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Origine : http://www.preavis.org/antiweblog/article.php3?id_article=125
Le terme bureaucratie aurait été employé pour
la première fois, selon Littré, en 1745, par V. de
Gournay. Mirabeau en fait usage un peu plus tard « Nous connaissons,
écrit-il, la tactique de ce département (des finances),
toute réduite en bureaucratie. » La conscience d’un
pouvoir effectif des bureaux en liaison avec le problème
politique se dessine dès lors, comme on peut encore le voir
en certains passages de l’oeuvre de Rousseau concernant la
dégénérescence des Etats par développement
continu d’un système administratif qui tend à
devenir système de pouvoir. Cependant, c’est seulement
à partir de Hegel que la bureaucratie se constitue en tant
que concept politique.
La bureaucratie dans la pensée politique.
I- L’Etat hégélien comprend trois étages
hiérarchisés : au sommet, le pouvoir ; à la
« base » la société civile ; entre ces
deux niveaux enfin : les relais administratifs qui constituent la
nécessaire médiation et font passer le « concept
» de l’Etat dans la vie de la société
civile. Ce pourquoi Hegel déclare que « l’Administration
est l’esprit de l’Etat ». La réplique de
Marx : « La Bureaucratie n’est pas l’esprit de
l’Etat, mais son manque d’esprit » résume
l’essentiel de la critique marxiste ; ce que Hegel nommait
Administration, Marx le nomme Bureaucratie et le changement de termes
marque déjà le passage d’une qualification positive
à une qualification négative. Mais ce renversement
conserve de Hegel le modèle structural des trois étages
hiérarchisés, la bureaucratie occupant l’étage
intermédiaire. D’où, chez Marx, cet autre héritage
de la pensée hégélienne : sans être encore
véritablement le pouvoir, la bureaucratie est liée
au pouvoir dont elle est l’instrument.
Marx élabore ensuite une théorie de l’État
qui implique une critique de la bureaucratie comme conséquence
dérivée. On peut voir cette subordination et cette
distinction relative des problèmes de I’Etat et de
sa bureaucratie en plusieurs textes, et par exemple dans ce passage,
de la Guerre civile en France : « ... l’énorme
parasite gouvernemental qui, tel un boa constrictor, enserre le
corps social de ses replis multiples, l’étouffe de
sa bureaucratie, de sa police, de son armée de métier,
de son clergé établi et de son pouvoir judiciaire
». Dans la société que Marx analyse, la bureaucratie,
la police, l’armée, l’Eglise et les Juges sont
des moyens au service d’un Etat qui n’est lui-même
qu’un moyen, un « instrument d’oppression »
au service d’une « classe dominante [1] ».
2. - Un glissement de sens, lié à l’existence
de de masse, d’abord, puis des Etats dits socialistes, se
produit dans les analyses de Lénine, de Trotsky, de Gramsci,
de Rosa, Luxemburg : dans ces analyses s’effectue le passage
de la bureaucratie, conçue comme un système de transmission
à la bureaucratie considérée comme un système
de décision de la critique d’une administration à
la critique d’un pouvoir. En termes de structures : on ne
distingue plus trois étages ; les deux étages du «
sommet » sont maintenant confondus.
3. - Jusqu’à l’ère stalinienne, le problème
se posait essentiellement, - du moins pour une analyse concrète
-, au niveau de l’organisation des partis révolutionnaires
; avec l’Etat dit « socialiste », problème
de la bureaucratie devient, dans les faits, le problème de
l’Etat. Or, après le XXe Congrès, Khrouchtchev
continue à distinguer, comme le faisait Staline, - et Marx,
d’ailleurs, d’autres circonstances historiques, - l’Etat
et la bureaucratie, dont le problème n’est pour lui
celui du désordre administratif, du freinage dans l’édification
du socialisme. Pour Khrouchtchev, le problème de la bureaucratie
reste donc un problème d’administration ; il n’est
pas fondamentalement le problème du pouvoir : la déstalinisation
et la bureaucratisation ne se confondent pas.
Les faits ont cependant montré que le marxisme bute sur
ce problème : l’organisation socialiste de l’économie
et de la production, - la planification socialiste, en particulier,
- loin de supprimer le problème, l’a rendu au contraire
plus aigu. On ne peut plus dissocier aujourd’hui le problème
du pouvoir dans son ensemble de celui de la bureaucratie, - ou de
la techno-bureaucratie ; et l’on ne peut davantage ignorer
la question, - éludée, au fond, dans la seconde étape
de la pensée marxiste, - du lien de ce problème avec
celui des méthodes modernes de l’organisation ; et
notamment avec le principe du centralisme. Faut-il en effet admettre,
avec Gramsci, la possibilité d’un centralisme organique
qui ne dégénère pas nécessairement en
centralisme bureaucratique ?
Cette question conduit à la critique du marxisme ; en effet,
alors que dans la perspective marxiste la bureaucratie n’est
que le produit d’une dégénérescence qui
altère un système de pouvoir hiérarchisé
et centralisé, dans la perspective libertaire, au contraire,
un tel pouvoir est déjà, au départ, celui d’une
bureaucratie. On aperçoit par ce biais que - le problème
central de la bureaucratie n’est pas celui de l’administration,
- au sens classique de ce terme, - mais bien celui de l’organisation.
Or c’est précisément par ce passage du problème
administratif au problème organisationnelqu’on pourrait
résumer l’histoire du concept de bureaucratie dans
la sociologie contemporaine.
La sociologie des organisations et le problème de la bureaucratie.
L’élaboration sociologique du concept de bureaucratie
s’est effectuée en trois temps. Dans une première
étape, qui commence avec Max Weber, on insistait surtout
sur la rationalité de l’organisation bureaucratique.
Dans la seconde étape, au contraire, on a mis l’accent
sur des processus de dysfonctionnement (Merton) : tout en conservant
les éléments essentiels de l’analyse weberienne,
on tend ainsi à considérer que cette analyse appartient
plutôt au chapitre des conceptions traditionnelles de l’organisation
[2]. La troisième étape, enfin, celle qui est marquée
en particulier par les thèses de Whyte, de Riesman, constitue
en un certain sens un retour à Weber ; les thèses
de Weber sur la bureaucratie impliquent en effet, outre l’effort
pour élaborer un concept opératoire nécessaire
à l’analyse sociale, une philosophie de l’histoire.
La lecture des chapitres d’Economie et société
consacrés à la bureaucratie montre que pour leur auteur
la civilisation industrielle est en même temps, - et nécessairement
-, une civilisation bureaucratique. D’où l’orientation
de la « nouvelle sociologie », et plus précisément
de ceux que W. Dennis a récemment nommé : les révisionnistes.
Pour ces néo-webériens, - en particulier pour Argyris,
pour McGrégor, - la bureaucratie est en quelque sorte un
mal inévitable.
A travers ces variantes d’ordre idéologique, une constante
demeure : que l’on mette l’accent sur les phénomènes
rationnels ou au contraire pathologiques, les problèmes de
la bureaucratie sont ceux de l’organisation prise en un sens
qui déborde largement la notion d’administration. Comme
l’a souligné G. Friedmann : la notion d’organisation
ne concerne pas un secteur particulier et délimité
de la vie sociale. Elle s’applique à l’ensemble
des secteurs d’activité. Pour les sociologues, une
organisation n’est pas nécessairement bureaucratique
; mais la bureaucratisation peut atteindre tout ce dont le fonctionnement
est réglementé, institutionnalisé. L’organisation
politique devient ainsi un cas particulier dans l’ensemble
des problèmes concernant l’organisation sociale.
On aperçoit dans cette histoire le caractère normatif
du concept : cet aspect était déjà visible
dans son usage polémique ; il l’était également
dans l’emploi populaire du terme. On sait en effet que le
langage courant l’utilise généralement dans
un sens péjoratif : la recherche scientifique n’a pas
introduit sur ce point de changement fondamental. De même
que la critique marxiste répondait - à la valorisation
hégélienne de la bureaucratie, de même l’accent
mis par les sociologues américains sur le dysfonctionnement
bureaucratique répond à la valorisation webérienne.
Enfin la dévalorisation suppose soit la norme d’une
santé de l’organisme social, soit la norme d’un
fonctionnement démocratique des rganisations, - comme on
peut le voir, en particulier, dans les analyses des bureaucraties
politiques.
Norme quasi biologiques d’une santé du corps social,
ou norme politique d’une participation de tous aux décisions
: dans les deux cas on est contraint de confronter les caractères
négatifs de la bureaucratie à des normes de fonctionnement
qu’on oppose, comme le fait Trotsky dans Cours nouveau, à
cette « déviation malsaine [3] ».
Si on cherche enfin à dégager ici encore une tendance
dominante, - valorisation ou au contraire dévalorisation,
on doit constater que la seconde tend à prévaloir
: on tend de plus en plus à définir la bureaucratie
en termes de pathologie sociale.
Or un phénomène pathologique doit être décrit
comme un processus plutôt que comme un être. C’est
pourquoi il semble plus économique de rechercher les processus
caractéristiques de la genèse et du fonctionnement
de ce qu’on appelle des bureaucraties. Deux groupes de questions
se posent alors le premier concerne les causes de cette «
perversion » ; à l’ensemble de ces processus
génétiques correspond le terme : bureaucratisation.
Un second groupe de questions est constitué par une étude
de caractères à la fois structuraux et dynamiques
que le terme bureaucratisme peut servir à désigner.
L’analyse de ces processus devrait permettre d’élaborer
une définition plus opérationnelle de ce qu’on
nomme bureaucratie.
La bureaucratisation.
Comment se forme et se développe une bureaucratie ? Parmi
les facteurs de la bureaucratisation, on relève :
a) la composition sociale des organisations est le type d’analyse
qu’on a parfois tenté d’appliquer à la
bureaucratisation des partis ouvriers ;
b) le système de distribution du pouvoir, et par exemple
la centralisation, ou encore la hiérarchisation verticale.
De façon générale on voit se développer,
dans les organisations qui se bureaucratisent, des tendances centralisatrices
au « sommet » et inversement de tendances décentralisatrices
à « la base » (tendances à l’autonomie)
: par exemple dans une usine à l’intérieur du
cadre plus large de l’entreprise, ou dans un établissement
local placé sous le contrôle d’un organisme central.
D’où des conflits de pouvoir qui peuvent soit amorcer
un processus de débureaucratisation, soit au contraire se
terminer au bénéfice du sommet ;
c) la taille ou dimension des organisations ;
d) la spécialisation des tâches. Par exemple : assumer
des responsabilités syndicales implique des connaissances,
techniques (juridiques, économiques) dont la possession et
le maniement tendent à accentuer la séparation entre
la base et les membres de l’appareil ;
e) l’accès à des fonctions de gestion. On voit
se développer la bureaucratisation dans les syndicats qui
assument ou partagent une gestion, dans des partis qui accèdent
au pouvoir.
Nous n’avons évoqué ces causes qu’à
titre d’exemples. Il reste que les conditions dans lesquelles
une bureaucratie se forme et se développe, sont encore mal
connues. On les trouve éparses dans des monographies correspondant
aux différents secteurs étudiés par la sociologie
; mais il existe très peu d’essais en vue d’une
systématisation [4].
Le bureaucratisme.
Quels sont les caractères essentiels du fonctionnement bureaucratisé
? Dans l’ensemble, les analyses consacrées à
ce problème convergent pour établir que :
1. - Le fonctionnement bureaucratique est un dysfonctionnement
: c’est là, en un certain sens, nous l’avons
rappelé, l’orientation qui caractérise développement
de la pensée marxiste la notion maladie de gestion, utilisée
en psycho-sociologie des entreprises, va dans la même direction.
Mais dans ce domaine, le diagnostic ne fait que transcrire en langage
moderne l’idée platonicienne d’une maladie du
corps social. Cette perspective médicale ne remet pas véritablement
en question les structures et, supposant la possibilité d’une
thérapeutique fonctionnelle, elle laisse ces structures inchangées.
On transpose ainsi, comme le veut Cannon, l’homeostasis de
l’organisme à l’organisation sociale où
le conflit n’apparaît plus que comme un désordre
dans l’autorégulation du corps social. A cette conception
s’oppose, malgré l’identité linguistique
et axiologique déjà soulignée, celle qui voit
d’abord dans la bureaucratie non plus seulement la maladie
mais encore et surtout l’usurpation du pouvoir. Ce qui suppose
que le critère à partir duquel on définit le
bureaucratisme n’est plus établi selon le modèle
des normes biologiques de la santé, mais selon les normes
politiques du pouvoir.
2. - L’usurpation du pouvoir ne suffit cependant pas à
définir la dégénérescence bureaucratique
: un régime autocratique, fondé sur un détournement
analogue, n’est pas nécessairement bureaucratique.
L’autocratie suppose en effet la personnalité du leader
; l’univers bureaucratique, au contraire, est impersonnel.
Max Weber a particulièrement souligné ce processus
de dépersonnalisation accompli par la « rationalisation
» du fonctionnement et la stricte délimitation des
rôles, - ces rôles définis et distribués
de manière fixe et impersonnelle ne prenant eux-mêmes
une signification qu’en fonction de l’organisation pour
laquelle ils ont été prévus. En d’autres
termes : le bureaucratisme implique une aliénation des personnes
dans les rôles et des rôles dans l’appareil.
3. - Le terme d’appareil convient assez bien à la
situation ainsi décrite : le « pouvoir des bureaux
» est bien celui d’un système mécanisé.
D’où l’anonymat des prises de décisions
: dans un système bureaucratique il est difficile de savoir
où, quand et comment on décide. C’est là,
on le sait, l’un des traits essentiels de l’univers
bureaucratique décrit par Kafka.
4. - Dans la même perspective d’une psycho-sociologie
dynamique, on peut dire que,dans un système bureaucratique
les communications ne circulent que selon une seule direction, du
haut de l’organisation hiérarchisée vers sa
base. Le sommet n’est pas informé en retour des répercussions
et des réceptions des « messages » (ordres, enseignements)
qu’il a émis. Cette absence de « feed-back »
constitue l’un des traits essentiels du bureaucratisme tel
que Trotsky le décrit dans son Cours nouveau. Dans un autre
style, Kafka décrit le même processus : les communications
téléphoniques descendent du Château au Village
; mais dans la direction inverse, les messages sont « brouillés
».
5. - La directivité bureaucratique est une autre forme d’un
tel système de communications. Les bureaucraties politiques
élaborent et diffusent une orthodoxie idéologique
dont la rigidité dogmatique est le reflet de leur système
de pouvoir. Cet aspect du bureaucratisme est bien connu. Toutefois
on ne marque pas toujours avec suffisamment de netteté la
forme pédagogique qui accompagne la diffusion des dogmes.
Dans le Parti bureaucratisé, les militants deviennent, selon
l’expression de Trotsky, des objets d’éducation
: on se propose d’élever leur niveau en assurant leur
« éducation politique ». D’où, d’abord,
le maintien de la structure à deux étages : au sommet
règnent ceux qui possèdent le savoir à la base,
on est encore dans l’ignorance et, - si l’on ne participe
pas aux décisions, c’est parce qu’on manque d’une
maturité politique qu’on ne peut acquérir que
par l’initiation bureaucratique ; les initiateurs sont évidemment
ceux-que Rosa Luxemburg a nommés les maîtres d’école
du socialisme.
On pourrait retrouver des schémas analogues en d’autres
domaines de la vie sociale, - et par exemple dans beaucoup de conceptions
industrielles de la formation. Le développement des méthodes
non directives de formation a mis cet aspect en relief ; les techniques
directives n’admettent pas que le savoir, ou le savoir-faire,
puisse venir « d’en bas » : ceci est contraire
aux normes d’une hiérarchisation verticale du pouvoir,
et donc du savoir.
Dans un syndicat bureaucratisé, on peut admettre parfois
la possibilité que des responsables ou des militants de base
découvrent intuitivement et dans l’action la réponse
juste à une situation donnée ; mais on conserve en
même temps la conviction que la stratégie d’ensemble
de la lutte doit se fonder sur un savoir plus large, élaboré
au sommet, et qui doit être transmis. D’où la
critique du spontanéisme et, en même temps, ce climat
scolaire des stages de formation des cadres : on retourne à
l’école pour apprendre la ligne de l’organisation.
Ainsi se forme l’individu hétéronome, muni,
selon Riesman, d’un radar pour s’ajuster à la
société bureaucratisée et se conduire dans
le champ social. Dans cette société, l’enfant
doit d’abord apprendre à se comporter en bon membre
du groupe : « il apprend à l’école à
prendre sa place dans une société dans laquelle la
préoccupation du groupe concerne beaucoup moins ce qu’il
produit que ses propres relations internes de groupe, son moral
[5] ».
6. - En d’autres termes : les techniques bureaucratiques
de la formation concourent à développer le conformisme
des attitudes, dont une des conséquences les plus marquantes
est le manque d’initiative et, par suite, le renforcement
de la séparation en deux étages caractéristiques
de l’organisation bureaucratisée.
Dans le langage politique on nomme ce conformisme : le suivisme.
Les comportements suivistes de soumission aux leaders et aux idéologies,
leurs motivations éventuelles (fidélisme ? carriérisme
?) sont quelques-uns des symptômes les plus révélateurs
d’un « climat » bureaucratisé.
7. - A l’opposé, la déviance. Pour réprimer
l’opposition (c’est selon un même modèle
dialectique que Freud décrit la répression des instincts
et Trotsky le « refoulement » de la critique), les bureaucrates
se prétendent conscience du groupe et que les oppositionnels
s’en sont exclus comme le criminel, selon Kant, s’exclut
lui-même la communauté. Au terme de ce processus, la
fraction n’est même plus une fraction du groupe : elle
est un groupe devenu extérieur.
En d’autres secteurs de la vie sociale, des phénomènes
analogues se produisent : ainsi Moreno a décrit l’opposition
entre l’ordre figuré par l’organigramme et celui
que figure le sociogramme. L’organigramme représente
l’appareil institutionnel hiérarchisé, la distribution
officielle des tâches, les circuits prescrits des communications
reliant les régions d’un champ social : en un mot,
un ensemble de caractères qui peuvent aussi servir à
décrire un appareil bureaucratique. Le sociogramme révèle
d’autres distributions des rôles, d’autres réseaux,
d’autres groupes, informels, non reconnus -, formés
à l’intérieur de la même organisation
sociale ; d’une usine, par exemple. Tissus de relations plus
réelles, plus « spontanées », et qui peuvent
préparer le terrain à la déviance, à
l’opposition dressée contre un ordre imposé.
Ici encore, ce qui se passe sur le terrain de la vie politique peut
être compris comme un cas particulier et qui relève
en fait d’une analyse plus générale, impliquant
la mise en oeuvre de modèles et de concepts élaborés
- sur d’autres terrains.
On peut enfin formuler dans un autre langage ces mêmes processus
certains sociologues ont en effet décrit la formation de
sous-unités dans l’organisation, c’est-à-dire
de sous-groupes qui finissent par poursuivre des buts particuliers
(« sub goals »).
8. - Un autre mécanisme caractéristique est celui
que Michels a nommé le déplacement des buts.
Soit l’exemple des organisations politiques et syndicales.
Au départ, l’appareil était conçu comme
un moyen pour réaliser certaines fins : le socialisme, si
le but de l’organisation était révolutionnaire.
A ce but premier s’est progressivement substitué celui
d’une victoire politique du Parti, qui finit par mobiliser
tout le travail de l’organisation. On a admis au départ
que la réalisation du socialisme suppose d’abord la
prise de pouvoir et cet objectif intermédiaire devenu principal
et même unique, finit par déterminer l’idéologie
et l’ensemble des activités du parti.
D’autre part, dans la conscience des bureaucrates, l’attachement
à l’organisation -, à ses structures, à
sa vie interne, à ses rites -, finit par devenir, en même
temps qu’un devoir absolu, une source de valeurs et de satisfactions.
Et surtout, le système bureaucratique constitue un nouvel
univers aliénant : pour le responsable national, les organismes
régionaux et locaux constituent l’horizon et la limite
de l’univers quotidien ; la perception du bureaucrate s’arrête
au dernier niveau de l’étage bureaucratique. La base
finit par lui devenir à ce point étrangère
qu’il en oublie son existence dans le temps qui sépare
les périodes de consultation électorale. Ainsi se
développent à l’intérieur de la bureaucratie
un ensemble de traditions, de modèles de comportement, un
vocabulaire spécifique, - tout un « savoir »
dont la possession en commun renforce les liens des initiés
en même temps que s’accentue la cassure entre les deux
étages.
9. - La résistance au changement est l’une des séquences
du déplacement des buts. Comme le marque Max Weber, la bureaucratie
« tend à persévérer dans son être
», c’est-à-dire à conserverses structures,
- même lorsqu’elles deviennent inadéquates à
de nouvelles situations, son idéologie, - même si elle
ne concerne qu’un état ancien, - ses cadres, alors
même qu’ils ne peuvent plus s’ajuster la forme
nouvelle de la société. En d’autres termes les
conduites d’assimilation - c’est-à-dire d’utilisation
de schèmes élaborés pour répondre à
des situations anciennes - l’emportent sur les conduites d’accommodation
qui supposent l’élaboration de nouveaux schèmes
d’action, plus adéquats pour répondre à
de nouvelles situations.
Ce conservatisme, ce refus du temps induisent des mécanismes
de défense et, par exemple, le durcissement idéologique,
le refus systématique de la nouveauté et l’hostilité
à l’égard de toute critique, qu’on tend
à considérer comme un signe d’opposition qui
met l’organisation en danger.
Mais dans la vie collective comme dans la dynamique de la personnalité,
la répression n’est jamais une suppression ; l’ordre
bureaucratique suppose le renforcement de l’appareil, le développement
de la surveillance, - ce qui accentue, en définitive, l’isolement
de cet appareil. C’est là une conséquence extrême.
Il reste que toute bureaucratie suppose des dispositifs de contrôle,
de supervision, d’inspection, dont, la mission première
est d’assurer l’observance des normes bureaucratiques,
de surveiller l’initiative et la nouveauté.
10. - Le carriérisme est la conception bureaucratique de
la profession. Dans le langage politique et traditionnel, le terme
sert à désigner, - et condamner -, « l’arrivisme
» du politicien professionnel, du membre de l’appareil
dont le souci essentiel est de « monter » à tout
prix, en faisant toutes les concessions nécessaires, en pratiquant
le suivisme envers tel leader aussi longtemps que ce leader est
« bien placé ». Tout ceci est connu. Il s’agit,
ici encore, non plus de servir les buts que poursuit l’organisation,
mais de servir l’organisation, et de s’en servir : on
passe ainsi de la fonction à la carrière comme on
passe de l’organisation à la bureaucratie : le même
mécanisme du déplacement des buts est le trait commun
de ces deux transferts.
**
*
Au terme de cette analyse, on peut dégager quelques lignes
qui convergent vers une définition nouvelle de la bureaucratie
:
1. L’ambiguïté entre les définitions de
la bureaucratie, considérée comme un système
de relais, de transmission et la bureaucratie, définie en
termes de pouvoir, subsiste sans doute. Mais on aperçoit
mieux dans l’ordre politique les implications d’un choix
entre les deux définitions et surtout, comme l’a souligné
A. Touraine, les événements récents ont généralement
étendu, précisé et rendu plus nécessaire
l’usage de celle qui reste, en définitive, le résultat
essentiel du développement de la pensée marxiste en
liaison réelle avec l’histoire.
2. Le problème de la bureaucratie est un problème
organisationnel : ce qui ne signifie pas qu’on doit confondre
dans une même définition les organisations et les bureaucraties,
- même si, ici encore, une certaine ambiguïté
subsiste dans le vocabulaire de la sociologie. Alors que, on l’a
vu, Marx distinguait de la « bureaucratie » la police,
l’armée de métier, le clergé établi
et le pouvoir judiciaire, aujourd’hui on étudiera selon
les mêmes modèles la bureaucratisation de l’armée,
de l’Eglise et des administrations. La généralisation
du concept transforme ainsi sa définition.
3. Enfin, dans les recherches les plus récentes, on voit
se dessiner un courant qui tend à désigner par l’idée
d’une « bureaucratisation du monde » les nouvelles
formes que prend le contrôle social dans l’ensemble
de la civilisation industrielle. Mais c’est ici que le problème
de la bureaucratie redevient, en quelque sorte, un problème
philosophique : les normes qui orientent notre définition
de la bureaucratie sont déterminées par notre conception
de l’histoire. Selon nos choix, les bureaucraties seront considérées
soit comme la face d’ombre d’un progrès historique,
soit au contraire comme le signe d’un déclin irréversible
de notre civilisation.
[1] On voit ici que, pour Marx, bureaucratie signifie encore :
l’Administration politique.
[2] Cf. par exemple : SIMON et MARSCH : Organizations.
[3] Dans les observations qui suivent sur la bureaucratisation
et sur le bureaucratisme, l’ouvrage de TROTSKY, Cours nouveau,
est plusieurs fois cité. On peut en effet considérer
ce texte comme un modèle d’analyse psycho-sociologique
du problème qui nous occupe, même si on conteste les
thèses organisationnelles qui sont celles de l’auteur
en 1923.
[4] L’ouvrage d’EISENSTADT, Bureaucratie et bureaucratisation,
fait exception sur ce point.
[5] D. RIESMAN : La Foule solitaire.
PS: Georges LAPASSADE, Bureaucratie, bureaucratisme, bureaucratisation,
revue « Arguments » volume 1 : La bureaucratie, (textes
réunis par Christian Biegalski), collection 10/18, Editions
de Minuit, février 1978.
Apparaît avec l’aimable autorisation de l’auteur.
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