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« La pensée a des ailes. Nul ne peut arrêter son envol. »
Le Destin de Youssef Chahine

Le Destin de Youssef Chahine

http://www.fraternet.com/magazine/loi2204.htm

Youssef Chahine, cinéaste égyptien francophone qui a su dans toute son œuvre (35 longs métrages), se servir de ce moyen médiatique pour combattre l’intolérance sous toutes ses formes. Chahine : ... « pour vivre dans ce monde, il faut savoir aimer l’autre, et reconnaître que la différence est excessivement intéressante. Pour pouvoir reconnaître l’autre, il te faut d’abord apprendre une leçon fondamentale : ne commence jamais par la méfiance, mais donne la chance à l’autre d’entrer dans ton cœur. Ne mets pas d’écran devant les yeux, car c’est les yeux qui t’ouvrent le cœur. Dans tous les pays du monde, beaucoup "d’autres" sont devenus mes amis, comme je suis devenu leur ami. Il n’y a pas un être au monde qui n’ait pas une histoire intéressante. » « ... Est-il possible d'en arriver à dire : je ne connais pas l'autre, je ne veux pas le connaître, il ne m'intéresse pas ? Si je veux participer à ce mieux-vivre ensemble, je devais réaliser un tel film. La générosité est un mot clef de la culture arabe »

Après son film « L’Emigré » (1994), Youssef Chahine a connu les menaces et la censure des fondamentalistes musulmans. Il s’est retrouvé dans les mêmes conditions et les mêmes sentiments que le philosophe arabe Ibn Rushd dit Averroès. Chahine s’est inspiré de la vie d’Averroès né à Cordoue en 1126 et mort en exil à Marrakech en 1198 à qui on a voulu interdire de penser et dont on a brûlé les livres, ainsi que de l’Andalousie islamique du XIIème siècle, comme réponse à ses détracteurs et à l’extrémisme politique et religieux, « Tout le monde vous dit comment penser et on vous refuse ainsi un droit des plus élémentaires. »

Avec son dernier film « Le Destin » (Al Massir), il a voulu à la fois divertir et éclairer sur un sujet grave : le fanatisme et l’intégrisme. Ce film évoque la vie du philosophe Averroès dans le cadre de la civilisation andalouse du XIIème siècle. L’action se déroule principalement à Cordoue, carrefour des 3 cultures arabe, juive et chrétienne. Averroès est un juste, victime du fanatisme religieux ; il a été le premier médecin de la Cour en 1182 et commentateur d’Aristote. Il donne l’exemple d’un musulman à la fois très pieux et tolérant. Prestigieux philosophe, conseiller d'un Calife orgueilleux, en Andalousie, il se bat contre l'intégrisme qui conquiert les hommes pauvres de la province. Le pouvoir sera fragilisé quand l'un des fils du Calife se soumettra à ces fanatiques. Mais, aveuglé, le Calife el Mansour croira à une menace du philosophe et de ses adeptes et ordonnera l’autodafé de toutes ses oeuvres. Celui-ci sera inutile car des copies et des exemplaires seront sauvés par l’autre fils du Calife qui les déposera en Egypte après une chevauchée parsemée d’embûches et de dangers. Ce film pourrait se résumer à cette phrase : « La pensée a des ailes. Nul ne peut arrêter son envol. »

« Le Destin » (Al Massir) est un message d’espoir et un combat pour la tolérance qui est toujours d’actualité dans le monde musulman comme dans l’humanité toute entière.

Anne


Youssef Chahine " Son destin, on le forge soi-même. La vie n'est pas un accident. On choisit. J'ai fait mes choix. "
Par Nina Hayat et Amar Abdelkrim
Entretien avec Youssef Chahine

http://www.regards.fr/archives/1998/199802/199802inv01.html

De Bab el hadid au Destin, Youssef Chahine est l'exemple même du cinéaste engagé.

" Quand on est du tiers monde et qu'il y a encore un long chemin à faire vers la modernité, vers le réel d'aujourd'hui, on ne peut pas faire un film simplement pour divertir. Qu'il y ait du divertissement et que ce soit en même temps éducatif. Je ne peux pas me payer le luxe de simplement divertir les gens. Une de nos fonctions, c'est certainement de prendre position. On en a marre des opportunistes qui prétendent sauver le monde arabe et parler au nom du peuple. Moi, je ne parle pas au nom du peuple. Je parle au nom de quelqu'un qui est issu du peuple et qui ose dire de quoi nous avons besoin. On a besoin, par exemple, de syndicats. Nos syndicats que le pouvoir a presque totalement éradiqués, sont devenus des clubs. Comment savoir où sont les blessures de l'autre si tu lui enlèves son syndicat ? Qui va parler pour lui ? Eux, ils veulent être les seuls à parler en notre nom. Ce sont les monopolistes du pouvoir. Et les intégristes sont les monopolistes de Dieu. Il y a aussi d'autres monopolistes qui sont les monopolistes du savoir."

Youssef Chahine a toujours mis en scène les gens du peuple. Avec ceux qu'il appelle " les gosses de la Seine-Saint-Denis ", il s'est senti un peu chez lui. En terrain ami.

" Je me suis amusé comme un fou. Il y avait un tas de gosses. Et sans vouloir faire un cours de philosophie, car je suis avant tout un saltimbanque, je les ai trouvés amusants et j'ai voulu moi aussi les amuser. Je crois que ça a très bien marché. Ils étaient très jeunes. Ils méritent qu'on s'occupe un tout petit peu plus d'eux. Je déteste l'exclusion des jeunes et je ne crois pas à ce fameux conflit de générations. Nous vivons un même moment ensemble. Ils sont là. Qu'ils aient dix-huit ans et que j'en aie soixante-dix ne fait pas beaucoup de différence. Comment puis-je leur transmettre certaines de mes expériences sans qu'ils doivent nécessairement revivre mes expériences ? Si je peux leur éviter de passer par les tribulations que j'ai pu connaître ou au moins leur en parler, qu'ils sachent que je les ai connues, ça peut peut-être les aider."

Le Destin est un film contre l'intégrisme. Les massacres quotidiens en Algérie, qui font depuis des années la une des journaux, ont un peu occulté le fait que l'intégrisme est également très puissant en Egypte, où le tout premier mouvement des " Frères Musulmans " a vu le jour dès le début de ce siècle. Un mouvement qui reprend du poil de la bête depuis une dizaine d'années. En novembre dernier, les intégristes égyptiens ont à nouveau défrayé la chronique avec l'attentat sanglant de Louxor.

" Dans mon film Le Caire vu par Chahine, je posais la question: pourquoi devient-on intégriste ? Ce que je ressens, c'est que ça vient surtout de la misère. Je vois des régimes pourris, qui s'enrichissent avec une arrogance incroyable, en train de pousser les gens à devenir intégristes. Il ne faut pas se contenter de qualifier les gens d'intégristes, il faut dire le processus par lequel ils le deviennent et parler aussi du processus de ceux qui, par besoin de pouvoir, font des choses inimaginables comme les lavages de cerveaux. Il était prévisible que les intégristes n'allaient pas baisser les bras. Le hasard a voulu que le Destin soit programmé dans les salles juste au moment de l'attentat de Louxor et, donc, à un moment où tout le monde a envie de comprendre le phénomène de l'intégrisme. J'ai lu un tas de bouquins sur le lavage de cerveau. La question me touche beaucoup, parce que c'est arrivé à un de mes acteurs que j'adore, Mohsen Mohieddine, un acteur merveilleux. Aujourd'hui, il porte la barbe et est tombé dans le camp des intégristes avec la totale conviction d'être dans la vérité. Les intégristes savent pratiquer le lavage de cerveau avec science, en cherchant la faille chez les gens fragiles. Nous devons regarder cette " science " en face, la prendre en compte pour mesurer le danger qu'elle représente et ne pas courir le risque d'y tomber. C'est l'essence même du Destin."

On ne peut s'empêcher de penser à un film comme Ivan le Terrible dans la démarche qui consiste à parler du passé pour mieux dénoncer le présent.

" J'ai subi toutes sortes d'influences, peut-être aussi celle d'Eisenstein et j'en suis fier. La nécessité de faire un film historique pour parler du présent découle de la réalité. Quand on connaît la censure en Egypte, on peut dire que c'est un miracle que le Destin n'ait pas connu les tribulations qu'a subies mon précédent film, l'Emigré. Les intégristes, avec une violence incroyable, ont tout fait pour empêcher sa sortie. Cet avant-dernier film a été une leçon: je me suis battu pour qu'il y ait une nouvelle loi grâce à laquelle le premier venu n'est plus autorisé à interdire un film. De cette expérience négative est sortie quelque chose de positif qui servira à mes élèves et à tous ceux qui viendront après moi."

Le Destin est un hymne à l'amour, au plaisir, à la joie de vivre qui montre que les intégristes sont, par principe, opposés aux plaisirs de la vie. C'est un film optimiste. Il laisse espérer que les êtres humains, naturellement portés vers le bonheur, finiront par venir à bout de cette monstruosité de cette fin de vingtième siècle qu'est la barbarie intégriste. On a très envie de partager l'optimisme de Youssef Chahine.

" Il faut que tout le monde puisse goûter aux joies de la vie. Mon film ne dénonce pas seulement les intégristes, mais ceux qui les poussent, ceux qui sont de connivence avec eux et les utilisent. Les monopolistes du pouvoir ne pensent pas un instant aux gens. Pendant que le pouvoir accumule de l'argent, qu'advient-il de moi ? Moi aussi j'ai envie de bonheur. Chez n'importe quel être humain, même le plus simple, il existe le besoin de bonheur. Le bonheur, c'est son droit ! Or, on lui enlève ce droit, sur le plan économique ou sur celui de la liberté de penser. Mon film est une mise en accusation des régimes plutôt que des intégristes. Et il ne faut pas oublier non plus que les Américains ont armé les intégristes, comme, par exemple, en Afghanistan, quand ils étaient en guerre contre l'Union soviétique. Les pouvoirs sont en train de magouiller pour avoir le pouvoir et l'argent pendant que les peuples s'entre-tuent et qu'eux s'en moquent."

Dans le Destin, Youssef Chahine évoque Averroès, un philosophe qui était aussi mathématicien, physicien, qui maîtrisait la médecine, l'astrologie, la religion musulmane, etc. Le choix du personnage d'Averroès, homme de grande érudition, n'est pas fortuit. Pour Chahine, la lutte contre l'intégrisme passe " sans le moindre doute " par le savoir.

" Quand on observe les gens qui sont devenus intégristes, ce qu'on remarque le plus, c'est leur ignorance totale qui se greffe sur une sensibilité exacerbée et des complexes terribles. Sans la connaissance, ces gens sont plus vulnérables. C'est pour cela que je pense que le cinéma ne peut pas seulement être un langage de divertissement, mais qu'il doit aussi éduquer. Quand je lis un livre, ce n'est pas seulement pour passer le temps. J'ai envie de sortir d'un livre avec quelque chose en plus qui m'a fait du bien pour qu'à mon tour je puisse faire du bien aux autres.ça me paraît essentiel."

Le Destin se déroule au XIIe siècle, à une période où la pensée arabe rayonne sur l'Occident encore plongé en plein obscurantisme...

" C'était également essentiel que l'Occident, parfois un peu trop arrogant, sache qu'il n'a pas tout créé et que la connaissance est venue de très loin, de chez moi aussi, en Egypte. La connaissance n'a pas de nationalité, ni de religion. Elle est allée de l'un à l'autre, des Egyptiens aux Grecs, des Grecs aux Romains, etc. Grâce aux Arabes, la pensée libre s'est épanouie à travers les philosophes. Dans le monde arabe, on s'arrachait les livres. C'était un honneur d'avoir accès à la connaissance. A cette même époque, l'Occident vivait encore presque à l'état sauvage. Alors basta de dire que l'Occident a donné la civilisation aux Arabes ! Comme l'affirme Averroès lui-même dans sa Théorie de l'intellect, personne ne sort du néant. Ceux qui avaient la connaissance ont toujours dû lutter contre les ignorants et contre les intégristes et passer par des souffrances terribles pour la transmettre à d'autres. Il est temps de rappeler que ces gens-là avaient une grande valeur et de le rappeler même à certains Arabes qui ne connaissent pas leur propre histoire. S'ils apprenaient leur passé, s'ils savaient qu'ils ont eu une histoire riche, cela leur enlèverait peut-être l'envie de devenir intégristes."

Et si on transpose l'histoire dans le présent, le Destin est aussi une manière de remettre les pendules à l'heure dans un Occident où le racisme revient en force et où la tentation de l'amalgame conduit certains à confondre des notions comme Arabe, islam, islamisme. La tolérance, nous dit Chahine, est une valeur également partagée à travers le monde, y compris à travers le monde arabe.

" Avec mes films, j'essaie de contribuer à donner une arme aux gens pour qu'ils comprennent qu'ils n'obtiendront jamais rien dans une négociation quelconque s'ils ne discutent pas sur un pied d'égalité. Surtout quand ceux avec qui ils discutent ont des canons ou des armes atomiques et viennent leur dire en plus avec paternalisme: vous devez nous aimer ! Il faut qu'ils comprennent que s'ils nous regardent de haut, avec mépris, ils n'obtiendront rien de nous. Or, ils ont besoin de nous. C'est inévitable puisque nous vivons dans un même monde à une même période. Ce manque de modestie de la part de certains Occidentaux m'agace. Il ne sert à rien de tendre la main à l'autre si on le regarde avec arrogance. Si on veut tendre la main à quelqu'un, il faut l'AIMER ! Voilà un mot dont tout le monde a très peur. Mais qu'est-ce que c'est que l'amour ? C'est quelque chose de merveilleux et c'est même le seul moyen de cesser de vivre dans le Moyen Age électronique où nous nous trouvons et où des gens sont en train de s'entre-déchirer de la façon la plus barbare. Au lieu de construire ensemble, on est en train de détruire ensemble."

Le Destin, cela fait penser au Mektoub, au fameux fatalisme musulman: " telle était sa destinée ! " Mais, pour Youssef Chahine, l'homme doit être maître de son destin.

" Son destin, on le sculpte, on le forge soi-même, si on a de la personnalité et de la volonté. Ce n'est pas une fatalité que les Arabes se fassent avoir par l'Occident ou par Israël. Il y a quelque chose à faire et il faut réfléchir à ce qu'il faut faire. Sinon, il ne nous reste plus qu'à nous aplatir, qu'à accepter que l'Amérique prenne le droit de gérer le monde entier. Les Américains font aussi des choses géniales, mais il n'est pas question pour moi, en tant que réalisateur, par exemple, que Hollywood me donne des leçons et soit ma fatalité. Il y a beaucoup de connaissances et de savoirs que je peux puiser ailleurs et différemment. La fatalité, l'inévitable, je le refuse. C'est comme un accident. La vie n'est pas un accident. On fait des choix. J'ai fait mes choix. Je sais d'où vient le danger, je prends mes risques, comme tout le monde, mais je ne vis pas par accident. Une fois, dans un train, une Anglaise était assise en face de moi. Quatre ou cinq stations sont passées. Elle me regardait, je la lorgnais. Finalement, elle m'a dit: " On va rester comme ça comme des imbéciles à ne rien dire ? Toi, tu t'ennuies, moi, je m'ennuie, alors que j'ai très envie de savoir qui tu es. Je ne t'intéresse pas assez ? " On a commencé une conversation et les deux autres heures qui ont suivi ont été magnifiques, alors que, pendant le premier quart d'heure, je mourais d'ennui. Je me suis blâmé de ne pas avoir fait le premier pas."

Si le choix du personnage d'Averroès s'est imposé à Youssef Chahine, ne s'est-il pas un peu reconnu en lui ? On a brûlé les livres du premier et interdit les films du second.

" Comme Averroès, il me faut du courage pour créer. Ce qu'il a vécu, je l'ai vécu. On n'a pas seulement interdit mes films. J'ai été menacé. On m'a donné des gardes du corps. C'était infernal d'avoir des gens qui me suivaient tout le temps. Je les ai remerciés au bout de quelques jours. J'ai préféré prendre mes risques. J'étais dans les quartiers les plus difficiles et les plus sordides et je voyais beaucoup d'amour dans les yeux des gens. J'ai tourné dans ces quartiers, même s'il y avait des extrémistes. Ils ne représentent pas une quantité tellement affolante. Ce sont des gens qui ont de mauvaises idées. Mais si on les croit supérieurs et qu'on a peur d'eux, on ne pourra jamais dialoguer. Et c'est vrai qu'il y a de quoi avoir peur en ce moment, parce que les extrémistes sont devenus des criminels. On ne peut pas avoir à dialoguer avec les criminels. Mais c'est avoir du courage ou ne pas créer. Si je devais vivre dans une logique de la peur, je ne pourrais jamais rien faire. C'est la logique de la peur qui prévaut en ce moment en Israël. Les dirigeants israéliens vous parlent de paix, mais ils disent: nous voulons notre sécurité en premier lieu. Moi, je réponds: votre sécurité ne viendra pas si vous êtes entourés de gens qui vous haïssent parce qu'ils ont des raisons de vous haïr avec tout ce que vous avez détruit et que vous détruisez encore chez eux. Ils partent d'une philosophie qui ne peut aboutir ni à la paix, ni à la tranquillité et surtout pas à la sécurité, ou alors ils mentent. On n'a jamais la sécurité que quand on est entouré de gens qui vous aiment."

Pas d'engagement possible sans principes qui guident à la fois la création et la vie. Il en est que Youssef Chahine place au-dessus de tout, comme la transparence.

" Il faut être aussi honnête que possible comme metteur en scène et comme acteur. Je ne prends que des acteurs dont je suis sûr qu'ils sont totalement limpides, qu'il ne mentent pas. On ne triche pas avec le public. Alors, il faut être soi-même. Il y a des gens qui font du cinéma pour faire de l'argent. Ils veulent tout. Ils veulent la carrière, l'argent et même une vie privée très riche. Je ne crois pas qu'on puisse avoir les trois. Si l'on est engagé, on doit savoir qu'on va se retrouver assez pauvre parce que ce que l'on veut dire n'est pas nécessairement ce que les gens veulent entendre, surtout quand on les conforte dans des attitudes mentales comme dans les films américains où il y a une action, mais où le contenu n'a pas de sens."

Le cinéma égyptien a longtemps été le phare du monde arabe. L'industrie cinématographique égyptienne en était la plus florissante. Qu'en est-il aujourd'hui ?

" Elle est presque moribonde. Le pouvoir n'aime pas le cinéma. Il n'aime pas les cinéastes. Le pouvoir veut des domestiques et les cinéastes ne sont pas tellement faciles à domestiquer. Comme il veut monopoliser la pensée, la politique, les décisions, on les gêne. Les lois contre le cinéma sont tellement catastrophiques que, de quatre-vingts films, on est tombé à seize l'année passée, douze, probablement, cette année. Ce n'est plus une industrie, c'est de l'artisanat. Et comment, dans un pays où il n'y a pas beaucoup d'industries, où l'économie ne marche pas très bien, tuer une industrie existante qui rapporte des devises et qui est aussi une propagande extraordinaire pour la langue égyptienne, on finit même par être couronné à Cannes ? On dirait que nous sommes des brebis galeuses: on ne va pas refuser un prix à Cannes parce qu'on ne plaît pas au pouvoir ! Il aurait préféré que les prix reviennent à ses domestiques ? Si ça ne plaît pas au pouvoir, tant pis ! Nous aussi, on est là et c'est plutôt nous qui représentons ce qu'on pourrait appeler des idées libres et une vraie démocratie."


YOUSSEF CHAHINE s'imposait déjà dans les années 50, quand le cinéma égyptien connut ses heures de gloire.Aujourd'hui, il est toujours là dans son combat contre l'intolérance.Et chez lui, en Egypte, l'intolérance n'est pas seulement le fait des intégristes.S'il dénonce les fondamentalistes, il n'a pas de mots assez durs pour stigmatiser les tenants du pouvoir qui s'érigent en maîtres à penser et veulent réduire les créateurs au rang de " domestiques ".Les uns et les autres, remarque-t-il, vouent la même haine aux démocrates, dénonciateurs de leurs méfaits, qu'ils n'ont de cesse de bâillonner.Cette imbrication du politique et du religieux dans les pays musulmans constitue un des thèmes de son dernier film, le Destin.

Le citoyen Chahine

Prix internationaux, titres et récompenses en tout genre pleuvent depuis cinquante ans sur le réalisateur égyptien Youssef Chahine qui, peu sensible aux honneurs, continue inlassablement son combat contre l'intolérance d'où qu'elle vienne.Depuis le Fils du Nil (1951) jusqu'au Destin, sorti en salles en novembre dernier avec l'immédiat succès que l'on sait, Jo, comme l'appellent affectueusement ses amis, a réalisé quelque quarante films parmi lesquels les chefs-d'oeuvre que sont Gare centrale (1958), la Terre (1969), le Moineau (1979), le Sixième Jour (1973) et l'Emigré, son avant-dernier film, interdit par la censure égyptienne.Après le Grand Prix du 50e anniversaire du Festival de Cannes qui couronnait l'ensemble de son oeuvre, il s'est vu promu au rang de docteur honoris causa par l'Université Paris-VIII, en décembre dernier.A l'occasion d'une rétrospective Youssef Chahine à Bobigny dans le cadre des 8es Rencontres cinématographiques de la Seine-Saint-Denis, il fut fait citoyen d'honneur du département par le président du Conseil général, Robert Clément, le 24 novembre 1997.Modeste, Youssef Chahine réagit ainsi: " Ce qui me touche le plus, dans toutes ces distinctions, c'est d'être devenu un citoyen de la Seine-Saint-Denis."


Le Destin Youssef Chahine

http://pedagogie.ac-toulouse.fr/histgeo/eureka/eure0505.htm

Le Destin est d'abord un film contre le fanatisme d'aujourd'hui. Ce n'est pas un film historique.C'est pourtant un film avec palais, auberges ruelles, costumes médiévaux. En effet,, quatre ans après que son film L'Emigré ait été interdit par la censure islamiste,Youssef Chahine, cinéaste égyptien de 71 ans, né à Alexandrie d'un père d'origine syrienne et d'une mère d'origine grecque, marié à une Française, francophone, a voulu faire un film divertissant sur un sujet grave. Le héros du Destin, In Rush dit Averroès, philosophe arabe né à Cordoue en 1126, mort en exil à Marrakech en 1198, premier médecin de la Cour en 1182, exégète du Coran, commentateur d'Aristote, est un juste, victime du fanatisme religieux. Le lieu, c'est Cordoue, rayonnante alors des travaux de nombreux savants qui traduisent les oeuvres de l'Antiquité, riche de l'activité des Musulmans, des Juifs, des Chrétiens, des Gitans qui vivent joyeusement ensemble sous l'autorité des califes Almohades.

L'affiche du film montre des livres qu'on brûle. Elle indique le fil conducteur de l'histoire.Le film s'ouvre sur un bûcher, en France, où se consument un homme et les livres d'Averroès qu'il a traduits, et se ferme sur un autodafé des livres d 'Averroès, à Cordoue; celui-ci est inutile car des exemplaires ont été sauvés par le fils du calife qui les a déposés en Egypte après une périlleuse chevauchée. « La pensée a des ailes. Nul ne peut arrêter son envol » peut on alors lire sur l'écran. Des livres détruits aux livres sauvés, que de péripéties entre ces deux scènes !

La plus grande partie de l'histoire se déroule à Cordoue autour de trois personnages. D'abord Averroès, un sage, érudit, chaleureux, généreux, bon vivant; puis le calife E1 Mansour, sorte de despote éclairé, orgueilleux, chagriné par ses deux fils, d'une très grande beauté, dont l'un ne pense qu'à la philosophie, l'autre à la danse et à l'arnour d'une gitane; enfin le cheikh Riad chef d'une secte de fanatiques qui veut ligoter la société andalouse par une application rigoriste du Coran. Le film est construit sur 1' affrontement entre les obscurantistes qui veulent s'emparer du pouvoir par tous les moyens, et les stratagèmes des amis d'Averroès pour sauver ses livres et leur conception de la vie fondée sur la connaissance, la tolérance, le partage et l'amour. Chahine est engagé auprès de son héros dans un combat contre tous les intégrismes. L'idée du film est d'ailleurs enracinée dans la réalité de l'Egypte actuelle. L'acteur Hani Salama, interprète du fils cadet du calife a été fanatisé par une secte. « En trois séances il était devenu un zombie. Je me suis plongée dans les études sur le fonctionnement des sectes, sur le lavage de cerveau. Et avec l'aide d'amis, j'ai entrepris de le sortir de cet état. Le scénario du Destin est né de cette expérience. Mon film attaque les puissants qui veulent contrôler la pensée, ce qui est le cas dans mon pays » .

Il faut donc bien expliquer aux élèves le projet du cinéaste pourqu'ils n'imaginent pas que la Cordoue hollywoodienne de Chahine est celle du douzième siècle. Travailler sur le texte du film est possible; il est disponible dans la collection Petite Bibliothèque des Cahiers du cinéma . Il faut d'autre part préparer les élèves aux mélanges des genres qui peut les dérouter ...et les séduire. Le film est à la fois un western( sauvetage du fils du calife ), un film inspiré par Alexandre Dumas ( chevauchée du fils aîné pour sauver les livres ), une comédie musicale, un péplum, une comédie de Shakespeare avec les va et vient entre palais et cabaret. Chahine a réussit son pari, distraire et éduquer. « S'il y a un message dans le Destin, c'est celui-là: il faut se lancer dans la bataille.Averroès incarne ce que je prône depuis toujours: I'ouverture vers l'autre »

Youssef Chahine, interview à Télérama, 15 octobre 1997.