Il est nécessaire de rappeler le cadre historique pour situer
ce texte. La situation sociale de l’époque est très
dure pour les classes populaires. Ce pamphlet a été écrit
contre la « religion du travail », la norme idéologique
du moment pour les classes opprimées. Le travail dure 12 heures
par jour, le travail des enfants est très répandu. Le
travail engendre une souffrance forte et une usure rapide des personnes.
La consommation des ouvrièr/ères est réduite au
minimum, seuls les besoins de base sont concernés. Il n’existe
pas d’accès à la culture pour la majorité
des gens, la culture est réservée à une petite
élite. L’école gratuite et obligatoire pour tous
et toutes n’est pas encore à l’ordre du jour, elle
viendra ultérieurement. La classe bourgeoise est ouvertement
parasitaire, elle vit dans la surconsommation. Les nobles et le clergé
ne travaillent pas. Cette situation est un scandale, étant donné
la différence des modes de vie, ceci explique la violence de
la critique vis-à-vis des classes exploiteuses.
Le travail était corollaire de l’enfermement dans des lieux
clos, avec un cadre répressif très strict. L’usine
était un lieu disciplinaire avec une surveillance forte. Cette
façon d’encadrer les humains sera décrite avec le
modèle du panoptique, où assez souvent l’architecture
est conçue pour voir sans être vu. Cette approche est développée,
notamment, dans le livre « Surveiller et punir » de Michel
Foucault.
La perspective du texte est celle des révolutionnaires de la
fin du XIX° siècle. Ce livre est une provocation idéologique
avec une charge symbolique forte. On peut facilement le recevoir comme
une affirmation libertaire. Le titre suffit, sans avoir à lire
le livre, on comprend immédiatement qu’il s’agit
de lutter contre le travail forcé, quelle que soit sa forme.
Le cadre politique et mental de Paul Lafargue est l’abolition
du salariat. Sa provocation sur la paresse s’insurge contre le
droit au travail. Ce droit au travail était déjà
revendiqué à l’époque depuis les luttes de
1848. Paul Lafargue se situe dans un cadre de changement radical de
société, alors que la revendication du droit au travail
accepte le cadre formel mis en place par la domination bourgeoise. Il
affirme que ce droit est une belle supercherie à l’apparence
sérieuse et responsable. Jamais l’ouvrier/ère n’est
en situation d’égalité avec le capitaliste.
Ce livre se réfère à un idéal de jouissance
simple, une sorte de vision du paradis sur terre : la liberté,
une vie sans contraintes trop fortes, la consommation, les banquets, bombance
et ripailles, rigoler, faire l’amour, se cultiver, aller au spectacle,
écouter de la musique, s’occuper de l’éducation
pour la jeunesse, etc. À l’époque, proposer cela pour
tout le monde était scandaleux, aujourd’hui, pour nous qui
vivons dans les métropoles impérialistes, c’est en
partie intégré à notre vie. Lafargue demande une
réglementation du travail et la protection des personnes humaines,
choses impensables à l’époque et qui nécessiterons
de longs et durs combats avant d’être obtenues et appliquées.
Lafargue continue sa provocation en abordant la question de la libération
des bourgeois par la classe ouvrière, parce qu’ils sont obligés
de surconsommer pour faire tourner la machine de production. Il affirme
que si la société met en œuvre le droit à la
paresse, les produits trouveront naturellement des débouchés
dans toute la population, ce qui libérera les bourgeois de leur
obligation de surconsommer. Sur ce point, Paul Lafargue est déjà
d’une certaine façon un écologiste avant l’heure,
il attaque la surconsommation et ses conséquences. Son argumentation
générale s’appuie sur la puissance de production,
sur la possibilité d’intégrer de la science dans l’industrie.
Cette approche permet d’envisager un partage des richesses et une
diminution du temps de travail, si tout le monde travaille un peu (trois
heures par jour selon sa proposition).
L’idéal communiste était envisagé selon une
répartition « à chacun selon ses besoins »,
cette étape devait venir après le socialisme, où
la norme aurait du être « à chacun selon son travail
». Cette vision de l’avenir était liée au développement
important de la production. Cette approche tempère de fait l’option
écologique contenue dans son attaque de la surconsommation. Le
droit à la paresse est intégré dans le projet émancipateur
dévolu à la classe ouvrière, qui était conçue
comme le sujet historique dans le progrès dialectique du sens de
l’histoire. Cette vision de l’histoire explique l’attachement
de tous les courants marxistes au travail et au développement de
la production pour arriver un jour à l’abondance, à
la fin de la rareté. Tout cela s’accompagne d’une confiance
dans le développement de la science, en particulier la médecine,
qui devait permettre d’éliminer les souffrances et faire
reculer la maladie. Dans cette ambiance mentale, les thèmes du
sacrifice et de l’éloge du travail ont marqué profondément
et pour longtemps la lutte de classes du mouvement ouvrier.
Aujourd’hui le droit à la paresse est-il encore à
l’ordre du jour ?
L’horizon du travail salarié reste encore majoritairement
marqué par l’ordre de la nécessité, c’est
toujours une obligation pour vivre. De fait, les revenus ne sont plus
totalement liés au travail, mais celui-ci reste majoritairement
l’horizon idéal de la société, la norme, la
mesure de la réussite et de la valorisation. La source de revenu,
pour une grande majorité de gens, vient du travail et / ou des
allocations. Le capitalisme a satisfait en partie les demandes de Paul
Lafargue, sans abolir le salariat. La réglementation du travail
existe et la réduction du temps de travail est partiellement acceptée
dans nos pays. Cette voie est celle qui a permis à la domination
d’instituer et d’intégrer les organisations ouvrières
dans le système de gestion du capitalisme. L’intensification
du travail (taylorisme, division du travail et travail à la chaîne,
entre autres) a permis à la fois de diminuer le temps de travail
et de gagner beaucoup de productivité. Le travail des enfants a
été interdit dans les pays les plus riches de la planète.
L’éducation, par l’intermédiaire de la scolarisation,
est devenue une des bases du développement du système
capitaliste. La consommation, liée au fordisme, a été
une voie qui a permis au capitalisme de se développer et d’assurer
plus amplement sa domination. L’hédonisme consumériste
est une valeur banale du capitalisme. La surconsommation est presque
devenue la norme dans nos pays. L’absence de prise en considération
des conséquences écologiques est un problème non
résolu. L’idée de crime contre la nature, la notion
de crime écologique contre l’humanité sont encore
très minoritaires. Mais ces idées peuvent se développer,
la survie de l’humanité étant en jeu.
Le travail pénible existe toujours, entre autres, avec le système
du travail en continu par l’organisation horaire en travail posté,
les 3 X 8 par exemple. La souffrance au travail existe, Christophe Dejours
la décrit comme l’une des formes très répandues
de la banalité du mal (cf. son livre « Souffrance en France
»). Le travail intense en situation de précarité généralisée
est, lui aussi, très courant. Il est très développé
pour le fonctionnement des services et la grande distribution, il touche
beaucoup de femmes. Souvent, dans le travail actuel, il faut aller vite,
suivre le rythme des machines pour accélérer la productivité.
L’informatique est un facteur de stress supplémentaire.
La paresse obligatoire, l’inactivité forcée existe,
on nomme cela chômage de masse. La perte d’identité
ou la difficulté d’avoir une identité valorisée
est directement liée à l’absence d’utilité
sociale et de place bien définie dans la socialité. Ne pas
avoir de place reconnue dans la vie sociale provoque une souffrance d’autant
plus forte qu’elle n’est pas admise comme tel par la société.
L’intégration dans des réseaux relationnels, les réponses
à la question du sens de la vie sont des données existentielles
de base. Si ces besoins ne sont pas satisfaits, les humains sont empêtrés
dans le malaise existentiel. Ce malaise est banal pour les personnes au
chômage. En outre, même quand on a un travail et une place
bien définies, le caractère absurde de notre société,
l’absence de sens de cette vie provoque le malaise existentiel.
L’existence sociale passe aussi par l’accès à
la consommation, par les apparences. La marque sur soi est devenue un
signe d’existence sociale important. Nous sommes en présence
de symboles d’appartenance à la communauté humaine
de notre temps. L’économie symbolique du signe fonctionne
bien, que ce soit pour l’habillement, pour les téléphones
portables ou pour les voitures. L’apparence est le caractère
central du spectacle.
Il me semble juste de remarquer que pour apprécier la paresse,
il ne faut pas être que paresseuse/eux, même si cela semble
contradictoire. L’accès à la culture, l’intégration
dans des réseaux de socialité sont importants pour vivre
dans l’inactivité socialement contrainte liée au chômage.
Pour transformer cette inactivité en activité librement
choisie, il ne faut pas rester tout le temps à ne rien faire, il
faut agir et se donner du mal pour exister autrement que sur le mode de
la victime. La paresse, comme activité librement choisie demande
une activité, une sorte de travail pour se maintenir, pour se développer.
La culture demande un effort long, important et régulier pour être
intériorisée et transformée en richesse personnelle
et sociale (cf. Peter Sloterdijk « Règles pour le parc humain
» et « La domestication de l’être » aux
Éditions des Mille et une nuits). Les réseaux de socialité
demandent de l’énergie pour fonctionner. Une fois que l’on
a réussi son intégration, il faut entretenir ces relations,
sinon, on peut vite retomber dans l’isolement. La sérialisation
en atomes individuels indépendants les uns des autres est une des
bases du capitalisme contemporain. Ce constat est valable également
pour les dominants. Les riches, pour survivre et reproduire leur domination,
doivent dépenser beaucoup d’énergie personnelle et
collective. C’est une activité à part entière,
ce n’est plus si facile, ni forcément donné d’avance.
Pour rester au sommet de la hiérarchie sociale et politique, il
faut assumer les tâches liées à ce type d’existence.
C’est pour cela qu’ils ont tant besoin d’emplois fictifs,
afin de pouvoir se consacrer à leur vrai travail. La paresse est
un bon analyseur de notre société.
Aujourd’hui, le système capitaliste mobilise la subjectivité
personnelle pour fonctionner et se développer. Dans le travail
contraint ou dans les activités non contraintes l’investissement
mental est important. On constate fréquemment que « ça
prend la tête », selon l’expression commune. Sans engagement,
les projets ratent ou se déroulent mal, ce constat est valable
également pour les projets libertaires. Cette implication subjective
change la donne vis-à-vis de la paresse. Dans les métropoles
du Nord, nous sommes pris/es dans une évolution paradoxale. La
durée du travail a diminué de façon significative
au cours du 20° siècle. A l'époque de Lafargue, la journée
de travail durait 12 heures et on travaillait 6 jours sur 7. Dans le même
temps, le travail a pris de plus en plus de place dans nos esprits. La
captation de la subjectivité par le système a fortement
augmenté. D'un côté, nous allons vers une certaine
paresse, puisque, de fait, nous travaillons moins, et de l'autre, nous
avons la sensation inverse. Lorsque nous écoutons notre entourage
parler du travail, il est question de fatigue, de stress, du rythme trop
rapide, du nombre important de choses à assumer, des difficultés
pour atteindre les objectifs, du poids du relationnel dans cet environnement.
Ces plaintes répétées sont le signe d'une forte intensification
du travail, de la mobilisation psychique qu'impose celui-ci. De ce point
de vue, la paresse n'est pas seulement un non-travail. Elle implique une
mise à distance mentale, parce que même si nous ne sommes
plus au travail, il est encore là. Comme le travail est fortement
présent dans nos préoccupations, pour penser à la
paresse, nous devons envisager la possibilité d'une déliaison,
un désengagement, un détachement mental vis-à-vis
du travail. Le désir de paresse devient alors un désir de
tranquillité, une sorte de droit à l'indifférence
pour faire l'éloge de la lenteur, afin de prendre le temps de vivre.
La notion de sujet historique et de sens de l’histoire ne peut plus
être employée. La conception substantialiste du sujet historique
qui devait libérer l’humanité est fausse. Les ouvrier/ères
ne deviennent pas mécaniquement révolutionnaires. Les conditions
objectives ne créent pas spontanément les conditions subjectives
du changement social et politique. Pierre Levaray explique cela très
bien à propos de l’usine AZF de Toulouse. Les ouvriers, après
l’explosion, ont fait corps avec leur direction, il parle, à
juste raison me semble-t-il, de revirement catastrophique (cf. son article,
« AZF un an après ? La douleur et le renoncement »
dans le Monde Libertaire n° 1292 du 16 Octobre 2002).
La surveillance est généralisée et fonctionne avec
beaucoup moins de lieux fermés qu’auparavant. Le besoin d’enfermement
n’est plus le même que dans les périodes précédentes.
Dans nos pays, les lieux de vie clos ont presque disparu, hormis la prison.
Ce type de lieu de vie redevient à l’ordre du jour comme
complément à la gestion de la misère, parce que l’apartheid
social se durcit. Le développement et le remplissage des prisons
ont tendance effectivement à suivre le modèle des USA (cf.
le livre de Loïc Wacquant « Les prisons de la misère
»). Par contre, pour l’ensemble de la société,
Zigmunt Bauman analyse la situation comme une modification du système
de surveillance (cf. son livre « Le coût humain de la mondialisation
»). Les pauvres sont libres, mais tout en étant en quelque
sorte assigné/es à résidence. Ils et elles regardent
les riches, les dominants vivre et se déplacer par médias
interposés. La domination mentale est intériorisée.
L’illusion de liberté tend à remplacer la contrainte
sur les corps. Les frontières sont à la fois informatiques
et dans la tête. La technologie permet une surveillance plus fine,
une surveillance quasi permanente, mais presque invisible. Nous sommes
dans une société de surveillance.
Le capital financier s’est développé à un point
tel qu’il domine toutes les autres formes de capitalisation. D’une
certaine façon, il encourage une forme de paresse, elle est liée
à la spéculation financière qui permet de gagner
de l’argent très facilement. Elle n’est plus tout aussi
attirante et valorisée qu’il y a quelques années,
les pertes liées à la spéculation financière
ont été importantes et nombreuses. Mais, pour les possesseurs
de capitaux, cette paresse est toujours à l’ordre du jour
et concerne un volume d'argent très important. Les conséquences
de cette paresse sont connues : la recherche du profit maximum, la destruction
des humains et de la nature, la tendance à tout transformer en
choses équivalentes à de l'argent, le souhait toujours répété
de faire supporter les coûts aux collectivités humaines pour
ne garder que les bénéfices, ... C'est le maintien à
tout prix du système de domination violent et inique.
La paresse est comprise spontanément comme une absence de motivations
ou un refus de réaliser des activités contraintes. C’est
ce qui est à la base de sa condamnation morale. Pourtant, la paresse
a des bons côtés, des avantages. Elle permet de se poser,
de reprendre pied après des moments difficiles, de souffler, de
rester un peu au calme. Elle peut favoriser le retour sur soi. Elle peut
devenir importante pour se régénérer sur le plan
personnel. Le contexte contemporain, où notre subjectivité
est si souvent mobilisée pour le fonctionnement du système,
accentue ce besoin. La paresse peut permettre de s’affranchir de
la tyrannie de la vitesse si prégnante en notre monde, de prendre
conscience de soi, tout en s’ouvrant aux autres et à ce qui
se passe autour de nous. Elle peut favoriser la créativité,
la lenteur est parfois nécessaire pour apprécier le monde,
pour réfléchir, créer, inventer.
De mon point de vue, la paresse a aussi ses mauvais côtés,
l’abrutissement télévisuel en est une forme très
répandue. Cette paresse est insidieuse, elle rend passive/if et
n’incite pas à penser, à réfléchir de
façon autonome hors du formatage lié à la marchandise
et au spectacle. Cette passivité renforce le sentiment d’impuissance.
Penser demande des efforts et peut conduire à une vision assez
pessimiste de la situation. La lucidité n’a pas que des bons
côtés.
Dans les zones d’exclusion, le chômage est massif chez les
jeunes. C’est dans cet espace que l’expression « faire
le mur » a été reprise et détournée
de son sens originel. Aujourd’hui, elle désigne l’inactivité
des groupes des jeunes au bas des immeubles de banlieues. Le sens s’est
inversé, c’est significatif de notre évolution. L’ennui,
la mauvaise image de soi, le doute sur son humanité, sur son utilité
sociale, l’absence de relations sociales ne conduisent pas majoritairement
à construire la révolte, à mettre en œuvre des
résistances et des solidarités collectives dans la longue
durée. Dans ce cadre, la paresse forcée est très
négative et destructrice. L’encadrer et la réprimer
par un système policier raciste et violent ne fera qu’accentuer
les problèmes.
L’individualisme tend à valoriser l’attitude, où
l’on énonce si souvent : « J’y ai droit ! »,
sans se soucier des conséquences. Le relativisme, qui est lié
à l’individualisme, propose de ne plus juger ce qui est bon
ou mauvais, parce que tout se vaudrait par-delà le bien et le mal.
Ce qui apparaît est bon et alors il n’est pas étonnant
que l’on accepte si souvent la compromission, la petitesse, les
petits arrangements du « c’est mieux que rien ! ».
La contrainte sociale existe toujours et pour vivre nous n'avons pas
d’autre solution que de chercher du travail. La violence sociale
est réelle, tant sur le plan de la pratique que sur le plan symbolique.
La source de revenu, pour une grande majorité de gens, vient
du travail salarié et ou des prestations sociales comme le RMI.
La situation sociale évolue de telle façon paradoxale.
D’un côté, il est fort probable que le nombre de
personnes en inactivité contrainte, dans la paresse non choisie,
au chômage reste important. De l’autre, la souffrance liée
au travail reste une donnée incontournable. Le travail intense,
comme le travail posté, détruit les personnes. Là
aussi, nous devrions pouvoir mettre en œuvre le principe de précaution.
Dans ce cadre précis, le droit à la paresse conserve toute
sa charge libertaire, il est encore scandaleux.
L’insouciance peut devenir irresponsabilité, si on considère
la division mondiale des richesses et le caractère impérialiste
de nos pays. Notre richesse est aussi le résultat d’une
exploitation, d’une oppression d’autres régions du
monde et d’autres peuples. Le cynisme postmoderne va de pair avec
le refus de prendre cela en considération. Ici la paresse devient
complicité.
L’aspect écologique est un autre volet de notre insouciance
irresponsable. La survie de notre planète, la question écologique
sont devenues centrales dans notre situation. Envisager un retour au travail
pour tout le monde (le fameux plein emploi), c’est très certainement
accentuer la destruction de la nature de façon très rapide.
Pour ne pas continuer à se développer sur la base du productivisme,
on peut envisager une forme d’obligation à la paresse.
Le machisme et le patriarcat sont toujours là au centre de la domination.
Il existe du travail non salarié non reconnu et non payé
: le travail des femmes à la maison. Le travail domestique est
très majoritairement réalisé par les femmes et n’est
pas rémunéré. Christine Delphy propose, sur le modèle
marxiste, une analyse du mode de production patriarcal. L’exploitation
des femmes étant précisément ce non-paiement du travail
nécessaire à la reproduction de la force de travail (cf.
son ouvrage en deux volumes « L’ennemi principal »).
Le rapport hommes / femmes fonctionne encore très massivement sur
la base de la logique machiste. L’exemple des 35 heures est éclairant
: avec leur nouveau temps libre, les hommes font du sport ou s’occupent
de leurs hobbies, les femmes réorganisent leur vie en fonction
des besoins des enfants et de l’entretien de l’habitation.
Si nous voulons aller vers une égalité réelle vis-à-vis
du partage équitable des activités ménagères
et l’élevage des enfants, nous devrons assumer un changement
important. Ce choix imposera un travail effectif pour les hommes, un refus
de la paresse. Ce bouleversement existentiel concerne à la fois
le travail sur soi-même, afin de réfléchir à
la façon de devenir « homme » dans cette société,
et une mise au travail réelle dans toutes les activités
nécessaires à la vie quotidienne.
La pente de la paresse spontanée est assez courante chez les humains,
elle va bien dans le sens de la marchandise et du spectacle. La passivité
en position de spectateur/trice, l’attitude consumériste
en sont les formes habituelles. La médiocrité, en ce sens,
est liée à la paresse. L’individualisme, envisagé
du seul point de vue de l’intérêt, peut conduire à
une nonchalance sans souci des conséquences de notre mode de vie
et sans interrogations sur les présupposés nécessaires
à cette paresse indolente : instrumentalisation des autres pour
son petit bonheur personnel, fonctionnement planétaire injuste
basé sur l’impérialisme de nos pays, destruction massive
de la nature pour le fonctionnement de la grande machinerie capitaliste.
La notion de droit, dans le cadre de la domination capitaliste, a été
et est toujours un facteur d’intégration au système.
Ceci peut encourager l’individualisme, l’égoïsme
avec la revendication du « droit à » et le refus de
prendre en compte nos devoirs, entre autres, vis-à-vis des générations
à venir et face à l’exploitation impérialiste
au niveau mondial. Il est alors important de se poser la question du coût
de notre paresse.
Pour pouvoir donner du sens à sa vie, il est nécessaire
de se lier aux autres, de se bouger les neurones, cela implique de ne
pas être dans la paresse et de se poser personnellement et collectivement
la question des finalités de nos actes. L’interrogation sur
les fins est sans doute une voie qui peut permettre de poser la question
de l’utilité sociale de l’activité, du revenu
garanti, de la gratuité, de la reproduction de la domination. Ces
thèmes sont minoritaires dans la société. Le travail
socialement utile peut inclure des activités qui ne sont pas considérées
actuellement comme du travail : le bénévolat pour des actions
de solidarité, la militance pour toutes sortes de projets conçus
sur un idéal humain élevé, etc. De ce point de vue,
nous ne pouvons pas passer à côté de l’interrogation
de savoir pourquoi et pour qui nous travaillons. Le travail stupide et
inutile existe. Le contenu des tâches est souvent en question. Par
exemple, pourquoi passer son temps à contrôler des gens qui
sont obligés de payer des services qui, en fait, sont en grande
partie pris en charge par la collectivité ?
L’évolution impose des changements dans nos luttes. Auparavant,
nous pouvions penser en termes de rupture, de revendication globale, aujourd’hui
nous sommes beaucoup plus dans une dissémination des alternatives,
dans des archipels de solidarité, où la multiplicité
et la complexité sont des données de base. Nous ne pouvons
plus penser en termes de vérité absolue et universelle.
Les choses, les faits peuvent avoir en même temps des qualités
contradictoires. Nous ne pouvons plus nous appuyer sur l’univocité
des mots ou des concepts, puisque selon les situations le même phénomène
sera positif ou négatif, et assez souvent les deux à la
fois. Penser en termes de voie unique ne fonctionne pas et conduit à
s’enliser dans l’erreur, à rater la cible, à
ne rien comprendre à ce qui nous arrive.
Je pense que pour développer l’idée libertaire, pour
la mettre en pratique, il faut être actif/ves. Développer
notre puissance personnelle et collective, en acceptant nos limites, demande
des efforts, des reprises régulières qui vont à l’encontre
de l’acceptation commune de la paresse. Pour coordonner nos actions
et notre biopolitique, il est nécessaire de se déplacer,
d’organiser des rencontres, des débats et de mettre en œuvre
des réseaux. Tout cela est une activité, qui peut ressembler
à du travail et demander beaucoup d’énergie humaine.
L’étude et l’observation du don chez les humains obligent
à avoir un point de vue qui tienne compte de la dépense
et à ne plus raisonner seulement en termes de gain. Nous donnons
sans arrêt pour exister et être reconnu/es, cela n’est
pas pris en compte par les approches classiques sur le travail et la paresse.
Les motivations qui nous engagent dans des activités sont multiples
: le désir, la nécessité, se sentir utile et valorisé,
le besoin de relations sociales, entre autres. Être bien dans sa
vie passe par une reconnaissance retransmise par les autres. Pour se sentir
exister, on peut avoir besoin de travailler, ce qui va à l’encontre
de notre désir habituel de farniente et des critiques du travail.
La notion d’usage de soi peut servir de fil conducteur pour nos
recherches. La paresse n’est pas forcément l’oisiveté,
pas nécessairement un non-travail. Le premier sens est celui de
Lafargue sur le travail contraint pour vivre : le salariat, l’usage
de soi par le système capitaliste. Ce sens existe encore massivement.
Lafargue est en porte-à-faux avec le productivisme marxiste. Son
« Droit à la paresse » était libertaire et l’est
encore par rapport au travail salarié, à l’éloge
du travail. Le second sens est celui de l’usage de soi dans les
marges de liberté laissées par le système. Pour goûter
le monde, pour apprécier la vie et les humains, il est nécessaire
d’avoir des activités culturelles, relationnelles. Ce qui
veut dire que, paradoxalement, pour apprécier la paresse il faut
d’une certaine façon la refuser. Ces activités sont
partiellement non contraintes, en partie choisies librement.
Ne pas toujours subir, être un peu acteur/trice de sa vie demande
de prendre en main des activités, d’agir. Sinon, nous ne
pouvons rien objecter à la domination. Souvent, nous ne pouvons
pas nous opposer au fonctionnement direct et ouvert de la domination.
Par contre, pour tout ce qui passe par nous, si nous restons passifs/ives,
nous devons accepter l’idée que nous nous soumettons sans
contrainte et que, pour partie, nous collaborons au fonctionnement de
la domination. Lafargue lui-même est un exemple de cela. Il n’aborde
pas cela dans son pamphlet, mais dans sa vie il n’a pas été
paresseux, il a beaucoup milité, il a été plusieurs
fois en prison, il a étudié, il a écrit des livres.
Il fustige les ouvriers qui amplifient leur domination en acceptant la
religion du travail. En se précipitant pour trouver du travail,
ils participent à la baisse des salaires. En ne se battant pas
pour améliorer leur condition, ils laissent les capitalistes dominer
à leur aise. Lafargue a eu une attitude active jusque dans la mort.
Il a choisi le suicide avec sa femme lorsqu’ils ont atteint l’âge
de 70 ans. Ils ont expliqué leur geste par le souhait de ne pas
devenir une charge pour les autres.
Ce second aspect de la paresse lié au souci de soi, demande un
certain travail sur soi-même pour ne pas reproduire les mécanismes
de la domination, qui fonctionnent au niveau psychologique et sociologique.
Le machisme, par exemple, n’est pas imposé de façon
directe par le système capitaliste. Il est intégré
à notre intériorité, il se situe au cœur de
notre subjectivité. Nous le vivons de façon inconsciente.
Pour s’en détacher un peu, nous devons y réfléchir
et tenter de changer nos comportements, notre système de valeurs.
C’est le même cas de figure pour tous les modèles d’identification
proposés par le spectacle et la marchandise.
La pensée, pour se détacher de l’opinion commune,
se défaire des préjugés, s’éloigner
des clichés, a besoin de faire un travail critique, d’opérer
une mise à distance pour s’élaborer. Cette attitude
mentale demande du travail, des efforts pour ne pas rester englué/es
dans le prêt à penser du capitalisme actuel. Si on laisse
faire, nous sommes tolérant/es avec le spectacle et la marchandise,
on accepte les corruptions, la complaisance, le cynisme, les micro-fascismes
pour opprimer plus faible que soi. Nous savons aussi que nous n’y
arrivons pas toujours ni tout le temps, on échoue parfois, voire
assez souvent. Il est difficile d’être toujours en éveil,
souvent nous sommes dans l’impuissance et la tristesse, ce qui est
assez décourageant et favorise la paresse morale et politique.
C’est sur ce type de problème que Lafargue pourrait être
mis en difficulté. Il a choisi la voie autoritaire pour l’émancipation.
Il était dans la position du maître libérateur, qui
est celle du marxisme autoritaire. Lafargue était en contradiction
avec ses idées lorsque Engels lui permet de survivre en lui donnant
de l’argent. Cet argent venait des activités capitalistes
d’Engels, donc de l’exploitation. On peut constater la même
chose pour Marx. Sans l’argent d’Engels, il n’aurait
pu écrire le Capital. Engels a même accepté d’endosser
la paternité de l’enfant issu de la liaison de Marx avec
sa servante.
Cette éthique de la non-domination, de la non-participation à
un système qui exploite, pille, tue en notre nom, qui nous fait
participer aux fruits de la domination est une de nos difficultés.
La domination est devenue en partie mentale et cela complexifie notre
situation. Notre désir de justice et d’égalité,
notre désir de politique doit se confronter à cette réalité
post-moderne. L’administration de la vie par le spectacle et la
marchandise nous enserre dans ses filets, où tous les domaines
de la vie sont pris. La notion de rupture est beaucoup moins évidente
que du temps de Lafargue. D’une certaine façon, on peut dire
que le parasitisme est devenu massif dans les métropoles impérialistes.
C’est vrai pour les classes dominantes, mais c’est également
vrai pour les classes opprimées, les groupes dominés. Être
hors du circuit salarié et penser au revenu garanti, accepter l’oisiveté
socialement tolérée peut être une forme parasitaire
de l’usage du monde. La question des finalités et des résultats
que nous obtenons est en débat régulièrement. Nous
savons que pour des mauvaises raisons nous pouvons faire de bonnes choses,
mais avec de bonnes raisons aussi en faire de mauvaises. Il n’y
a pas de garanties. Peu de temps après Lafargue, sont venus Nietzsche
et Freud, tous les deux ont remis en chantier la question de la paresse.
Le premier s’attaquera à la notion de vérité,
de morale, il condamnera avec sévérité la soumission
et le ressentiment qui sont des modalités de notre faiblesse. Le
second mettra en évidence le rôle du désir, des affects,
de la sexualité dans la vie humaine avec la notion d’inconscient.
Le désir d’emprise et le narcissisme nous concerne, que l’on
accepte ou non le droit à la paresse.
Philippe Coutant Nantes le 9 Décembre 2002
Cette préface a été écrite à la
demande de Michel un militant libertaire de la région de St Nazaire
qui a republié "Le droit à la paresse" de Paul
Lafargue.
Cette brochure ets disponible après du Front Libertaire Maison
du Peuple à 44600 St Nazaire
Ou en écrivant à Philippe Coutant C/O Belami 17 17, rue
Paul Bellamy 44000 Nantes
|