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Origine : http://etudes.lacaniennes.free.fr/Etudes/Psychanalyse/jouissance/joui-chose.htm
Si le Phallus est le symbole d’une déréalisation
et d’une régulation de la jouissance, la Chose est
directement le symbole de la jouissance comme impossible. C’est
dire que les deux sont très proches, exprimant la même
conception de la jouissance en tant que liée au désir
et au signifiant. Disons plus précisément que le véritable
point commun entre la Chose et la jouissance, c’est la castration.
“La jouissance se produit à l’instant où
la Chose apparaît dans l’écartèlement
de sa castration, c’est-à-dire quand le désir
du sujet (...) rencontre le désir de l’Autre présent
(qui n’est pas l’Autre symbolique)”, écrit
A. Juranville.
La Chose est l’Autre réel ou l’Autre présent
: ce n’est pas tout à fait la même chose, mais
en tant que l’Autre désire, donc castré, il
faut bien qu’il soit présent, et en tant qu’il
jouit on peut dire qu’il est réel, ou plutôt
mythique car alors il n’y a plus de sujet pour s’en
rendre compte. Même réelle, la Chose ne fait qu’incarner
le signifiant, elle est ce que le Phallus ne parvient jamais à
être : le signifiant de la jouissance. Voilà de quoi
relativiser la thèse du Réel chez Lacan, qui n’a
de sens que pour le signifiant, étant une des dit-mensions
signifiantes du sujet. Elle est véritablement le “sujet
réel”, l’“Autre sujet”, et n’en
est pas moins signifiante. Mais l’Autre ne jouit pas, chez
Lacan, et la jouissance “réelle” est impossible.
Contrairement aux apparences, l’existence d’un signifiant
de la jouissance n’est pas contraire à l’enseignement
de Lacan, car il ne s’agit pas d’un signifiant verbal
qui serait inscriptible dans un rapport, mais du corps, du corps
comme signifiant. Corps parlant ou “parole” aussi bien
— mais non telle ou telle parole, qui revient au symbolique
; énonciation pure. Lacan peut bien dire que la Chose “fait
mot”, motus, au sens où elle se tairait ; elle n’est
muette qu’au sens où un corps peut l’être,
c’est-à-dire jamais. “Le désir n’est
suscité originairement par rien d’autre” écrit
Juranville, et le signifiant phallique vient après.
Par exemple, si l’on identifie occasionnellement la Chose
et la Mère, on n’attend pas la venue du signifiant
phallique pour que le corps de la Mère ne soit signifiant
pour l’enfant. On trouve ici, sous la plume d’Alain
Juranville, une salutaire remise en cause du primat du Phallus dans
l’économie mixte du désir et de la jouissance.
Cela ne signifie pas que le corps ou la Chose n’apparaissent
comme immédiatement castrés, d’ailleurs, car
le signifiant, même réel, est toujours déréalisant,
il vient toujours à la place de quelque chose ; la Chose
est un mixte irréductible de signifiance et de jouissance,
de signifiant et de réel — attendu que le réel
absolu serait le vide (de signifiant) ou le plein (de jouissance),
ce qui revient exactement au même puisque c’est impossible.
La Chose, elle, n’est pas présentée comme impossible,
sauf à jouir absolument.
Et le Phallus, s’il n’est pas le signifiant premier,
est effectivement corrélé à la Chose puisque,
sans lui, sans un deuxième signifiant, il ne saurait même
être question d’évoquer le signifiant. Seulement
on se rend bien compte que nous avons inversé l’ordre
généralement admis, instauré par Lacan lui-même,
entre la Chose et le Phallus, le signifiant de la jouissance et
le signifiant du désir, ou le savoir et la vérité
: S2 devient premier et S1 second !
La distinction classique de la Chose et de l’objet doit également
subir un réajustement. Freud envisage une division entre
la Chose et l’objet qu’il inclut comme telle dans le
procès de connaissance et la rencontre de d’autre :
disons grossièrement que la Chose (ici le prochain), comme
instrument des premières satisfactions enfantines, occuperait
le pôle logique du “sujet” (élément
constant), et l’objet c’est-à-dire les objets
perçus ultérieurement, toujours partiellement décevants
par rapport au premier, serait en position de prédicat (élément
inconstant). Mais la Chose selon Freud (qui n’est pas encore
la “Chose freudienne” de Lacan) reste “ramassée
en elle-même” et sa division est celle de l’objet
et de la Chose. Or pour Lacan “la division est celle de la
Chose même, où advient l’objet”.
On peut bien sûr s’arrêter aux analyses de Heidegger,
en ce qu’elles révoquent la métaphysique kantienne
qui ne conçoit la Chose qu’“en soi”, idéalement.
Mais pour Heidegger l’unité de la Chose est seulement
sensible, ne renvoie à aucune essence, et l’on peut
voir la Chose en toute chose ; il faut plutôt supposer que
la Chose appelle l’homme, l’être parlant, faisant
surgir d’elle même le signifiant. Elle l’appelle
pour être nommée en retour, dans son être de
Chose…
Ici, Juranville précise très bien : “Mais le
nom a toujours une face de signe, et nommée, la chose vient
s’inscrire dans un monde, où elle disparaît comme
chose”. Heidegger rabat l’originalité ou la signifiance
de la Chose sur son signifié, et finalement sur la présence
du monde et l’être-là d’un sujet. En réalité
la Chose incarne plutôt la dimension d’un signifiant
pur, en tout cas antérieur à la nomination qui l’installe
simplement dans le monde. En tant que signifiant, et non plus signifié,
elle participe d’une autre temporalité que le temps
mondain, essentiellement imaginaire. Il faut dire plutôt qu’elle
se situe à la charnière du réel et du monde.
Comment s’effectue la distribution des jouissances, à
partir de là ? En tant qu’elle apparaît dans
le monde (qui lui est pourtant foncièrement étranger),
la réalité de la Chose se matérialise dans
l’objet ‘a’, autant que l’on puisse parler
d’objet et de matière à propos du vide cerné
par la pulsion. Nous retrouvons là le “plus-de-jouir”
de Lacan. On ne peut pas s’en “contenter” et la
sublimation sera ce moyen d’“élever l’objet
à la dignité de la Chose”, selon l’expression
de Lacan.
En tout cas l’objet lui-même n’a pu apparaître
que parce que la Chose fut auparavant signifiée comme castrée,
donc nommée par le signifiant phallique et perdue comme jouissance
pure. Ici prend place la “jouissance phallique”. Remontant
vers la Chose réelle, nous trouvons enfin la dimension du
signifiant pur (= corporel) décrite précédemment,
qui est aussi celle de l’“autre jouissance”.
Bien sûr celle-ci n’existe pas dans le monde, qui est
toujours le monde du signifié, régi par la loi phallique.
Nous voulons parler de la loi du Désir, édictée
par le signifiant phallique. Mais par ailleurs la réalité
du signifiant est homogène à cette loi du désir,
signifiance et désir étant quasiment synonymes. Aussi
la fameuse formule de Lacan, à laquelle nous revenons enfin
et que les analyses de Juranville ne parviennent pas vraiment à
décaler, à savoir la Chose est “ce qui du réel
pâtit du signifiant” complète-t-elle la phrase
citée en exergue : “le désir vient de l’Autre
et la jouissance est du côté de la Chose”. N’oublions
pas en effet que le désir est initialement désir de
la Chose et qu’à son tour la Chose n’existe que
castrée et désirante.
Plutôt que de fixer comme but à l’analyse le
passage de la Chose au phallus, ce qui correspond en fait à
un vidage de la jouissance, mieux vaut souligner les traits phalliques
de la Chose et les proposer comme objets d’une jouissance
de l’Autre (au génitif subjectif), donc s’adonner
réellement à la jouissance de la Chose (au génitif
objectif). Nous proposons un type original de sublimation qui consisterait
à “élever la Chose à la dignité
de l’objet”. Cet objet, inscrit dans un champ transcendantal
plus épuré — quoique non auto-constituant —,
aurait toutes les caractéristiques de la Chose lacanienne,
à la fois réelle et phallique, mais il n’opérerait
plus comme origine ou condition fantasmatique de la jouissance.
Il deviendrait des plus contingents par rapport à l’Autre
comme sujet de la jouissance ; de lui n’émanerait plus
l’appel fatal qui constitue le sujet infans comme phallus,
mais une pro-position occasionnelle.
Rien ne s’oppose ensuite à ce que de suppôt,
la Chose devienne sujet, que de donnée transcendante elle
se fasse donation transcendantale : elle serait alors synonyme de
jouissance, de jouissance maternelle pleinement assumée (sans
castration ni à l’inverse psychotisation à la
clef).
Elle serait même le symbole de la non-analyse assumant et
nourrissant la psychanalyse lacanienne. Car — lâchons
du lest, laissons agir à nouveau le réel — la
Chose est d’abord maternité, laquelle avant d’être
une fonction voire un “désir”, est d’abord
elle-même une donnée non biologique et non culturelle.
— Un “avoir-été-materné”,
si l’on peut dire, individuel et réel.
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