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L’année Foucault
La vie comme un nouvel enjeu du pouvoir
Judith Revel

Origine http://www.humanite.fr/journal/2004-12-16/2004-12-16-453111

La « biopolitique » n’est pas un repli vers la gestion de la vie individuelle mais aussi une affirmation de la puissance de la vie.

Vingt ans après la disparition de Michel Foucault, que reste-t-il d’une pensée qui n’allait jamais sans la revendication d’expériences et l’élaboration de pratiques ? Et ne considère-t-on désormais pas le travail de Foucault davantage comme un corpus à maîtriser que comme un parcours à restituer ? La question est sans doute trop brutale pour être pleinement juste ; mais il est vrai aussi que ne pas reconnaître qu’elle doit être posée (en ces temps de célébrations foucaldiennes répétées) fait courir à Foucault le plus grand des risques : faire de lui une pensée morte. Or le hasard veut que l’anniversaire de la mort du philosophe coïncide avec la publication très attendue du cours au Collège de France de l’année 1978-1979, Naissance de la biopolitique. Un hasard heureux, parce que si l’entreprise de publication des cours n’est pas nouvelle et a déjà réservé aux lecteurs de grands bonheurs, le cours sur la biopolitique est peut-être plus attendu encore que les précédents. Deux raisons à cela : la première, strictement liée à la compréhension du mouvement interne du travail foucaldien, met à présent à la disposition de tous un cours qui se trouve à la charnière des recherches menées par Foucault dans les années précédentes sous la forme d’une analytique du pouvoir, d’une part, et des recherches à venir sous la forme d’une double problématisation éthique et esthétique du rapport à soi et du rapport aux autres, de l’autre.

En somme, la Naissance de la biopolitique peut à bien des égards être lue chez Foucault comme le moment de passage du politique à l’éthique. La seconde raison est précisément liée à ce dernier point : le cours permet en effet de comprendre si l’inscription du travail de Foucault dans une dimension éthique correspond à un renoncement au politique, chose qui a souvent été soutenue : dans ce cas, l’éthique ne serait qu’un repli du politique, et l’on comprend bien alors ce qui pousse certains à voir dans le Foucault des dernières années (celui de la production de subjectivité, des techniques de soi, et de l’esthétique de l’existence) le relent d’un retour coupable à la figure tant décriée du sujet, voire même la formulation explicite d’une sorte de néo-individualisme, juste retour des choses chez un penseur que les mêmes avaient accusé de relativisme radical et de cynisme philosophique quelques années auparavant ; ou bien encore si ce passage du politique à l’éthique est bien au contraire l’ouverture d’un autre horizon d’analyse des rapports de pouvoir sous l’angle inédit de la subjectivation : non plus seulement une analytique des pouvoirs, dont Surveiller et Punir (1975) demeure l’exemple incontournable, mais une analytique de la manière dont les hommes, au sein même de ces rapports qui les font être tout autant qu’ils les assujettissent, réussissent à se réapproprier leur subjectivité ; la manière dont ils minent la mainmise du pouvoir sur leur vie (sociale tout autant que biologique, collective tout autant qu’individuelle), c’est-à-dire un ensemble complexe et ramifié de biopouvoirs, en faisant apparaître au grand jour la seule résistance possible : non pas un autre pouvoir opposé au premier, et qui lui serait parfaitement symétrique, non pas un contre-pouvoir, mais une dissymétrie essentielle, la puissance créative de la vie. Une nouvelle politique de résistance, une biopolitique.

Le terme biopolitique y - désigne simplement la manière dont le pouvoir s’est transformé entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle, afin de gouverner non seulement les individus à travers un certain nombre de procédés disciplinaires, mais l’ensemble des vivants constitués en populations ; c’est ainsi qu’à travers des biopouvoirs - locaux l’on a commencé à s’occuper de choses qui étaient jusqu’alors demeurées à l’extérieur de ce qu’on considérait habituellement comme la sphère du politique (l’hygiène, l’alimentation, la natalité), que la règle utilisée pour gérer ces populations n’était plus seulement la règle juridique mais une règle d’un nouveau type, une règle naturelle, c’est-à-dire une norme, et que l’on est sorti de la politique du corps dressable et disciplinable, l’anatomo-politique, pour rentrer précisément dans une biopolitique, une véritable médecine sociale. Cette émergence de la vie comme nouvel enjeu du pouvoir demande par ailleurs une analyse du type de rationalité politique dans laquelle elle est possible, et c’est dans cette mesure que Foucault est amené à travailler de manière extrêmement fine sur la naissance du libéralisme, qu’il considère comme la clef de voûte du basculement vers une biopolitique.

Le problème est alors le suivant : tant qu’on maintient l’indistinction entre biopouvoirs et biopolitique, il n’y a pas de résistance possible à la captation de la vie et à sa gestion normative : pas d’extériorité qui tienne, pas de contre-pouvoir envisageable, à moins de reproduire à l’envers ce dont on veut se libérer. Les lectures « libérales » de Foucault sont alors permises et encouragées, elles foisonnent aujourd’hui précisément à partir de cette analyse de la gestion normative d’un vivant organisé en populations, et dans une certaine utilisation de la notion de « risque », patente dans le discours actuel du MEDEF, c’est là une démarche que l’on prétend souvent foucaldienne. Ou alors, au contraire, on dissocie les biopouvoirs de la biopolitique (ce que fera en réalité Foucault, à la suite du cours de 1978-1979), on fait de cette dernière une affirmation de la puissance de la vie contre le pouvoir sur la vie, on localise dans la vie elle-même (dans la production d’affects et de langages, dans la coopération sociale, dans les corps et les désirs, dans l’invention de nouvelles formes de rapport à soi et aux autres, etc.) le lieu de création d’une nouvelle subjectivité qui se donnerait aussi comme moment de désassujettissement. Et Foucault de conclure, trois ans après ce cours sur la naissance de la biopolitique : « L’analyse, l’élaboration, la remise en cause des relations de pouvoir, et de l’ "agonisme" entre relations de pouvoir et intransitivité de la liberté, sont une tâche politique incessante (...), c’est même cela la tâche politique à toute existence sociale. »

Le choix est donc clair. La lecture de Foucault n’a jamais été plus loin de l’histoire de la philosophie et plus proche de nous, elle est à sa manière une prise de position éthique, c’est-à-dire aussi une nouvelle manière de penser le rapport au politique comme une ontologie.

Judith Revel
Philosophe


Naissance de la biopolitique, cours au Collège de France, 1978-1979,
édition établie par Michel Sennelart sous la direction de François Ewald et d’Alessandro Fontana.
Éditions Gallimard-Seuil, coll. « Hautes Études », 2004, 356 pages, 25 euros.