De petits groupes qui se forment et discutent pendant des mois,
poursuivant une aventure propre, - et d'autres plus éphémères,
vivant seulement le temps d'un projet, le temps d'un désir,
et leur éclatement comme la mort d'un fruit mûr sème
tout autour de nouveaux désirs, de nouveaux groupes-désirs.
Et une confrontation, des échanges, un dialogue intense qui
s'institue aussi entre ces collectifs.
Je vois des rencontres qui s'organisent, des voyages, des stages,
des correspondances, toutes sortes de contacts et de relations.
Cela remplacerait déjà bien les médecines,
bien des traitements.
Dans mes rêves, je vois aussi une espèce de journal.
£Pas du tout une revue sérieuse. Plutôt quelque
chose d'un peu merdique, un lieu de discussion encore, mais à
un autre niveau. Où des groupes, des individus, n'importe
qui, poseraient des questions, répondraient s'ils en ont
envie, feraient part de leur expérience, se critiqueraient
mutuellement, - un truc où tout le monde ait envie d'écrire.
Parmi ce qui existe actuellement, je vois les Cahiers pour la folie
et Actuel qui, par certains côtés, s'approchent un
peu de ce que j'ai dans l'idée. Mais j'aimerais que le dialogue
soit beaucoup plus poussé que dans ces deux journaux, que
les gens écrivent sur ce que les autres ont écrit
et que ça discute vraiment beaucoup.
Dans mes rêves, je vois ainsi les intellectuels sortir de
leur cercle. Je vois les ignorants se délivrer de leurs hontes,
prendre la plume, écrire : Messieurs, j'ai essayer de lire
l'Anti-OEdipe, on m'avait dit que vous l'aviez écrit pour
les enfants des écoles, eh bien je n'y ai pas compris grand-chose.
Je sens bien que ce que vous dîtes doit me concerner d'une
certaine façon, mais j'aimerais bien savoir en quoi. (A vrai
dire, dans le rêve en question, je n'arrive pas encore à
voir Deleuze et Guattari répondant vraiment à cette
demande. Je vais continuer à rêver.)
Je vois encore l'imagination prendre parfois la place de la technique.
Je vois des tas de choses se faire en dehors des institutions, des
administrations.
(Il faudrait réapprendre à jouer. Grands et petits,
les animaux voyez comme ils jouent, comme ils savent jouer. Pas
du tout des jeux de cons, des jeux pas drôles comme les nôtres.
De vrais jeux, de très beaux jeux, des jeux marrants et sérieux
comme la vie, des jeux de sexe et de tendresse et de cruauté,
avec tout le corps et toute la joie de la vie, toute sa sagesse.
Réapprendre à jouer. Se mettre à l'école
des débiles et des enfants psychotiques, mais oui. Se mettre
à jouer vraiment de son corps, s'inventer des jeux fous avec
son corps, des jeux du désirs et de la vie, et laisser tomber
les fausses parures et les faux-semblants, les armures de la dignité
et le glaçage du bon ton.
Et aussi jouer avec les mots, jouer avec les idées, produire
cent délires à la semaine, cent philosophies dans
l'année.
Je n'ose y croire : les possibilités de jeux sont peut-être
infinies.)
Je vois enfin un espoir possible pour des milliers d'hommes et de
femmes enlisés dans les hôpitaux, je parle par exemple
de ceux qui pourraient sortir du jour ou lendemain ou presque, sans
problème notable, - si seulement on leur trouvait un point
de chute.
Ou plus modestement de tous ceux qui auraient besoin de prendre
l'air, de se changer les idées, de se changer les idées,
de se payer des vacances quelque part, loin des hôpitaux,
loin de la psychiatrie.
Je rêve de chaînes d'amitié, d'une communauté
cévenole qui prendrait une fille pour l'été,
d'une bande de jeunes un peu cool qui embarquerait un méchant
caractériel.
Et pourquoi ne pas mettre certains schizos sur la route, avec un
ou deux copains qui les prendraient en charge sans idée préconçue,
et qui sait inventeraient pour eux une nouvelle thérapeutique
?
On peut rêver surtout de ce qui pourrait se passer avant
toute intervention psychiatrique, le jour où des collectifs
seront suffisamment mûrs pour poser autrement les problèmes
: pas forcément maladie-mèdecine-traitement. Pas forcément
inadaptation-réadaptation-milieux protégés.
Le jour où par exemple ce qu'on appelle " hygiène
mentale " deviendra l' affaire de tout le monde, et pas seulement
de techniciens, incapables de poser comme il le faudrait les problèmes
au niveau premièrement politique.
Le jour où, pour prendre l'exemple le plus simple, on posera,
au plan politique d'abord, le problème de la démence
sénile ; On a tous les éléments pour cela et
à vrai dire le problème est déjà plus
qu'à moitié posé : voir par exemple l'extraordinaire
somme de Simone de Beauvoir sur La vieillesse.
Ce qu'il reste à faire, c'est politiser la pratique concrète.
Un dément sénile, c'est encore pour le médecin,
pour la famille, pour les institutions qui le prennent en charge,
une victime du vieillissement inéluctable de l' organisme,
un problème biologique un point c'est tout.
Toujours pour rester dans l'hygiène mentale, si on s'en
prenait un peu à ce qui rend les gens fous : par exemple
le cynique spectacle publicitaire, cette fabrique de leurres et
d'images bizautées qui captive le monde dans ses galeries
de glaces, dans ces palais de mirages où l'homme perd son
ombre et s'affole, et ne saura plus dire au juste qui tu es, qui
je suis.
Il faudra aussi s'en prendre politiquement aux psychothérapies.
Se dire enfin : pourquoi des psychothérapies ? Pourquoi créer
artificiellement des lieux, des situations où l'on puisse
tout dire ? Des vacuoles, des concessions précaires de secret
et d'extra-territorialité où l'on puisse tout simplement
être vrai ?
Pourquoi de tels lieux, de telles situations sont-ils qualifiés
de thérapeutiques, pourquoi la vérité n'est-elle
autorisée à se dire que sous le manteau de la médecine
?
Pourquoi ne pas étendre ce champ de vérité
? Pourquoi réprimer dans la vie courante ce qu'on sollicite
dans le secret de l'analyse ?
Pourquoi par exemple ce qu'on flétrit dans la vie courante
sous le nom d' infantilisme est-il cultivé sur le divan,
moyennant finances, sous celui de régression ?
Je ne vois nulle régression dans ce qui est quotidien pour
tout le monde.
Nul infantilisme dans ce qui agite chaque adulte sa vie durant dans
le secret de son cour.
Je suis constamment habité de pensées, de fantasmes,
de désirs que le moindre recul me fait juger cons et infantiles.
Je demande à pouvoir en parler sans honte, à cesser
de les camoufler à grands frais, à entretenir mon
prochain le plus naturellement du monde, et à charge de réciprocité
absolue, de cet infantilisme si universellement partagé.
Il faudra qu'un jour on puisse se demander avant toute intervention
psychiatrique : qu'est-ce qui se manifeste dans cette crise ? Qu'est-ce
qui s'y joue ? Qu'est-ce qui s'y donne à voir et à
entendre ?
Et bien sûr que cette crise ne soit pas celle du malade qui
pique sa crise, mais un simple événement, une rupture,
l'éclatement de quelque chose qui ne pouvait plus durer.
Et que ce que l'on appelle guérison ne soit pas retour à
l'état antérieur, que ce qu'on appelle thérapeutique
ne soit plus entreprise de restauration de l'ordre antérieur.
Il faudra alors commencer par laisser certaines interrogations
ouvertes, les laisser insister jusqu'à ce qu'il se dise quelque
part ce qui veut être dit.
Il faudra sans doute beaucoup de patience, de méthode, d'obstination
pour libérer partout la parole.
Il faudra peut-être des générations pour libérer
le désir, pour libérer vraiment les corps.
Il faudra peut-être plusieurs révolutions pour qu'u
jour il n'y ait plus de gens raisonnables.
Car je rêve, c'est clair, d'une société où
il n'y aurait plus besoin de psychiatres.
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