Origine : http://pasunblog.org/article.php3?id_article=13
Depuis l’invention du CD au début des années
80, aucune innovation technologique majeure n’est apparue
en provenance des industriels de la musique. Aujourd’hui,
l’écoute de musique au format mp3 est devenue courante
et ses échanges via les réseaux peer-to-peer (p2p)
se sont généralisés dans notre société
[1]. Alors que la majorité de leurs utilisateurs souhaiteraient
pouvoir continuer à bénéficier de ce formidable
jukebox planétaire tout en ayant la possibilité de
rémunérer les artistes qu’ils aiment, quelles
sont les propositions de l’industrie du disque ?
"AAAARRRRHH !!!" - un pirate
"—" par _hairplay - http://www.flickr.com/photos/_hairplay/28027081/
En vingt ans, la puissance et les capacités de stockage
des appareils numériques ont été multipliées
par plusieurs millions [2]. Dans le même intervalle de temps,
la capacité nominale d’une unité de stockage
de musique produite industriellement (un CD musical, pour appeler
un chat "un chat") n’a pas évolué
(74 à 80 minutes) et son prix n’a quasiment pas diminué
(environ 15 Euros en moyenne, pour 100-120 Francs à la fin
des années 80).
Force est de constater que le formidable doublement [3] des bénéfices
de l’industrie du disque enregistré entre les années
80 et 90 ne pouvait durer éternellement. Le CD étant
arrivé au bout de son cycle de vie à mesure que le
progrès technologique a creusé l’écart
entre les nouvelles habitudes de consommation de musique et l’offre
et du fait que la plupart des collections ont été
converties du vinyl au CD, comme à chaque évolution
qu’a connue l’industrie musicale, il était inéluctable
que les ventes se tassent. Elles se sont d’ailleurs déportées
vers d’autres dépenses : téléphonie mobile,
consoles, DVD, etc.
D’un autre côté, le réseau Internet est
par nature constitué d’ordinateurs dont l’évolution
très rapide suit le cours de la technologie. Les outils permettant
de distribuer des œuvres par le réseau ont donc tout
naturellement évolué à leur rythme au cours
de ces dernières années.
Les réseaux p2p présentent aujourd’hui la possibilité
d’accéder en quelques minutes à l’écoute
de dizaines de millions d’œuvres musicales de toutes
les époques, en provenance de tous les formats (CD, vinyls,
émissions de radio, vieilles et précieuses mixtapes,
voire même quelques antiques cylindres de cire !), et de tous
les genres musicaux que l’humanité a inventé
[4].
Les papys du disque
"Grandpa Listening In on the Wireless (network)" par Ososment
- http://flickr.com/photos/ososment/67911482/in/photostream/
Lorsque les industriels de la production de disques ont compris
l’ampleur de ce phénomène [5], leur première
réaction compréhensible a été la peur
panique, probablement similaire à celle qu’ils avaient
éprouvée lors de l’avènement du piano
mécanique, de la musique à la radio, de la cassette
audio, etc. [6].
Cela fait désormais 8 ans que Napster [7] est né,
6 ans qu’il est devenu un phénomène de société
et qu’après sa mort les réseaux p2p n’ont
cessé d’attirer à eux la plupart des internautes
mélomanes de la planète. Alors qu’aujourd’hui
les ventes de baladeurs et de téléphones mp3 explosent
[8] alors que le pouvoir d’achat des Français n’a
lui pas augmenté [9], les industriels semblent désormais
prêts à modifier la nature même de ces technologies
pour prolonger leur modèle économique obsolète
; un peu comme si les marchands de chevaux avaient forcé
l’attelage de deux bêtes à l’avant des
voitures après l’invention du moteur à explosion.
Les biens numériques sont, par opposition aux biens physiques,
caractérisés par leur non-rivalité (la consommation
du bien par un individu n’empêche pas sa consommation
par un autre, [10]), et leur non-exclusion (personne ne peut être
exclu de la consommation de ce bien). Ils se rapprochent par cela
de la définition du Ministère des Affaires Etrangères
des "biens communs" ou "biens publics".
Pour continuer à vendre des exemplaires d’œuvres
à l’unité, la seule solution est pour les industriels
de rétablir la rivalité et l’exclusivité
des copies qu’ils comptent vendre. Pour cela la solution envisagée
est l’intégration de dispositifs de contrôle
de l’usage (communément appelés "DRM"
[11]), barrières techniques empêchant toute utilisation
non autorisée d’un fichier donc d’une œuvre.
Ainsi, puisqu’il est impossible de prêter un exemplaire
à son voisin, celui-ci devra théoriquement acheter
le sien. Une œuvre captive de ces mesures techniques devient
à nouveau rivale et exclusive, donc rare.
Que firent les fabricants de bougie à l’invention de
l’ampoule ?
"Candle" par Zensel - http://flickr.com/photos/zensel/80893122/
Seulement voilà. La mise en place de ces mesures de contrôle
de l’usage implique nécessairement qu’un programme
d’ordinateur décide de ce que l’utilisateur a
le droit de faire avec une œuvre, et tout le reste lui est
interdit. Ainsi l’utilisateur d’un système numérique
est présumé coupable de contrefaçon à
chaque fois qu’il tentera de réaliser un acte, même
légitime, qui n’aurait pas été explicitement
autorisé à priori par le système : La technique
se substitue donc ici à la décision à posteriori
d’un juge, ce qui entraîne notamment :
- des entraves à la liberté d’utilisation des
œuvres : Dans un environnement numérique, chaque lecture
revient à faire une copie en mémoire [12]. Pour contrôler
la copie il devient donc indispensable de contrôler également
la lecture, ce qui revient à ajouter au droit d’auteur
un nouveau monopole exclusif : celui du "droit d’usage"
des œuvres. Ainsi, l’auteur ou son producteur peut décider
de qui aura le droit de lire une œuvre, et dans quelles conditions
(comme si une certaine marque de lunettes était imposée
pour lire certains livres), et donc de faire payer chaque lecture
(comme s’il fallait payer à chaque ouverture d’un
livre). Qui aura dans ces conditions accès à la culture
? Que deviendra cette culture "enfermée" ?
- des intrusions dans la sphère privée des consommateurs
[13] : Pour autoriser les lectures il faut nécessairement
savoir qui cherche à lire quelle œuvres. Ces autorisations
peuvent être accordées ou révoquées à
distance, au travers d’Internet. Où seront stockées
ces demandes d’autorisations, le nom des œuvres, et les
données personnelles qui y seront potentiellement associées
?
- des risques pour la sécurité des réseaux
d’ordinateurs : L’introduction à l’intérieur
de chaque système de logiciels destinés à retirer
à leur utilisateur le contrôle d’œuvres
légalement acquises peut avoir pour effet secondaire d’introduire
de graves failles de sécurité. Qui gèrera ces
risques, notamment dans les entreprises et les administrations ?
Quelles sont les implications en termes de souveraineté et
de sécurité nationale de la généralisation
de tels logiciels espions autorisant ou interdisant à distance
la lecture de documents ?
- un surcoût à l’achat des œuvres, car
il devient nécessaire de payer un intermédiaire supplémentaire
: le fournisseur des logiciels de contrôle d’usage.
Est-ce que les producteurs accepteront de rogner sur leur marges,
ou est-ce que ce sont les artistes et le public qui paieront ces
entreprises déjà extrêmement concentrées,
les aidant ainsi à renforcer leurs positions dominantes et
les abus qui en découlent (ventes liées de matériel,
de logiciel et d’œuvres, entraves à la libre concurrence,
etc.) ?
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Attention !
Soyons vigilants en achetant des produits culturels !
Les réactions du public et de certaines administrations
aux derniers exemples de tels dispositifs mis en place sur des CD
(les logiciels espions de Sony-BMG : XCP et Mediamax, ceux de Virgin,
etc. ayant pour but d’empêcher les copies numériques
des CD) semblent indiquer qu’ils ne sont pas à leur
goût. Il semble désormais acquis que la révélation
de l’existence de leur logiciel DRM espion "XCP"
et le tollé qu’elle a suscité auront finalement
causé une baisse des ventes de Sony-BMG.
Alors que de nombreux modèles économiques sont possibles,
basés non plus sur la rareté des copies d’œuvres,
mais sur la vente d’accès à des réseaux
de mise à disposition, et la vente de services à haute
valeur ajoutée : indexation, conseils, guides et programmations
personnalisées, etc., les industriels du disque semblent
persuadés que la seule solution pour eux consiste en une
addition de ces trois composantes suivantes :
- faire perdurer artificiellement la rareté des copies d’oeuvres
(initialement dûe à leur support physique et à
leur coût de production) dans un environnement numérique
où les œuvres sont dissociées de tout support,
non-rivales et non-exclusives.
- intenter des actions en justice pour intimider les internautes
et les décourager d’utiliser les outils technologiques
de leur temps, tout en influant sur les gouvernements pour qu’ils
instaurent des mesures répressives, comme la fameuse "riposte
gradueée" [14] chère notamment à Vivendi-Universal
et Renaud Donnedieu de Vabres. Ces intimidations ont pour but de
forcer les internautes à fréquenter les hypermarchés
en ligne de vente de musique enfermée dans des dispositifs
de contrôle d’usage [15].
- persuader le monde entier, à l’aide d’actions
de lobbying et de manipulation de "stars" internationales
comme Michel Sardou du bien fondé de leurs actions, par des
justifications morales mensongères dignes des pires propagandes
totalitaires ou McCarthystes : "télécharger c’est
comme voler", "échanger de la musique c’est
mal.", "télécharger nuit aux artistes"
.
Ce soir la "riposte graduée" vient diner !
"co0093" par Wermut - http://flickr.com/photos/mackarnessphotography/34945798/
Ces solutions, qui sont en totale contradiction avec les usages
socio-culturels et les outils technologiques de notre temps, seront-elles
une cause de plus à la crise structurelle que traverse l’industrie
du disque ? Ne nous inquiétons surtout pas ! L’industrie
se trouve incapable de s’adapter, et il lui suffit d’attribuer
cela au "piratage", au mépris des données
statistiques, économiques et sociologiques, ce qui justifie
d’aller encore plus loin dans cette logique de guerre qu’elle
semble décidée à mener contre son public.
Après tout si les hypermarchés en ligne de vente
de musique "DRMisée" étaient si efficaces,
y aurait-il besoin de forcer les utilisateurs à aller vers
eux à l’aide d’une législation répressive
? Le seul marketing, dont l’industrie se sert au moins autant
que du talent artistique, ne devrait-il pas largement suffire ?
Cette utopie du tout-DRM et son absurde protection juridique semblent
révélateurs des dommages économiques et sociaux-culturels
que l’industrie du disque est prête à infliger
à la société dans le seul but de prolonger
son modèle économique obsolète.
[1] 30 à 45% des internautes fréquentent les réseaux
p2p selon le Credoc
[2] Petit calcul idiot : En 1986 une disquette d’une capacité
de 128 Kilo-Octets (ko) soit 1/8ème d’un Mo Mega-octet
(Mo), donc 1/8.000ème de Giga-octet (Go), coûtait en
magasin environ 20 Francs (à vérifier). En prenant
pour référence 1€ = 5 Francs de l’époque
(un économiste pourrait-il donner de meilleurs taux d’ajustement
?), 1Go de l’époque coûtait 8.000€ . Aujourd’hui
un disque dur d’une capacité de 250 Giga-octets (soit
d’une capacité 2 millions de fois plus importante)
coûte 100€, soit 0.4€/Go. Le prix du stockage des
données numériques aurait donc été en
vingt ans divisé par vingt-mille (8.000/0.4 = 20.000).
[3] voir "Music Sales in the Age of File Sharing" E.Boorstin
- 2004 p.20
[4] Plusieurs milliers de titres de miami bass, funk electronique
du début des années 80, ancêtre du hiphop et
d’une bonne partie des musiques électroniques, sont
aujourd’hui disponibles sur certains réseaux, au milieu
des musiques ethniques et traditionnelles des cinq continents...
[5] ces réseaux n’étaient pas exclusivement
peuplés d’une bande de dangereux "pirates"
bandeau sur l’œil et épée au poing, mais
bel et bien d’une vaste majorité de musicophiles familiers
du réseau Internet
[6] voir à ce sujet l’excellente étude de Marc
Bourreau (Economiste, maitre de conférence à l’ENST,
Département EGSH / Department of Economics et CREST-LEI.)
et Benjamin Labarthe-Piol, "Le peer to peer et la crise de
l’industrie du disque : une perspective historique"
[7] Le tout premier logiciel de "peer to peer" inventé
par l’américain Shawn Fenning
[8] 500% pour l’année 2004, 166% pour 2005 pour les
baladeurs, 3217% en 2004 et 1449% en 2005 pour les téléphones
mp3 selon l’étude de l’Observatoire des Usages
Numériques : Les Marchés numériques de la musique
- 2005 p.10]
[9] Voir d’excellents chiffres à ce sujet
[10] lorsque j’obtiens une copie d’un document de quelqu’un,
je ne le prive pas de son document original, ce qui fait taire définitivement
le mensonge : "lorsque l’on télécharge
c’est comme si on volait dans un magasin !"
[11] "Digital Rights Management" ou "mesures techniques
de protection" dans la novlangue du disque
[12] copie dans la mémoire vive de l’ordinateur, de
sa carte video, ou de sa carte son ; ou dans la "mémoire
de travail" de tout appareil
[13] ...puisque pour l’Industrie et le Ministre de la Culture,
"le public" s’appelle "les consommateurs"...
[14] que F.Bayrou a qualifié au cours des débats
parlementaires entourant le projet de loi DADVSI de "police
privée de l’Internet"
[15] "les plateformes légales" comme les appellent
les industriels du disque par opposition aux "téléchargements
illégaux" (sic)
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